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Patrimoine et patrimonialisation

Heritage and heritage status

Les inventions du capital historique XIXe-XXIe siècle

The inventions of historical capital, 19th-21st century

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Publié le mardi 16 janvier 2018

Résumé

Associée à la tradition, à la richesse de l’histoire, à la nécessaire conservation des traces du passé et à leur sauvetage, la notion de patrimoine recouvre des réalités pour le moins contrastées. Elle s’applique aux arts comme à l’industrie, allant de l’architecture à la gastronomie, de la culture à la nature, du matériel à l’immatériel. L'ambition du séminaire est de renouveler le regard porté sur les phénomènes patrimoniaux dans leur extrême diversité, en faisant de la mise au jour des stratégies qui les sous-tendent, le levier de leur mise en intelligibilité. Les objets patrimonialisés s'apparentent en effet à des inventions qui ont porté leurs créateurs, individus ou groupes, à les faire exister et reconnaître comme tels.

Annonce

Présentation

Associée à la tradition, à la richesse de l’histoire, à la nécessaire conservation des traces du passé et à leur sauvetage, la notion de patrimoine recouvre des réalités pour le moins contrastées. Elle s’applique aux arts comme à l’industrie (Andrieux, 1992), allant de l’architecture à la gastronomie (Boutaud, 2015), de la culture à la nature (Vivien, 2005), du matériel à l’immatériel (Seng, 2015). L’extension de ses domaines d’application lui confère une dimension englobante. De nouveaux experts partent à la conquête de ces territoires culturels (Leniaud, 2013) alors que se multiplient des formes d’entreprises et d’entreprenariat visant à valoriser, à labelliser et à sacraliser des objets de plus en plus nombreux. Cette inflation reflète une tendance à faire mémoire de tout bois, à vouloir sanctuariser un nombre croissant d’objets et de pratiques au nom d’une tradition ou d’un existant. Transformer un objet profane en patrimoine, c’est évidemment lui conférer une visibilité sociale, une valeur symbolique, l’arracher à ses usages triviaux… pour conférer à son ou ses détenteur(s) des ressources patrimoniales.

Dans ce contexte, les métiers du patrimoine (Hottin, 2016) évoluent tant en raison de la dynamique propre à leur objet dont on ne sait d’ailleurs plus guère quel est le périmètre exact, que de la concurrence ouverte d’acteurs venant occuper des territoires initialement éloignés du monde muséal et de l’archivistique. A elle seule, cette dynamique interroge la conservation des archives et des œuvres du passé. Elle l’incite à être davantage en prise avec des réalités contemporaines, non sans susciter des tensions liées aux enjeux sociaux et économiques qui s’y rattachent. La reconnaissance par l’UNESCO de la notion de « patrimoine culturel immatériel » en 2003 a significativement renforcé cette dynamique en élargissant la définition du patrimoine à des pratiques sociales diversifiées (artisanat, manifestations ritualisées, traditions, spectacles, cultures orales, etc.) devant faire l’objet d’une conservation en raison de leur caractère rare, singulier, et de leur valeur à l’échelle de l’humanité (Bortolotto, 2011). Elle induit quelques turbulences en raison de l’attachement de groupes et de communautés à la reconnaissance de leur patrimoine. Dans certains cas, elle génère même des tensions liées au rejet d’une telle reconnaissance par d’autres groupes, faisant ainsi du patrimoine un enjeu ouvertement politique.

Privé[1] ou public, référé à l’individu ou à la collectivité et, parfois, simultanément aux deux quand l’individu dispose d’un bien présentant une valeur et un intérêt pour le groupe social auquel il se rattache, le patrimoine s’impose comme un capital historique à la fois périssable et inaliénable, simultanément symbolique et économique, expression d’un particularisme à vocation universelle. L’étrangeté de l’objet patrimonialisé réside d’ailleurs dans sa duplicité. Objet du quotidien, il relève de l’ordre des choses alors qu’apparaissant sous la forme d’un bien d’intérêt public, il est censé s’extraire de cet ordre non sans gagner simultanément en valeur symbolique (Barrère & al., 2004 ; Barrère & al., 2005). L’objet patrimonialisé fait ainsi l’objet d’une dénégation de sa valeur marchande. La patrimonialisation se rattache d’ailleurs souvent à la transformation de biens, initialement privés, en biens publics. Elle en purifie comme par magie la provenance et éternise le présent en arrachant l’objet à son devenir… Elle fait entrer la pratique, l’objet ou le lieu dans le cadre des biens collectifs, précieux parce que s’ils appartiennent encore aux membres d’un groupe défini qui seul peut en revendiquer le contrôle ou la possession et, de ce fait, en tirer profit, ils doivent cependant bénéficier à tous et, en retour, être reconnus d’une manière quasiment universelle pour leur valeur hors du commun.

Un premier déplacement du regard, d’ordre économique, conduit ainsi à rappeler que le patrimoine n’est pas un capital qui tombe du ciel historique mais une construction dont il s’agit de sonder les rouages symboliques, garants d’une plus-value et de profits matériels. Derrière l’auréole symbolique de pureté dont on le pare, planent toujours quelques soupçons portant sur ses origines. Quant au point de départ de la patrimonialisation, il réside dans les stratégies mises en œuvre par des promoteurs, véritables entrepreneurs du symbolique, mobilisant la bannière d’un intérêt culturel et collectif supérieur, voire de l’intérêt général afin de légitimer l’objet et d’en signifier la valeur. Valeur mémorielle, valeur communicationnelle, valeur d’usage, valeur culturelle, valeur esthétique, valeur sociale… se recoupent, se renforcent, s’opposent ainsi dans l’objet patrimonialisé (Greffe, 1999). Les débats autour de la « mise en patrimoine » de l’eau illustrent aujourd’hui à la fois les stratégies d’acteurs, spéculant sur une raréfaction de cette ressource essentielle à la vie, et les logiques de protection, voire de sanctuarisation patrimoniale, d’un objet qui se caractérise d’abord par sa trivialité (Petit, 2009).

Un deuxième déplacement relève de l’ordre socio-politique. La patrimonialisation procède en partie des politiques publiques, nationales par le passé (Poulot, 2006), davantage locales aujourd’hui, au double sens institutionnel et géographique (Loir-Mongazon, 2015). Elle s’appuie sur des formes de mobilisations collectives, fédérant des groupes d’intérêt et des acteurs aux objectifs parfois éloignés. En s’imposant comme une entreprise de protection, de préservation et de valorisation de ce qui est menacé - réellement ou pas - par l’oubli, la submersion, la destruction, elle répond ou prétend répondre à un besoin profond de la société et, en son sein, de certains groupes (Veschambre, 2008). Mais elle fonctionne aussi comme un dispositif imposant des valeurs et des systèmes de représentations : sauver ce qui « nous » appartient et « nous » définit, ce par quoi « nous » sommes ce que « nous » sommes et, à cette fin, lui conférer une valeur symbolique. La patrimonialisation contribue ainsi à structurer des identités, voire à les fabriquer par une sorte de réinvention d’un passé légitimant, en les ouvrant, via la transmission, à un futur. Instrumentalisé, le patrimoine se résumerait à cet opérateur de légitimation historique, indispensable dans toute stratégie de communication. Il constituerait cette part de mythologie fédératrice, soudant des identités éclatées et fondant des croyances éphémères. La patrimonialisation répondrait ainsi à un besoin identitaire. Elle s’imposerait de manière presque inéluctable pour sauver en le sacralisant ce qui doit l’être, comme cela se laisse entrevoir au travers des labellisations par l’UNESCO ou, plus modestement, à l’échelle locale avec la prolifération des petits et moyens patrimoines, à l’honneur dans les communes et en de nombreux territoires. Ces derniers en font d’ailleurs une clé essentielle de leur développement, à la fois directement par les activités touristiques induites (Patin, 2012) et, indirectement, au moyen de leur mise en visibilité et du renforcement de leur attractivité sociale et économique. L’affichage de leur capital historique constitue une véritable promesse pour leur avenir. Le patrimoine apparaît, à ce titre, comme le vecteur et la condition de la communication de nombreux territoires.

En découle un troisième déplacement du regard d’ordre ethnologique. Le patrimoine, si l’on en juge par les discours des promoteurs des différents patrimoines observables, serait nécessairement attaché à l’Histoire, nationale ou locale, glorieuse et parfois douloureuse, collective ou particulière. Il y a des patrimoines dans des pays à patrimoine… mais, à l’heure de la mondialisation de la culture et de la course à la patrimonialisation (GRMP, 2008), il importe de percevoir l’ethnocentrisme immanent à cette catégorie et à ses applications qui s’imposent bien au-delà des frontières occidentales (Coralli, Houénoudé, 2013 ; Leblon, 2016). En découle un double risque : d’occultation des cultures ne faisant pas l’objet d’une telle valorisation et d’altération de celles ne le faisant qu’à la condition d’être à leur tour patrimonialisées, c’est-à-dire soumises à un regard historicisant, ethnocentré, dominant, au risque de les arracher à leur propre monde, de les subvertir (Amougou, 2004) ou d’en dénaturer la signification (Fournier, 2011). Et que dire de toutes les formes de culture qui, comme la culture ouvrière (Verret, 1983), s’avère vouées à l’oubli parce que les groupes sociaux qui auraient pu en être porteurs en vue de leur reconnaissance ont été marginalisés, relégués, dépréciés ? Il convient par conséquent de sonder et de comprendre ce que sont les processus de tri, de sélection, de labellisation, d’exclusion ou d’inclusion qui président aux dynamiques patrimoniales en matière de culture, d’art, de tradition, de coutumes. Et ces coups de sonde ne peuvent se dissocier d’une analyse des groupes sociaux et de leurs évolutions à l’aune du capital historique et identitaire par lequel ils se définissent, se reconnaissent et se font reconnaître.

Un quatrième et avant-dernier déplacement du regard se dessine, cette fois d’ordre anthropologique. N’encourt-on pas en effet quelques risques de « sur-patrimonialisation » ? Ne risque-t-on pas d’enregistrer une sorte de volatilité du capital historique conduisant à classer, déclasser, reclasser des objets au gré de contingences inactuelles ? Et en réaction à cette sur-patrimonialisation s’imposeront vraisemblablement de discrètes formes de dépatrimonialisation qu’il importe tout autant de sonder parce qu’elles constituent les figures inversées des processus de patrimonialisation. Si tout devient patrimoine, le monde dans lequel nous évoluons pourrait se transformer en un enfer similaire à celui de Funès, le célèbre personnage de Borgès, auquel la possibilité même de l’oubli sans lequel la mémoire se résume à une accumulation infinie de symboles sans hiérarchie, ni ordre, est refusée. La numérisation du quotidien et l’archivage de l’insignifiant témoignent de l’accroissement incessant de nos ressources dans la conservation des traces du passé mais cette profusion ne risque-t-elle paradoxalement d’induire une dépréciation du capital historique et, pire, de nous priver de mémoire, c’est-à-dire de la nécessaire sélection entre ce qu’il importe de retenir et ce qui mérite l’oubli ? Comment gérer par exemple la prolifération des données numériques dont certaines pourraient à l’avenir présenter un intérêt, ne serait-ce que comme source d’informations sur notre présent (Game, Oury, 2010) ? Comment les collecter, les sélectionner, les classer, les hiérarchiser, les rendre signifiantes mais aussi conjointement, les effacer, les oublier ? A ne pas vouloir discriminer et archiver ces signes éphémères et leur flux ininterrompu, ne risque-t-on par de perdre la mémoire de notre présent au double sens ontologique et historique ?

L’ultime déplacement du regard que l’on propose d’esquisser se définit comme critique, soulignant si nécessaire la visée non-utilitariste du séminaire. Il invite à s’interroger sur ce qu’implique en négatif comme oubli, vide, occultation, méconnaissance, ignorance, dépréciation, la mise en visibilité de certains objets et territoires patrimonialisés ? Si les chercheurs s’attachent principalement aux objets patrimonialisés par d’autres, parfois avec leur concours (Bazin, 2014), à des fins qui ne sont rien moins que neutres, qu’en est-il des objets sans dignité qui ne le sont pas ? Ce qui n’est pas patrimonialisé, valorisé historiquement, ne risque-t-il pas du même coup d’être déprécié, voire effacé de la mémoire collective et du regard scientifique, pour des raisons que la raison historique ne peut ignorer ? Et dans cette opposition entre ce qui est patrimonialisé et ce qui est rejeté dans l’oubli, n’est-ce pas la mémoire historique des luttes qui se joue, conférant aux uns un capital d’autant plus précieux que les autres en sont dépourvus ?

Le séminaire se propose de sonder ainsi les phénomènes de patrimonialisation, passés et présents, leurs ressorts, leur mode opératoire et leurs implications. A la lumière de ces différents déplacements du regard, il invite à interroger les mobilisations de l’histoire, traces du passé et récits collectifs, dans ces processus de valorisation et d’institutionnalisation irréductibles à la seule dimension mémorielle. Il ambitionne pour cela d’accueillir des travaux divers par leurs objets et leurs ancrages disciplinaires afin d’opérer une série de déplacements du regard porté sur les phénomènes patrimoniaux, historiques et contemporains (du XIXe au XXIe siècle) dans leur extrême diversité. L’ambition est de renouveler le regard porté sur ceux-ci en faisant de la mise au jour des ressorts sociaux et économiques du processus de patrimonialisation le levier de leur mise en intelligibilité critique. Il s’agit par conséquent de saisir les objets patrimonialisés comme des « inventions » et d’expliciter les stratégies qui ont porté leurs créateurs, individus ou groupes, à les faire exister et reconnaître comme tels.

Programme

Lundi 22 janvier.

Séance inaugurale

  • Présentation du séminaire par les organisateurs
  • Conférence inaugurale de Grégory Quénet, Professeur d’histoire de l’environnement, CHCSC – UVSQ : Histoire environnementale et patrimoine

Lundi 5 février.

Le patrimoine audiovisuel

  • Matteo Treleani, Maître de conférences en SIC, Université Lille 3 : Le patrimoine audiovisuel à l'ère de l'accessibilité immédiate à distance 
  • Thibault Le Hégarat, Post-doctorant en Histoire contemporaine, CHCSC – UVSQ : La télévision : un acteur de la patrimonialisation ?

Lundi 5 mars.

Patrimonialisation, enjeux juridiques et socio-économiques

  • Line Touzeau, Maître de conférences en Droit public, Université de Reims : Le droit, soutien ou frein à la patrimonialisation ?
  • Stéphane Olivesi, Professeur en SIC, CHCSC – UVSQ : L’invention des patrimoines vitivinicoles 

Lundi 19 mars.

Patrimoine et identité

  • Michel Vergé-Franceschi, Professeur d’histoire moderne, Université François Rabelais - Tours, Pasquale Paoli. Occultation et renaissance d’une figure patrimoniale
  • Adama Djigo, Historienne, chercheuse au Centre d’études africaines de Leiden, Patrimoine national et patrimonialisation au Sénégal

Lundi 14 mai.

Musique et patrimoine

  • Philippe Le Guern, Professeur en SIC, Université de Nantes, La patrimonialisation des musiques actuelles et populaires
  • Bruno Moysan, Musicologue - CHCSC, Le rapport de Liszt au passé : le patrimoine à l’œuvre, le patrimoine dans l’œuvre

Mardi 29 mai.

Patrimoine et urbanisme

  • Loïc Vadelorge, Professeur d'histoire contemporaine, Université Paris-Est Marne-la- Vallée - ACP, Diagnostic historique et histoire urbaine
  • Emmanuel Amougrou, Sociologue HDR, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris La Villette – LET, Processus de patrimonialisation et dévoilement des enjeux urbains contemporains

Lundi 11 juin.

Patrimoine et cultures contestataires

  • Sophie Leterrier, Professeure d’histoire contemporaine, Université d’Artois : Les chansons populaires de la métropole lilloise au XIXe siècle : un angle mort du patrimoine musical ?
  • Anna Trespeuch-Berthelot, Agrégée d’histoire, CHCSC : La patrimonialisation d’un mouvement subversif : l’Internationale Situationniste

Organisation

Cette première série de rencontres aura lieu dans le cadre de la MSH Paris-Saclay de 16 h à 19 h salle Renaudeau 61 avenue du Président Wilson 94230 Cachan (RER Bagneux)

Les personnes intéressées par ce séminaire, qui souhaitent simplement être informées de son déroulement ou qui se proposent d’y participer plus directement en soumettant une proposition de communication pour les prochaines séances (durant l’année 2018-2019), peuvent dès à présent contacter Anne-Claude Ambroise-Rendu et Stéphane Olivesi aux adresses suivantes : acambre@orange.fr & stephane-olivesi@orange.fr 

[1] On rappellera que dans le Code civil, liée à la personne, la notion renvoie traditionnellement aux droits et obligations de l’individu disposant de la jouissance de biens à caractère marchand (Fortunet, 2005).

Lieux

  • MSH, Salle Renaudeau - 61 avenue du Président Wilson
    Cachan, France (94230)

Dates

  • lundi 22 janvier 2018
  • lundi 05 février 2018
  • lundi 05 mars 2018
  • lundi 19 mars 2018
  • lundi 14 mai 2018
  • mardi 29 mai 2018
  • lundi 11 juin 2018

Mots-clés

  • patrimoine, patrimonialisation, capital historique

Contacts

  • Stéphane Olivesi
    courriel : stephane-olivesi [at] orange [dot] fr

Source de l'information

  • Stéphane Olivesi
    courriel : stephane-olivesi [at] orange [dot] fr

Licence

CC0-1.0 Cette annonce est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons CC0 1.0 Universel.

Pour citer cette annonce

« Patrimoine et patrimonialisation », Séminaire, Calenda, Publié le mardi 16 janvier 2018, https://doi.org/10.58079/zb1

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