Quelle clinique du genre ?
Revue « L'Évolution psychiatrique »
Published on Wednesday, September 21, 2022
Abstract
La version révisée du DSM-5 (Manuel diagnostic et statistique), parue début 2022, introduit plusieurs changements qui, s’ils n’affectent que quelques termes dans l’ensemble de l’ouvrage, ne sont pas négligeables. Ainsi, l’ouvrage de référence d’une certaine psychiatrie américaine s’aligne sur la classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour parler de « dysphorie de genre » là où la dénomination « trouble de l’identité de genre » avait encore cours. Nous trouvons exemplaire que ces classifications psychiatriques internationales évoluent en intégrant, plus ou moins adroitement, certains changements dans les mentalités. Mais, au-delà de ces diagnostics, comment le genre s’inscrit-il aujourd’hui dans la clinique ? Quels nouveaux savoirs viennent croiser nos pratiques, par l’intermédiaire de patients qui semblent toujours avoir un temps d’avance ?
Announcement
Argumentaire
La version révisée du DSM-5, parue début 2022, introduit plusieurs changements qui, s’ils n’affectent que quelques termes dans l’ensemble de l’ouvrage, ne sont pas négligeables. Ainsi, l’ouvrage de référence d’une certaine psychiatrie américaine s’aligne sur la Classification internationale des maladies de l’OMS pour parler de « dysphorie de genre » là où la dénomination « trouble de l’identité de genre » avait encore cours. L’expression « genre désiré » est remplacée par celle de « genre expérimenté » ; la procédure médicale de réattribution sexuelle ou l’hormonosubstitution qui peut le préparer deviennent des opérations d’ « affirmation du genre ». Le DSM s’aligne sur ce principe d’un genre comme identification sociale : on ne né plus mâle ou femelle, mais on est assigné comme tel à la naissance. D’ailleurs, les items « mâle/femelle » au début de chaque fiche diagnostique ont été retirés. Enfin, dans les situations suspectées de dysphorie de genre, les « désordres » dans le développement sexuel obtiennent le label de « différences ».
Nous trouvons exemplaire que ces classifications psychiatriques internationales évoluent en intégrant, plus ou moins adroitement, certains changements dans les mentalités. Mais, au-delà de ces diagnostics, comment le genre s’inscrit-il aujourd’hui dans la clinique ? Quels nouveaux savoirs viennent croiser nos pratiques, par l’intermédiaire de patients qui semblent toujours avoir un temps d’avance ?
Le genre nerveux
Par « genre nerveux » nous voudrions qualifier, dans la suite de recherches sur le cerveau psychologique (Andrieu, 2003), les effets de la neurologie sur la question du genre (et notamment sur la distinction entre homme/femme, éjaculation/orgasme, pénis/clitoris) en constituant, l’hystérique, l’hypocondriaque, le/la cleptomane, l’androgyne, le/la fétichiste, le/la neurasthénie… comme des identités de genre.
Maladie des jeunes filles, de femmes mal mariées, de veuves, de femmes stériles, l’hystérie est perçue, depuis le traité des maladies des femmes d’Hippocrate « comme un trouble paroxystique de la féminité » (Dorlin, 2005, p. 149). L’idée de « mutation de genre » démontrée par Elsa Dorlin pour décrire la typologie physiopathologique de la féminité mutante indique aussi comment la naturalisation nerveuse participe du mode de constitution du genre nerveux.
De la même façon, existe-t-il un « autisme au féminin » (Frigaux, Vacant, Evrard, 2022) ? Une anorexie masculine (Rio, 2006) ? Et d’autres déclinaisons genrées de tous les troubles mentaux ou types cliniques ?
Selon Joël Bernat (2015), « la scène assez conflictuelle des questions sur le genre pourrait bien n’être qu’une scène déplacée, une autre scène où vient se jouer quelque chose de plus fondamental et de plus intime en chacun, celle de la différence entre moi et non-moi et ses destins psychiques sur les élaborations de la différence, de l’étranger, de l’altérité, etc. »
Genre et médecine : un retard épistémologique
L’épistémologie féministe a contribué fortement à révéler les caractères phallocentré et androcentrifuge de l’histoire des sciences (Fausto-Sterling, 1979) écrites par des hommes pour une version masculine des découvertes scientifiques et techniques et des évènements de la vie quotidienne. L’ouvrage de Rachel P. Maines (1999) sur l’histoire de la médecine de l’hystérie est exemplaire. Les travaux de Teresa de Laurentis (2007) et Marie-Hélène Bourcier (2001) examinent la théorie queer dans des études de cultures scientifiques.
Comme l’indique Michèle Perrot (2000, p. 63), il y eut dans les années 1970-90 une volonté de « rupture épistémologique » par l’effet d’introduction de l’objet « femme » dans les Sciences humaines et sociales, notamment avec les travaux de Monique Wittig, Luce Irigaray et Hélène Cixous. Le passage de l’histoire sociale à l’histoire des femmes a d’abord été effectué par la question de la domination masculine dans l’héritage des combats féministes de l’appropriation des droits des femmes.
Mais en distinguant trois directions à la recherche française (histoire des représentations scientifiques du corps des femmes, les pratiques médicales relatives aux femmes et l’exercice du savoir et de la différence), M. Perrot indique bien le retard français quant à la méthode du genre. Le genre ne sépare justement pas ces trois directions puisqu’aussi bien « il ne faut pas tomber sous le charme du corps en remettant seulement en cause l’idée de corps naturel ». La critique de la naturalisation des sciences humaines (Andrieu, 1999) par l’éliminativisme n’était que la partie visible de l’iceberg méthodologique du genre qui a adopté des approches déconstructivistes capables d’aller au-delà de la notion de corps naturel.
La contestation de l’essentialisme repose, selon Nelly Oudshoorn, sur trois stratégies :
- a) « montrer les contingences des significations de sexe et de corps dans le discours médical tout au long des siècles » (Oudshoor, 2000, p. 35) (ou par la mise en discours, la conceptualisation divisante en corps opposé en masculin et féminin, la naturalisation de la féminité, la médicalisation de l’utérus/hystérie, la remise en cause des prénotions, la hiérarchie ontologisante des sexes, la prescience des sciences médicales sur les sciences humaines et sociales.
- b) en déplaçant l’étude des pratiques exercées sur le corps des femmes, en raison même de l’émergence de la biomédecine, à l’étude des techniques qui « transforment littéralement les corps » (Oudshoor, 2000, p. 37). Le concept de cyborg, introduit par Donna Haraway (2009), prouve que non seulement le corps est une construction de la culture, mais que la culture construit des corps technoscientifiques qui éloignent l’homme et la femme de toute référence à la nature.
- c) en montrant « comment la réalité naturaliste sur les corps est créé par les scientifiques eux-mêmes plutôt qu’elle ne s’enracine dans la nature » (Oudshoor, 2000, p. 37)
Réattribution sexuelle et repérage diagnostique
Pour Pierre-Henri Castel (2003), l’interrogation du genre peut se nourrir de l’étude de la « métamorphose transexuelle » (plus couramment appelée « transition de genre ») car les personnes transgenres en attente de réattribution sexuelle « font sentir l'urgence d'une affaire de vie ou de mort, en un court-circuit inattendu entre une question de catégorisation et une atteinte directe à la chair ». Toutes les certitudes sont mises à mal dans cette vaste interrogation sur la nature humaine.
L’Association psychanalytique internationale ne qualifie plus systématiquement les personnes transgenres de psychotiques, mais plutôt d’états limites, qu’il convient d’accompagner dans leur choix de réassignation. Cette modération diagnostique conserve une orientation psychopathologique qui va à l’encontre de certaines revendications communautaires. Parmi les lacaniens, décrit Maleval (2021), on trouve une opposition entre « d’une part, ceux pour qui le transsexualisme est une psychose, et qui prônent de "ne pas collaborer avec la psychose" ; d’autre part, ceux pour qui c’est un syndrome transtructural, et qui considèrent qu’une intervention dans le réel n’est pas exclue ».
Les données cliniques complexifient l’élaboration d’une position judicieuse. Si l’on considère – à partir d’un postulat discutable - que la transidentité est en soi un trouble, environ 28 % des personnes transgenres présenteraient ce qu’il est coutume d’appeler une comorbidité – troubles de l’humeur, anxiété, schizophrénie, autisme, etc. – soit deux fois plus que la population générale (Fradelizi, 2020). Plus précisément, selon la même source, la prévalence des troubles psychiatriques chez les adultes transgenres se trouverait entre 18 et 41 % pour les troubles actuels et 26 à 63 % sur la vie entière.
Le changement d’état-civil et parfois la réassignation peuvent entraîner un taux très élevé de satisfaction, tout en constituant des solutions partielles. Le taux de suicidalité (idées suicidaires, tentatives de suicide, suicides accomplis) diminue fortement : « 63% des adultes ont pensé au suicide ou on fait des tentatives de suicide avant leur transition, contre seulement 3 % post-transition » (McNeil et al. 2012, p. 59). Toutefois, les taux resteraient 5 à 34 fois supérieurs à ceux des personnes cisgenres selon deux études longitudinales (Dheine et al., 2011 ; Cuypere et al., 2007). Maleval (2021) analyse ce « paradoxe qui semble aisément s’expliquer : la vie d’un transsexuel [personne transgenre], avant comme après la réassignation, reste plus difficile que celle du commun des mortels – taux de chômage et de prostitution élevé, stigmatisation sociale, effets secondaires de l’hormonothérapie qui affectent la santé, etc. »
Comment cette approche, intégrant les facteurs sociaux et notamment la transphobie, vient nous éclairer sur le plan du diagnostic et de la thérapeutique ? Comment la clinique peut-elle acter un renouvellement de son discours, afin de ne pas se faire le vecteur de conceptions perçues comme autant de violences ?
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Coordination scientifique
- Bernard Andrieu, Professeur de philosophie, Université de Paris Cité (bandrieu59@orange.fr)
- Renaud Evrard, enseignant-chercheur en psychologie, Université de Lorraine (renaud.evrard@univ-lorraine.fr)
Références
Andrieu, B. (1999). L’homme naturel. La fin promise des sciences humaines. Lyon : P.U. Lyon.
Andrieu, B. (2003). Le laboratoire du cerveau psychologique. Histoire et modèles. Paris : CNRS Éditions.
Bernat, J. (2015). Le genre pour tous contre l’identité pour soi. L’évolution psychiatrique, 80, 251-262.
Bourcier, M.H. (2001). Queer zones. Politique des identités sexuelles, des représentations et des savoirs (Modernes). Paris : Balland.
Castel, P.-H. (2003). La métamorphose impensable. Essai sur le transexualisme et l’identité personnelle. Paris : Gallimard.
Cuypere, G.D., Elaut, E., Heylens, G., Maele, G.V., Selvaggi, G., T’Sjoen, G., et al. (2007). Long-term follow-up: psychosocial outcome of Belgian transsexuals after sex reassignment surgery. /data/revues/11581360/00150002/06000491/ [Internet]. 2007 May 10. https://www.em-consulte.com/en/article/60880
Dhejne, C., Lichtenstein, P., Boman, M., Johansson, A.L.V., Långström, N., Landén, M. (2011). Long-Term Follow-Up of Transsexual Persons Undergoing Sex Reassignment Surgery: Cohort Study in Sweden. PLoS One [Internet]. 2011 Feb 22; 6(2). https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3043071/
Dorlin, E. (dir.) (2005). Le Corps, entre sexe et genre. Paris : L’Harmattan.
Fausto-Sterling, A. (1979). Myths of gender : Biological theories about women and men. New York: Basic Books.
Fradelizi, J. (2020). Comorbidités dans la population transgenre et défauts de soins : une revue de la littérature. Thèse de médecine, Université de Paris. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03464326/document
Frigaux, A., Vacant, C., Evrard, R. (2022). Le devenir autiste au féminin : difficultés diagnostiques et ressources subjectives. Une revue de littérature. L’évolution psychiatrique, 87(3), 537-563. https://doi.org/10.1016/j.evopsy.2022.06.001
Haraway, D. (2009). Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature. Paris : Jacqueline Chambon.
Laurentis, T. de (2007). Théorie queer et cultures populaires. Paris : La dispute.
Maines, R.P. (1999). The Technology of Orgasm. “Hysteria, the Vibrator and Women’s sexual satisfaction. New York: John Hopkins University Press.
Maleval, J.-C. (2021). Notes sur la dysphorie de genre. GNIPL. https://www.gnipl.fr/2021/06/10/jean-claude-maleval-notes-sur-la-dysphorie-de-genre/
McNeil, J., Morton, J., Bailey, L., Ellis, S.J., Regan, M. (2012). Trans Mental Health and Emotional Wellbeing Study. https://www.scottishtrans.org/wp-content/uploads/2013/03/trans_mh_study.pdf
Oudshoor, N. (2000). Au sujet du corps, des techniques et des femmes. Dans D. Gardey, I. Lowy (dir.), L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin (pp. 31-45). Paris : EHESS.
Perrot, M. (2000). Chemins et problèmes de l’histoire des femmes. Dans D. Gardey, I. Lowy (dir.), L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin (pp. 59-73). Paris : EHESS.
Rio, M. (2006). Un cas d'anorexie masculine. L'information psychiatrique, 82, 669-681. https://doi.org/10.3917/inpsy.8208.0669
Subjects
- Psyche (Main category)
- Mind and language > Psyche > Psychoanalysis
- Mind and language > Psyche > Psychology
Date(s)
- Wednesday, September 20, 2023
Keywords
- genre, psychiatrie, transidentité, santé mentale
Contact(s)
- Renaud Evrard
courriel : renaud [dot] evrard [at] univ-lorraine [dot] fr
Reference Urls
Information source
- Renaud Evrard
courriel : renaud [dot] evrard [at] univ-lorraine [dot] fr
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To cite this announcement
« Quelle clinique du genre ? », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, September 21, 2022, https://doi.org/10.58079/19ja