AccueilTravail, emplois et identités des cheminots à l'épreuve des politiques de restructuration

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Travail, emplois et identités des cheminots à l'épreuve des politiques de restructuration

Work, employment and railwayworker identities and the challenge of restructuring policies

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Publié le mercredi 30 juillet 2014

Résumé

Le colloque international (17 et 18 décembre 2014 à Rabat, Maroc) tentera de faire un état des lieux des études et des recherches sur les statuts, les identittés professionnelles des cheminots face aux politiques de restructuration. L'objectif est d'avancer des comparaisons internationales au Nord comme au Sud en vue d'apprécier les différentes formes et logiques d'action qui ont caractérisé le secteur des chemins de fer depuis les premières tentatives.

Annonce

Argumentaire

De longue date, dans la plupart des pays, les personnels des exploitations ferroviaires, qu’elles soient privées ou publiques, bénéficient de règles sociales spécifiques. Elles s’expliquent par l’activité professionnelle, en particulier par les contraintes des « roulants » (conducteurs de trains et contrôleurs), mais aussi par celles des aiguilleurs, des agents des triages, et de bien d’autres salariés. Ces sujétions nécessitent une organisation du temps de travail complexe du fait d’une activité continue, 365 jours par an et 24heures sur 24. Pour les roulants, dans la plupart des pays, la taille des réseaux implique par exemple des « découchés » (des « repos hors résidence ») qui appellent une réglementation que la législation ordinaire du travail, qui était essentiellement généraliste, ne pouvait que difficilement prévoir. On notera aussi que la situation conventionnelle de certains métiers s’est parfois progressivement étendue à toutes les catégories des travailleurs du rail, c’est-à-dire aussi aux personnels commerciaux, de maintenance dans les ateliers ou sur les voies, à l’encadrement, etc. Cette particularité qu’est l’intégration cheminote remonte dans bien des cas au XIXe siècle, c’est en tout cas vrai pour la France. La spécificité cheminote est en rapport avec le service public(ou la « mission de service public ») assignée aux compagnies ferroviaires. Cette fonction exige coordination entre les métiers, continuité et sécurité des transports. Il était impensable d’atteindre ces deux objectifs sans pouvoir s’appuyer sur une main d’oeuvre de confiance en lui donnant des contreparties significatives au dévouement qui était attendu d’elle en toutes circonstances (incidents et accidents, graves intempéries, retards significatifs, etc.). L’Etat, au-delà de la couleur politique des équipes gouvernementales qui en assuraient la gestion, faisait aussi pression dans ce sens. Les luttes cheminotes ont également contribué à profiler dans beaucoup d’espaces nationaux l’émergence d’une conception plus ou moins poussée du « service public ferroviaire » avec une situation correspondante pour les personnels. En France, les cheminots des grands réseaux ont bénéficié d’un statut commun à partir de 1920(en vigueur depuis 1912 dans le réseau de l’Etat) près de deux décennies avant la prise de contrôle de l’essentiel de l’exploitation ferroviaire par la puissance publique, alors que la plupart des travailleurs du rail de cette époque étaient salariés de compagnies privées.

Toutefois, un régime plus ou moins partagé par l’ensemble des travailleurs du rail d’un État-Nation n’est pas une norme universelle, y compris dans le cadre d’un opérateur historique.

Ainsi en Argentine, lors de la création des Ferrocarriles Argentinos en 1948-1949, quatre conventions collectives correspondaient à autant « métiers » ferroviaires essentiels (conducteurs de trains, personnels affectés à la signalisation, personnel administratif et de direction et personnel des ateliers). Cette situation se transformera en 1993-1995 avec la privatisation. Nos premières investigations montrent que sur le plan historique de grandes tendances se laissent percevoir et qui suggèrent quatre hypothèses :

  1. En général, après une prolifération d’initiatives caractéristiques des premières décennies du chemin de fer, celui-ci a généralement évolué vers une certaine homogénéisation à l’intérieur de chaque espace national.
  2. Néanmoins, il est rare qu’on ait assisté à une simplification totale de la situation des réseaux et donc de la situation du monde cheminot d’un pays donné.
  3. Les phases de restructurations intenses dans lesquelles sont entrés nombre de réseaux dans le monde, auraient plutôt tendance à réintroduire de l’hétérogénéisation (nationale et internationale).
  4. A chaque grande phase de composition, décomposition et recomposition du secteur ferroviaire, des tendances contraires se laissent percevoir.

Le colloque international auquel nous appelons a pour objet de permettre de confronter nos analyses sur les restructurations en cours dans le secteur (d’un point de vue diachronique ou synchronique). Il le fera sous l’angle de la situation du travail, de l’emploi, des carrières et de l’identité des travailleurs du rail dans une acception large, c’est-à-dire qu’ils soient ou non reconnus comme tels.

Les contributions attendues pourront relever des différentes sciences de l’homme et de la société : sociologie (du travail, de l’emploi, des relations professionnelles, de l’économie, du droit, etc.), histoire (sociale, économique, industrielle, etc.), économie du travail, science politique, etc.

Nous considérons que dans le cadre d’une ou plusieurs de ces disciplines, une recherche par pays est parfaitement légitime et même nécessaire. Le colloque que nous organisons a cependant une ambition plus importante puisqu’il s’agit de s’efforcer de comparer les dynamiques à l’oeuvre.

Cette comparaison peut s’opérer sur différents plans qu’on distinguera pour des raisons analytiques mais qui s’interpénètrent fréquemment.

On peut s’intéresser aux règles formelles qui structurent les relations de travail

- Dans leur diversité passé et présente, quelles sont les caractéristiques juridiques et formelles des règles qui structuraient et structurent le travail (statut de fonctionnaire, statut du cheminot « à la française », convention collective de métier, de branche ou d’entreprise) ?

On peut s’intéresser aux logiques processuelles

Quelle est l’histoire de ces règles, de leur émergence à leur maturité ? Quand et dans quelles circonstances ont elles vu le jour, en réponse à quels problèmes, quels acteurs essentiels les ont construites et avec quels résultats ? Qui sont aujourd’hui leurs contempteurs et avec quels arguments et quelle audience ? Quel est la dynamique des argumentaires et de l’audience qu’ils rencontrent ? A quelles épreuves de force ces controverses donnent-elles jour et sur quelles arènes ? Comment les Etats et les intérêts économiques se situent-ils sur la scène publique et dans quels cénacles par rapport à ces questions ? Comment se déroule le cycle conflit / négociation autour des conventions collectives en cours ou en gestation ? Comment se recompose le monde syndical, son audience, son rapport à ses électeurs et à ses militants, comment s’oriente-t-il ou se réoriente-t-il dans le paysage d’un ferroviaire mondialisé ? Les organisations syndicales manifestent-elles le souci de se coordonner au niveau régional (Europe, Amérique latine, etc.) et quelles relations entretiennent-elles avec les acteurs patronaux et les instances supranationales ? Qu’en est-il du patronat ferroviaire public ou privé, des organisations professionnelles dont il se dote ? Quel lobbying exerce-t-il ?

On peut s’intéresser aux règles de contenu

- Quel est le contenu de ces textes sur le plan des conditions de recrutement, de classifications, des règles de rémunération, de formation, de promotion, de conditions de travail, de protection sociale, de prévention en matière de santé et de médecine du travail, de retraites ?

Que prévoient ces textes, en matière de représentation du personnel, de conflits collectifs, de négociation collective, d’arbitrage ?

- Quelles sont leurs dispositions sur le plan de la discipline au travail, de la protection contre l’arbitraire, des voies de recours ?

- A-t-on constaté comme en Argentine, au Mexique et désormais en France, des plans d’incitation au départ anticipé des cheminots ? Quelles en ont été les modalités ? S’agissait-il de réduire le nombre de salariés ou de remplacer les salariés protégés et anciens par de nouvelles recrues, aux salaires moins élevés et aux avantages sociaux plus incertains ?

Qu'en est-il de la transformation de la morphologie des cheminots. - On peut se poser des questions sur la transformation des profils sociologiques des personnels travaillant dans le ferroviaire. Qu’en est-il du recrutement de type héréditaire ou endogame, longtemps et souvent privilégié par les dirigeants, recrutements qui ont été les vecteurs et le support d’une « culture cheminote » spécifique, favorisant un certain sentiment corporatif et relativement isolée du monde du travail extérieur aux chemins de fer ?

- Les voies d’accès aux postes de direction et d’encadrement de différents niveaux se transforment-elles ? Les marchés du travail fermés demeurent-ils prégnants ou ont-ils tendance à se recomposer dans le sens de leur ouverture ?

La féminisation des emplois cheminots s’observe-t-elle dans les différents pays ? En France par exemple, les femmes ont longtemps été peu nombreuses parmi les agents du rail, assignées à des postes de bureau spécifiques ou à garder les passages à niveau... Dans quelle mesure, l’évolution des métiers, leur intellectualisation (ventes, marketing, gestion), leur caractère moins physiques car de plus en plus automatisés (postes d’aiguillage, pilotage des trains) facilite-t-il ou non l’accès des femmes à tous les services et étages hiérarchiques, tels que le contrôle des voyageurs, la police ferroviaire, ou les postes de direction ?

- On pourra aussi s’interroger sur le maintien ou la transformation des discriminations qui touchent certaines autres catégories de salariés en fonction de la nationalité, de l’âge, etc.

En arrière-plan de ce colloque se pose la question de savoir si dans un espace géographique donné (pays, continent, etc.) peuvent s’observer des logiques convergentes que DiMaggio et Powell (1991) nomment isomorphisme, ou bien assiste-t-on à un hétéromorphisme croissant voire à des logiques plus browniennes ? 

Modalités de proposition d’une communication

Les propositions de communication (2000 caractères maximum avec bibliographie) indiqueront le NOM et le prénom, la discipline d’appartenance de l’auteur et son institution de rattachement.

Elles seront adressées jusqu’au

30 septembre 2014

à « ferinterfrance@gmail.com » et en CC aux coordonnateurs du colloque Marnix DRESSEN « marnix.dressen@uvsq.fr » et Youssef SADIK « youssefsadik@gmail.com». Le comité d’organisation en accusera réception et communiquera sa réponse le 20 octobre au plus tard. Une fois leur principe accepté, les communications rédigées devront être envoyées pour le 30 novembre 2014.

Le colloque aura lieu les 17 et 18 décembre 2014 à Rabat (Maroc)

Comité scientifique

  • AMIRI Saida (psychologue du travail, Université Mohammed V – Rabat, Maroc), ABEL Audrey (gestion, IAE, Université Paris II, France),
  • BESSE Isabelle (sociologue, UMR CNRS « Printemps », France),
  • BETTACHE Mustapha (Relations industrielles, Université Laval à Québec),
  • BOUKHARI Sanae (gestion, Université Mohammed V – Rabat, Maroc),
  • CHAMPIN Hervé (sociologue, ENS Cachan / UMR CNRS « IDHE », France),
  • de BONY Jacqueline (sociologue, UMR CNRS « LISE », France),
  • DAHAN-SELTZER Geneviève (sociologue, Sciences Po, Paris, UMR CNRS « LISE », France),
  • DRESSEN Marnix (sociologue, UVSQ / UMR CNRS « Printemps », France),
  • DUHALDE Santiago (sociologue, CONICET, Argentine),
  • FINEZ Jean (sociologue, Université Lille 1, UMR CNRS « Clersé », France),
  • GOBIN Corinne (politiste, GRAID, FNRS à l’ULB, Belgique),
  • GRESSEL Reinhard (sociologue, IFSTTAR, France),
  • KAMDEM Emmanuel (gestion, Douala, Cameroun),
  • KAWAZOE Hiroko (anthropologue, Université Shoin, Japon),
  • KUBIAK Julien (sociologue, UMR CNRS « Printemps », France),
  • LABARI Brahim (sociologue, Université Ibn Zohr, Agadir, Maroc),
  • LARGIER Alexandre (sociologue, SNCF, France),
  • MAHIEUX Christian (cheminot retraité, syndicaliste, France),
  • MAURICE Julie (historienne, SNCF, Ecole des Chartes, Université Paris IV, France),
  • PETIT-DUTAILLIS Laurent (gestionnaire, ISC, Paris, France),
  • PORTILLO José R. (historien et politiste, CEMCA-UMIFRE-CNRS et IPN-ESE-MEXIQUE).
  • RASCOVAN Alejandro (sociologue, UBA, Argentine),
  • RIBEILL Georges (historien, Revue
  • Historail, France), SADIK Youssef (sociologue, Université Mohammed V – Rabat, Maroc),
  • SAIF BELHAJ Rachid (psychologue du travail, Université Mohammed V – Rabat, Maroc),
  • THIBAULT Martin (sociologue, Université de Limoges/GRESCO, France).

Argument du colloque

Nous développons ci-dessous, les éléments annoncés en introduction de l’appel.
Nos premières investigations montrent que sur le plan historique des tendances principales (souvent accompagnées de courants contraires) se laissent percevoir. On peut schématiquement leur attribuer trois grandes caractéristiques :
a) Un processus historique d'homogénéisation des conditions nationales
b) La subsistance d'une hétérogénéité des conditions nationales
c) Une accentuation de l’hétérogénéité intranationale avec la libéralisation.


1. Homogénéisation des conditions nationales
La plupart des Etats à travers le monde ont mis en place à un moment ou à un autre, des opérateurs ferroviaires stables, devenus « historiques » par leur ancienneté, qui se sont plus ou moins approchés d’un monopole public. Les Etats-Unis font figure d’exception significative. A la fin des années 1940, on y dénombrait encore 700 compagnies (par absorptions successives des 6 000 qu’avaient compté le territoire) (Peyret, 1949, p. 159)2 et elles sont à ce jour encore au nombre de sept (une seule – Amtrak - étant dédiée aux voyageurs). A peu près partout ailleurs, lors de la constitution des opérateurs historiques par intégration de tout ou partie des compagnies privées3 et selon des logiques capitalistiques4 et des temporalités très variables d’un pays à l’autre5, les cheminots de différentes origines ont bénéficié d’un cadre réglementaire commun. Ça a aussi été le cas des cheminots dans les anciennes colonies ou dans les protectorats français avant leur indépendance puis après celle-ci, parfois avec un temps de retard comme ça a été le cas au Maroc. Au Mexique, l’Etat a confié en 1938 au syndicat des cheminots la gestion de la plus grande partie du réseau, soit un an après l’expropriation de la majeure partie des compagnies privées (Peyret, 1949, p. 159).
La constitution des opérateurs historiques s’est donc généralement traduite par une homogénéisation intranationale plus ou moins accentuée de la condition des cheminots quelle que soit la diversité de leurs employeurs à l’origine. Mais d’un pays à l’autre, celles-ci étaient variables et relevaient d’un cadre juridique différent. Ainsi au Mexique, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Autriche(mais pas aux Pays-Bas, contrairement aux postiers), les cheminots ont été intégrés à la fonction publique et sont devenus pleinement fonctionnaires6.En Allemagne, avant 1914, tous les  réseaux de l’Empire allemand, privés ou publics (dont celui de Prusse, réseau d’Etat le plus important) divisaient leur personnel en trois grandes catégories : 1) fonctionnaires (supérieurs, moyens, subalternes) et employés commissionnés (figurant tous au budget des Etats, avec garantie de l’emploi) ; 2. à leur côté, travaillaient des employés « non commissionnés » ou « auxiliaires » et3. des ouvriers, ces deux dernières catégories étant régies par un contrat privé de travail. On retrouve ces catégories dans les quatre grandes fonctions : Administration / Exploitation / Voie/Matériel et traction.

Dans nombre d’autres pays, au temps des monopoles, les cheminots ont bénéficié d’une convention collective de travail pour l’ensemble de l’entreprise monopolistique ou d’une convention par métier au sein de cette même entreprise (cas de l’Argentine). Au Mexique, jusqu’à la privatisation de FNM (Ferrocarriles Nacionales de México) dans les années 1990, les salariés de l’entreprise relevaient d’une convention collective, qui permettait l’obtention d’un contrat à vie au bout de six mois d’exercice (situation générale à la fonction publique du pays). En France, de 1920 à 1938, puis à partir de 1950, les cheminots ont relevé d’un « statut », « le statut du cheminot », cadre juridique qui en droit n’est pas négocié mais octroyé par l’Etat (à la différence d’une convention collective de travail qui, elle, est négociée et a aussi force de loi). Entre temps (de 1938 à 1950), les cheminots français étaient couverts par une convention collective nationale. En Espagne, les chemins de fer à voies larges ont été nationalisés en 1941 par la création d’un monopole d’Etat dénommé RENFE (Red Nacional de los Ferrocariles Españols) et les cheminots se sont vus imposer une convention collective nationale à partir de 1977.

2. Hétérogénéité des conditions nationales
L’exploitation de toutes les parties de réseaux et donc de tous les salariés qui y travaillent, n’a pas systématiquement été absorbée par l’opérateur historique. En d’autres termes on a rarement eu à faire à un monopole absolu, des compagnies privées plus ou moins puissantes ou la gestion d’un réseau particulier coexistant avec la compagnie nationale majeure (cas du Mexique, de l’Espagne, de l'Allemagne et de la France). Cela nous intéresse ici puisque, dans la plupart des cas, les personnels des sociétés marginales étaient soumis à des règles différentes voire très différentes de celles des compagnies sous tutelle étatique. Dans les pays comme la France, où un opérateur historique structurant a existé pendant des décennies, la totalité des personnels travaillant dans le secteur ferroviaire n’a jamais bénéficié des protections dominantes. Un volant de main d’oeuvre moins protégé « auxiliaires », devenus des « contractuels », dits « PS 25 » puis « RH 924 » (dénomination administrative du règlement SNCF qui les régit) coexiste encore actuellement avec le coeur du salariat cheminot. On notera aussi que lors de la fondation de la SNCF en 1937-1938, tous les travailleurs du rail n’ont pas été couverts par la même convention collective. En effet, la prise de contrôle par l’Etat n’a concerné que les « lignes d’intérêt général » de cinq grandes compagnies privées et de deux réseaux d’Etat7. Ainsi étaient laissés de côté, les personnels de petites compagnies d’intérêt général (dont jusqu’à nos jours les Chemins de fer de Provence) et celui des « voies ferrées d’intérêt local » (concessions ou régies départementales). A partir de 1974, ces « petits cheminots » ont bénéficié de leur propre convention collective, moins avantageuse du point de vue des salariés concernés que le « statut des cheminots » intervenu entre temps.

On notera aussi que dès sa création, la SNCF a contrôlé des filiales (transport routier de voyageurs ou de marchandises), « héritées » des grandes compagnies ferroviaires privées, dont la gestion du personnel, par définition, dépendait d’autres règles. Il en est de même pour les secteurs externalisés, certains depuis longtemps (restauration ferroviaire, nettoyage des rames ou des gares par exemple), d’autres plus récemment (des services en gare, l’informatique, etc.). La situation des Pays-Bas, offre depuis le XIXe siècle un visage atypique. L’Etat a fini en 1948 par prendre le contrôle sous forme d’un duopole de la presque totalité du capital des deux grandes compagnies qui se partageaient le trafic. Mais l’Etat s’est toujours refusé à administrer lui-même ces sociétés gérées selon les principes du droit privé.
Dans tels autres espaces nationaux, des événements historiques majeurs ont aussi eu pour effet de multiplier les segmentations internes au corps des cheminots. Ainsi le cas allemand montre des tendances successives contradictoires avec la partition de l’Allemagne en 1945. Deux compagnies ont vu le jour après la chute du IIIe Reich : à l’Est, la Reichsbahn et à l’Ouest, la Deutsche Bundesbahn avec pour leurs personnels respectifs des statuts de fonctionnaires distincts. Avec la réunification des années 1990, les cheminots de la République démocratique allemande ont été intégrés à la Deutsche Bundesbahn (DB) sous le statut d’employé de service public. En 1994, la DB est devenue une société de droit privé, la Deutsche Bahn; et si les anciens fonctionnaires ont gardé leur « statut » public, ce dernier n’a pas concerné les nouveaux recrutés, réintroduisant un clivage. Au Luxembourg, les chemins de fer ont aussi connu une histoire à rebondissements. La Compagnie Guillaume-Luxembourg, société anonyme à capitaux français, a été exploitée par la Compagnie des Chemins de fer de l’Est, à partir de 1857. Elle sera ensuite gérée par l’Empire Allemand. Au lendemain de la Première guerre mondiale, sa gestion sera confiée à l’Etat français comme le réseau de Moselle et d’Alsace, les Chemins de fer de l’Est refusant d’en reprendre la gestion. En 1946, elle gagnera une relative indépendance avec la création de la CFL (Société Nationale des Chemins de fer Luxembourgeois).En Roumanie, les CFR (Căile Ferate Române) créés en 1880, sont restructurés en 1998 et fragmentés en quatre entités : voyageurs, fret, trains touristiques, gestionnaire d’infrastructure.
Mais les ruptures historiques peuvent aussi avoir eu l’effet inverse. Ainsi au Maroc, l’indépendance en 1956 s’est traduite quelques années plus tard par une intégration progressive des quatre principales compagnies qui se partageaient le trafic du temps du protectorat (et qui toutes étaient contrôlées par des puissances économiques françaises ou espagnoles)8.

3. Accentuation de l’hétérogénéisation intranationale avec la libéralisation

Présente dès l’origine, la segmentation des situations des personnels ferroviaires s’est généralement accrue avec le démantèlement des opérateurs historiques (cas de l’Argentine, du Japon, de la Suisse, et de la Roumanie) ou tout simplement par l’introduction de la sous-traitance qui caractérise la phase de globalisation dans laquelle entrent progressivement les économies nationales dans le dernier tiers du XXe siècle. Les opérations de filialisation qui, en France par exemple, émergent dans les années 1970, s’accentuent au fil des décennies. Sous ses différentes modalités, l’externalisation n’a pas manqué de multiplier les règles spécifiques, toujours ou presque en retrait par rapport à celles qui prévalaient chez le donneur d’ordre (c’est même la raison principale du développement de l’externalisation dans les différentes branches d’activités socio-économiques). L’essentiel du nettoyage et du gardiennage, de la restauration dans les trains et de plus en plus l’accueil, la vente des titres de transport et les services informatiques, sont assurés par des sociétés privées.

Le plus souvent, la séparation du gestionnaire d’infrastructure et de l’exploitant, comme c’est le cas en Suède depuis 1988 et en France depuis 1997, a également mis à mal la relative homogénéité des conditions du travail, de l’emploi et l’identité commune du monde des cheminots.
Les vagues de privatisation par fragmentation ont elles aussi eu pour effet de diversifier les règles régissant le travail. Ainsi en Argentine, après 1993-1995, les conventions collectives par métier ont cessé d’être négociées au niveau national par un seul opérateur pour l'être désormais par chacune des entreprises (il y en a désormais huit) et par chacun des quatre syndicats professionnels pour leur propre compte. En Suisse existent désormais quatre conventions collectives de travail. Deux concernent les Chemins de fer fédéraux (une pour les activités voyageurs, l’autre pour le transport de marchandises), une pour les personnels de BLS (deuxième opérateur après les Chemins de fer fédéraux) et une autre encore pour le personnel de Rhätische Bahn. D’autres conventions collectives régionales de moindre importance existent aussi. Aux Pays Bas, NS (Nederlandse Spoorwegen), l’ancien opérateur historique, est passé d’un statut semi-privé à un statut privé en 1995. L’infrastructure et l’exploitation disposent de conventions collectives propres (CAO : Collectieve Arbeid Overeenkomst) dont la durée de validité est de deux ans (2013-2015).
Après le démantèlement des opérateurs historiques, se perçoivent parfois des efforts pour recréer des accords collectifs partagés. En Roumanie, existe désormais au niveau national un contrat collectif de travail basé sur une loi de 2011 dite « du dialogue social ». Long de 100 pages, sa validité s’étend sur deux ans (2012-2014). En France, les opérateurs privés de transport ferroviaire de fret se sont lancés dans la négociation d’une convention collective qui n’a abouti presque huit ans plus tard qu’à des accords de branche. En 2014, l’Etat a relancé une nouvelle négociation. Son contenu (niveau de protection donné aux ayants-droits) et son champ d’application (concernera-t-il seulement les entreprises de transport ferroviaire au sens strict ou plus largement toutes les entreprises du secteur y compris donc les sous-traitantes du nettoyage, gardiennage, restauration, etc.) sont des enjeux de lutte entre organisations syndicales et patronales. Ce bras de fer se déroule dans un contexte idéologique exacerbé. Depuis des décennies, de nombreuses voix cherchent à disqualifier le « statut des cheminots » de la SNCF en le décrivant comme désuet ou inadapté à notre nouvelle modernité. Et de fait, de longue date, la proportion de cheminots qui échappe aux avantages et protections qu’il offre ne cesse de grandir. Cela peut résulter des restructurations internes (sous-traitance, création de filiales qui auto concurrencent l’opérateur historique dans le fret et apparition de filiales comme Eurostar, par exemple) ou de décisions prises par l’Etat (création du gestionnaire d’infrastructure, RFF, en 1997, distinct de la SNCF).En Allemagne, la privatisation de l’opérateur historique, en 1994, a eu pour conséquence que les cheminots fonctionnaires ont été transférés à une agence gouvernementale gestionnaire du « patrimoine » de l'ancienne Bundesbahn, agence qui met à disposition de la nouvelle société de droit privée Deutsche Bahn ces quelques 38 000 cheminots fonctionnaires. Les nouvelles embauches se font désormais sous statut privé. Cette rétraction des dispositions les plus protectrices peut aussi être le fruit des injonctions de la commission européenne et de son souci de faciliter le jeu de nouveaux entrants qui viennent concurrencer les opérateurs nationaux sur leur territoire historique. Parfois, ces nouveaux entrants sont des filiales d’opérateurs historiques étrangers. Ainsi, la DB concurrence la SNCF en France mais celle-ci fait de même et certaines de son milliers de filiales multimodales interviennent en Allemagne (et d’ailleurs sur tous les continents).

La libéralisation du rail en Europe mais aussi en Amérique latine a complexifié les situations, soit parce que les opérateurs historiques ont été dépecés et vendus « par appartements » (cas japonais à partir de 1987, cas britannique à la suite du Railway Bill de 1993, cas argentin à partir de 1993-1995), soit parce qu’à leurs côtés des opérateurs privés, « nouveaux entrants », ont été invités à leur disputer des parts de marché (cas italien, français, allemand).
Ainsi, dans plusieurs Etats-nation, le corps des travailleurs du chemin de fer a connu de nouvelles lignes de clivage. Clivages avec l’opérateur historique là où il existe encore, certes, mais aussi éventuellement entre compagnies privées qui ne se réfèrent pas (pas exactement ?) aux mêmes règles, comme en Argentine. Ainsi en France, l’accord de branche sur le temps de travail dans le ferroviaire privé (octobre 2008) prévoit la possibilité de négocier des accords d’entreprise qui ont pour effet d’hétérogénéiser la condition des cheminots entre opérateurs privés.
Les tendances à la diversification ne sont toutefois pas univoques. Au Mexique, en 1987, le gouvernement fusionna les cinq entreprises ferroviaires régionales de nature publique « empresas hermanas », avec« Ferrocarriles Nacionales de México » (FNM), entreprise publique.

En guise de conclusion
Ce rapide survol montre que si l’on adopte un point de vue supranational, aucune des périodes historiques qui permettent de découper la situation sociale des travailleurs du rail, n’est homogène. En général une tendance principale est bien décelable, par exemple celle de la constitution des monopoles historiques jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux. Cette période est cependant très longue. Ainsi la vague de constitution des premiers monopoles nationaux commence semble-t-il à partir de 1877 (en Autriche-Hongrie) et se termine après-guerre (en 1947 en Argentine et en 1948-1949 en Turquie), sans qu’il y ait nécessairement de cause à effet entre la Deuxième guerre mondiale et ces événements. Evoquons aussi la situation des anciennes colonies et anciens protectorats français qui prennent le contrôle de leur secteur ferroviaire dans les années 1950-1960.
Pareillement, la contre tendance, libéralisation, « dénationalisation » franche ou rampante du transport ferroviaire qui est incontestablement en cours dans de nombreux pays est aussi très étirée, puisqu’en Europe par exemple, elle commence progressivement en France dans les années 1970 avec la sous-traitance, assez franchement au Royaume Uni dans les années 1980et très explicitement à partir de 1993.La Suède fait aussi figure de pionnier dans les déréglementations puisque ces dernières précèdent de trois ans la fameuse directive 91/440 du 29 juillet 1991de la Commission européenne et de sept ans son intégration à l’Union Européenne. Au Japon, le démantèlement de l’opérateur historique JNR (Japanese National Railways) intervient en 1987, mais six sociétés restent propriétés de l’Etat avant que la privatisation des différents segments ainsi crées intervienne au début des années 1990. La privatisation s’impose en 1997 au Mexique. Des monopoles historiques certes généralement profondément transformés et souvent mutilés résistent encore dans bien des espaces nationaux (Espagne, France, Turquie, Grèce, etc.) et, même si, dans ce dernier cas, les jours d’OSE (Organismos Sidirodrómon Elládos) en tant qu’entreprise publique semblent comptés, l’entreprise étant en voie d’adjudication.

1DiMAGGIO Paul, POWELL Walter W. (ed.), (1991), The New Institutionalism in Organizational Analysis, Chicago, Chicago University Press.

2PEYRET Henry (1949), Histoire des chemins de fer en France et dans le monde, Paris, SEFI, 350 p.

3 L’Australie semblant avoir fait exception, les capitaux privés n’étant au départ pas intéressé par le type de risque financier que présentait le ferroviaire dans un aussi vaste pays (Peyret, 1949, p. 173).

4 Ainsi les CFL (Chemins de Fer Luxembourgeois) qui voient le jour en 1946 étaient et demeurent détenus principalement par le Luxembourg mais aussi par la Belgique et par la France (Peyret, 1949, p. 53).

5Entre 1877 et 1908 pour l’ancien Royaume d’Autriche-Hongrie, 1885 au Danemark (sans monopole d’Etat), en 1897-1898 en Suisse, en 1905en Italie, 1906 au Japon, à partir de 1912 en Chine avec l’avènement de la République, à partir de 1879 – 1885 mais formellement en 1924en Allemagne, en 1926 en Belgique avec la création de la Société nationale des chemins de fer belges, en 1937 en Birmanie et au Mexique, en 1937-1938 en France, en 1939 en Suède, en 1947 en Rhodésie, au terme d’un processus achevé en Turquie en 1948-1949, en 1947-1949 en Argentine, etc.

6 En Inde la situation semble avoir été particulière. Avant l’indépendance du Pakistan, 72 % des voies appartenaient à l’Etat mais il n’en gérait directement que 40 % (Peyret, 1949, p. 159). En Grande Bretagne, mais ce n’est pas un cas unique, dans des circonstances historiques comme la Première guerre mondiale, l’administration unifia et pris le contrôle des compagnies mais elle leur rendit ensuite leur liberté. En 1921 elles étaient encore au nombre de 121 au moment où l’Etat entreprend de les concentrer en quatre groupes. En 1947-1948, lorsque l’Etat entreprend de nationaliser l’ensemble du système de transports de toutes modalités, 60 compagnies de chemin de fer opéraient encore (Peyret, 1949, p. 38-39).

7Les deux réseaux d’Etat étaient essentiellement d’une part l’ancien réseau de la Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest (nationalisé en 1908) et d’autre part, celui du Réseau ferroviaire d’Alsace - Lorraine (à partir de 1919). Cette dernière administration a aussi géré les chemins de fer du Luxembourg jusqu’à la création de la Société Nationale des Chemins de Fer Luxembourgeois (en 1946).

8 SADIK Youssef (2005), Logiques et politiques de modernisation des entreprises publiques au Maroc. Le cas de l’Office National des Chemins de Fer (ONCF), thèse de doctorat, Université Mohammed V, Rabat. 338 p.

Lieux

  • Madinat Al Irfane - Rabat Souissi
    Rabat, Maroc (10000)

Dates

  • mardi 30 septembre 2014

Mots-clés

  • travail, emploi, restructuration, privatisation, développement social, entreprise

Contacts

  • youssef sadik
    courriel : youssefsadik [at] yahoo [dot] fr

Source de l'information

  • youssef sadik
    courriel : youssefsadik [at] yahoo [dot] fr

Licence

CC0-1.0 Cette annonce est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons CC0 1.0 Universel.

Pour citer cette annonce

« Travail, emplois et identités des cheminots à l'épreuve des politiques de restructuration », Appel à contribution, Calenda, Publié le mercredi 30 juillet 2014, https://doi.org/10.58079/qmq

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