Éditeurs invités

• Paul Codija (LAS, Collège de France)
• Raphaël Colliaux (IFEA/Pontificia Universidad Católica del Perú)

Argumentaire

Les œuvres de Pierre Clastres (1974), James Scott ([2009] 2019), David Graeber (2004) ou d’Eduardo Viveiros de Castro (2019) ne sont pas seulement des travaux d’anthropologie politique continuant d’alimenter d’intenses débats au sein du monde académique à propos des sociétés dites « contre l’État », « qui ont l’art de ne pas être gouvernées » ou « anarchiques » (Allard 2020 ; Jabin 2021). Elles sont aussi abondamment lues et commentées au sein de collectifs militants d’Europe et d’Amérique du Nord, qui y puisent une matière susceptible d’alimenter leurs propres expérimentations politiques : inventer de nouvelles modalités d’organisation sociale, de participation démocratique, de décisions collectives et, surtout, développer une autonomie vis-à-vis des États. Les thèses d’anthropologues défendant l’idée d’un ethos « anarcho-égalitaire » des premiers groupements humains (Macdonald 2016), qui concernerait encore un grand nombre de peuples autochtones (Scott 1990), ont de ce fait contribué à ériger ces derniers, en particulier les sociétés d’Amazonie depuis Clastres, en modèle de résistance face aux forces uniformisantes, centralisatrices et dominatrices des États.

Or plusieurs travaux ont montré qu’il fallait se garder d’appliquer à ces sociétés des concepts comme ceux d’égalité ou d’égalitarisme qui cachent des situations en réalité beaucoup plus nuancées, à commencer par des relations de pouvoir genrées (Buitron et Steinmüller 2020). En outre, il a été souligné que les groupes amazoniens s’appropriaient aujourd’hui, en contexte postcolonial, des outils d’origines étatiques comme un gouvernement central, une bureaucratie ou des normes légales pour revendiquer leurs droits à une autonomie politique et gagner en légitimité sur les scènes nationales et internationales (Rubenstein 2001 ; Killick 2008 ; Allard et Walker 2016 ; Codjia et Colliaux 2018 ; Codjia 2019 ; Buitron 2020). A l’inverse, ces vingt dernières années ont vu émerger dans les démocraties libérales de l’hémisphère Nord des formes d’organisations inédites souhaitant s’émanciper de la « forme État » (Aretxaga 2003) par l’emploi d’outils et de pratiques de prises de décisions décentralisées, parfois inspirées par certains travaux d’anthropologie anarchiste susmentionnés. Citons par exemple les mouvements Occupy (Raza et Kurnik 2012), celui des Indignados en Espagne (Flesher Fominaya 2014), Nuit debout (Maniglier 2016), la Zone à Défendre de Notre-Dame-des-Landes (Verdier 2021), le mouvement des « Gilets jaunes » (Hayat 2021) en France, ou des mouvements féministes dans lesquels les questions liées à une conception spécifique de l’autonomie sont centrales et alimentent les réflexions et les pratiques de certains des groupes précédents (Blackwell 2012 ; Portos 2019). Ces collectifs semblent adopter des chemins opposés oscillant entre rejet et réappropriation d’instruments d’origine étatiques, se construisant ainsi en groupes « en marges » des États, forcés parfois de reproduire leur forme pour mieux s’en émanciper (Poole et Das 2004).

Malgré ces différences liées à leur contexte historique et culturel, notre hypothèse est que ces groupes paraissent être animés par des préoccupations similaires relatives à une autonomie à la fois du collectif et de chacune des personnes qui le constitue. En effet, ils questionnent d’abord la légitimité du centralisme inhérent aux États, dont les décisions s’imposent à tous et en tout lieu sans tenir compte des volontés et des spécificités locales. Ils s’attachent ensuite à proscrire ou à tempérer l’émergence d’une telle autorité centralisée en leur sein par l’invention de pratiques d’assemblées qui cultivent le droit à la participation de toutes et tous, respectent les positions individuelles et contraignent ou empêchent la stabilisation d’un leadership entre les mains de quelques-unes ou de quelques-uns de leurs membres. Ce numéro spécial ambitionne de rassembler des ethnographies qui mettent en lumière la diversité des efforts et des modalités de mise en œuvre de cette aspiration à cette double autonomie. L’ambition de cette entreprise comparative est d’élucider les pratiques qui tentent de résoudre la tension entre autonomie individuelle et volonté de s’organiser collectivement pour faire face aux États. Il s’agira de développer une réflexion anthropologique sur les conditions d’existence plus ou moins pérennes de ces modes d’être collectifs se revendiquant autonomes.

Pour fonder cette comparaison, ce numéro souhaite prêter attention à la diversité des pratiques d’assemblées comme outil de décisions collectives propres à ces groupes et à ces mouvements sociaux. Nous proposons l’hypothèse méthodologique que ce sont en effet dans ces espaces qu’il est possible d’observer la diversité des pratiques que ces acteurs et ces actrices mettent en œuvre pour s’ajuster, rejeter ou composer avec la normativité produite collectivement, autant en termes de valeurs que de décisions communes, qui donnent corps à un groupe aux contours fluides.

En renouvelant la démarche comparative inaugurée par Marcel Detienne (2003) sur ces questions, ce dossier thématique se propose d’ethnographier, à partir de cas provenant d’aires géographiques diverses, les mécanismes décisionnels de ces groupes, aussi bien en contexte autochtone que dans les mouvements sociaux qui sont à la recherche d’une autonomie vis-à-vis des États nations. Pour ce faire, nous invitons les contributrices et contributeurs à ce dossier à considérer deux axes de recherches complémentaires.

Axe 1. Ethnographies des prises de parole et des actes en réunion

Dans un premier temps, nous souhaitons regrouper des ethnographies des mécanismes collectifs de prise de décision, un phénomène d’une complexité remarquable qui justifie pleinement un éclairage comparatif. Loin d’être la résultante de rationalités individuelles chimériques de type économique (Coleman 1966), ces décisions reposent sur la confrontation d’idées et l’ajustement de valeurs morales, mais aussi sur des rapports de pouvoir institués par des différentiels de compétences oratoires et rhétoriques (Hall 2015), ou encore sur des phénomènes d’inimitié ou d’affinité entre des membres de l’assemblée. Si ces collectifs reconnaissent le droit de toutes et tous à prendre la parole, toutes les paroles n’ont pas la même force et ne contribuent pas de la même manière à la décision finale. Aussi, lors de ces assemblées se revendiquant autonomes, comment s’organisent les échanges d’idées et la coordination des points de vue ? Comment les membres de l’assemblée arrêtent-ils une décision ?

En outre, si la décision collective oblige les membres de l’assemblée à mettre en œuvre ce qui a été « décidé ensemble » (Urfalino 2021), quels rapports entretiennent-ils avec cette obligation ? Est-il accepté de finalement y déroger ? Comment les individus, se revendiquant eux-mêmes d’une autonomie valorisée par les autres membres du groupe, composent-ils avec un tel cadre normatif plus ou moins temporaire et contraignant ? Souvent ce cadre normatif s’exprime par la volonté d’un consensus, modalité privilégiée et valorisée de prise de décision au sein de ces collectifs. Or ce consensus ne se révèle souvent qu’« apparent » (Urfalino 2006 ; 2007), l’absence d’opposition verbale à l’heure de prendre une décision ne signifiant pas forcément l’absence de désaccords. Comment ces désaccords tus s’expriment et quel impact cela a-t-il sur les dynamiques de groupes ? Quelle place pour le dissensus au sein de ces assemblées posé pourtant comme constitutif de la vitalité des démocraties étatiques (Przeworski 2011) ? Une attention pourra être également portée aux dispositifs linguistiques employés par les locuteurs en assemblée en vue de construire des discours produisant de l’adhésion et faisant autorité (Morton 2014). Les dynamiques de prises de paroles et les modalités d’expression des membres des assemblées produisent des attitudes et des codes discursifs partagés (Brenneis et Myers 1984) qu’il sera intéressant de mettre en lumière. C’est ce socle commun, en perpétuelle construction et reconstruction, qui pourra contribuer à légitimer les décisions collectives.

Axe 2. Généalogie des pratiques d’assemblées

Dans le cadre d’un deuxième axe de travail, les contributions à ce dossier s’attacheront à inscrire ces pratiques d’assemblées et de décisions collectives dans leur contexte historique et culturel de manière à en dégager leurs généalogies et caractéristiques propres (Boholm, Henning et Krzyworzeka 2013). Un examen de l’histoire de ces assemblées permettra de comprendre les origines des revendications d’autonomie, ce qu’être autonome veut dire pour chacun de ces collectifs, et de saisir les rapports distincts que ces groupes déploient avec les institutions étatiques.

Cette contextualisation culturelle et historique pourra être aussi un moyen d’approfondir l’analyse des discours. L’autorité des locuteurs en assemblée peut en effet reposer sur des idéologies du langage spécifiques au groupe étudié (Silverstein 1979; Morton 2014) ou encore sur un phénomène d’ interdiscursivité, les discours prononcés dans le passé pouvant être à nouveau mobilisés pour légitimer et attester d’une position (Bauman 2005; Hill et Irvine 1993).

Une description sociologique des contextes dans lesquels ont lieu les réunions pourra être utile pour comprendre les dynamiques de prises de parole, de manifestation d’adhésion et ou de rejet des membres de l’assemblée dans les débats. Les choix des membres peuvent découler de rivalités politiques, de structures institutionalisées (enjeux électoraux par exemple) ou encore de relations de parenté.

Au fond, les ethnographies de ces pratiques d’assemblées autonomes rassemblées dans ce numéro auront pour vocation d’interroger les formes de socialité, réelles et revendiquées, émergeant de tels rassemblements, et de questionner la pertinence pour l’analyse de ces collectifs de l’idée fondatrice de la sociologie et de l’anthropologie durkheimienne postulant la nécessaire existence d’une entité totalisante -la société, l’ État, la nation-, distincte de la somme des individus qui la composent, pour penser le politique. La formation « d’assemblées » présupposerait, a minima, l’existence de collectifs humains capables de formuler une volonté collective en mesure d’assujettir les opinions et les aspirations individuelles. Or il s’agit d’un mode d’être collectif qui, précisément, de Notre-Dame-des-Landes aux villages amazoniens, n’a rien d’évident et est source d’embarras pour les membres de ces groupes eux-mêmes. Ce numéro de The Swiss Journal of Sociocultural Anthropology vise à mettre en lumière une diversité de praxis politiques, plus ou moins objectivées par les acteurs et actrices, qui donnent à voir des formes contrastées de quêtes vers l’autonomie.

Modalités de contribution

Les articles pourront être soumis en français ou en anglais. Les résumés de 200 mots (dans la langue du texte), accompagné de 4-6 mots-clés sont attendus avant le 30/09/2022.

Une notification d’acceptation ou de refus sera communiquée avant le 15/10/2022.

Les manuscrits devront ensuite être soumis avant le 31/01/2023.

Ils ne devront pas dépasser 7000 mots, notes et références inclues. Les directives détaillées aux auteurs et auteures sont consultables à l’adresse suivante. La publication du numéro est prévue pour fin 2023.

Envoi des résumés : paul.codjia@hotmail.fr; raphael.colliaux@ehess.fr; info@tsantsa.ch

Évaluation

Les propositions sont évaluées conjointement par les éditeurs invités et le comité éditorial de la revue. Les articles sélectionnés sont évalués en double aveugle (peer review) et publiés en accès libre sans frais.