Matériaux vivants
Revue « Socio-anthropologie » N° 49
Published on Monday, March 27, 2023
Abstract
Partant du constat que la notion de non-humain procède d’une logique d’indifférenciation qui rend difficilement intelligible la spécificité des matériaux vivants produits dans le cadre de la bioéconomie globalisée (cellules, gamètes, gènes, micro-organismes, tissus, etc.), ce numéro propose d’interroger le rapport particulier au vivant induit par la transformation de la biologie en technologie. S’inscrivant dans le prolongement du tournant « vitaliste », les articles regroupés dans ce numéro aborderont la question de la spécificité concrète des matériaux vivants, tant du point de vue de leurs caractéristiques matérielles (reproduction, plasticité, adaptabilité, croissance, réactivité, etc.) que des imaginaires sociotechniques dont ils sont porteurs.
Announcement
Argumentaire
Les sciences sociales ont récemment pris un tournant « vitaliste ». Sous la double impulsion des enjeux soulevés par les changements climatiques et du décentrement opéré par la remise en cause de l’anthropocentrisme, le rapport au vivant et, par extension, à l’agentivité sous toutes ses formes est devenu une problématique centrale des travaux contemporains. Le tournant « vitaliste » transparait clairement dans le nombre toujours grandissant d’ouvrages et d’articles portant sur les dimensions relationnelles, subjectives et expressives du vivant (Morizot, 2020, Truong, 2023). Qu’il s’agisse de recherches issues de la sociologie animale, des études environnementales ou du large champ des STS, on assiste à un pullulement de travaux ethnographiques portant sur différentes espèces (animales, végétales, microbiennes, fongiques) qui visent à démontrer l’enchevêtrement complexe et l’interdépendance relationnelle qui nous relie à l’ensemble des espèces (Tsing, 2017, Philipp, 2022). Le renouvellement théorique et méthodologique amorcé par le tournant « vitaliste » en sciences sociales s’accompagne, paradoxalement, d’une indifférenciation conceptuelle entre organismes biologiques et artefacts techniques qu’on regroupe désormais sous la notion abstraite de non-humain (Houdart et Thiery, 2011, Descolas, 2005). Englobant indifféremment des espèces vivantes, des composantes biologiques et des artéfacts techniques, le concept de non-humain promulgué par la théorie de l’acteur-réseau leur accorde une véritable agentivité, c’est-à-dire qu’il les considère comme des agents actifs des systèmes sociaux qu’ils contribuent à façonner (Latour, 2007). Poussant plus loin la prise en compte de l’agentivité des non-humains, les courants issus du nouveau matérialisme en viennent à considérer l’ensemble des composantes matérielles de nos sociétés comme autant d’agents actifs dotés, à des degrés divers, d’une forme de vitalité (Coole et Frost, 2010, Benett, 2010).
Si l’intégration d’entités autres qu’humaines dans les travaux en sciences sociales sociales s’avère essentielle pour comprendre les enjeux fondamentaux liés aux bouleversements actuels, le concept de non-humain porté par le courant « vitaliste » procède d’une indifférenciation entre vivant et non-vivant, entre matière première et objet technique qui tend à invisibiliser les enjeux de productions, d’artificialisation et d’industrialisation de la matière vivante, notamment lorsqu’il est question de matériaux biologiques.
Partant du constat que la notion de non-humain procède d’une logique d’indifférenciation qui rend difficilement intelligible la spécificité des matériaux vivants produits dans le cadre de la bioéconomie globalisée (cellules, gamètes, gènes, micro-organismes, tissus, etc), ce numéro propose d’interroger le rapport particulier au vivant induit par la transformation de la biologie en technologie (Landecker, 2007).
S’inscrivant dans le prolongement du tournant « vitaliste », les articles regroupés dans ce numéro aborderont la question de la spécificité concrète des matériaux vivants, tant du point de vue de leurs caractéristiques matérielles (reproduction, plasticité, adaptabilité, croissance, réactivité, etc) que des imaginaires sociotechniques dont ils sont porteurs. Alors que l’on s’inquiète de la perte de la biodiversité, comment définir et analyser la prolifération toujours croissante d’espèces hybrides et de matériaux vivants produits par les biotechnologies? L’approche matérialiste qui guide ce numéro vise à ouvrir de nouvelles pistes de réflexions et d’enquêtes sur le statut particulier et les ambiguïtés soulevés par la production et l’usage industrielle de la matière organique.
Le numéro regroupera des contributions s’inscrivant dans l’une des trois grandes thématiques suivantes :
1. Les matériaux vivants des objets comme les autres ? Enjeux épistémologique et perpectives méthodologiques
Sachant, qu’il n’existe aucune une définition scientifique définitive de ce qu’est le vivant, de ses origines et de ses limites (Lechermeier, 2019), sa prise en compte dans les sciences sociales implique donc des dimensions normatives et politiques. D’emblée, le concept de non-humain s’avère problématique, car il ne permet pas de délimiter les caractéristiques spécifiques des matériaux vivants issus des biotechnologies. Ainsi, la catégorie non-humain comprends à la fois l’ensemble des espèces (fongiques, végétales, animales, microbiennes), des artefacts techniques ainsi que des innombrables entités imaginaires qui peuplent les cultures humaines. L’assimilation des êtres vivants à des machines qui s’est historiquement imposée comme la référence dominante dans les sciences de la vie (Heams, 2019; Nicholson, 2019) se retrouve au fondement même de l’ingénierie génétique et des biotechnologies (Fox Keller, 1999; Kay, 2000; Lafontaine, 2014). Comment penser la spécificité des matériaux vivants s’ils sont conceptuellement assimilés à des objets techniques? Quels apports théoriques et méthodologiques peuvent fournir les études portant sur les matériaux vivants dans la compréhension des dimensions socio-anthropologiques de la crise environnementale?
2. Économie de la promesse et imaginaires sociotechniques des matériaux vivants
Parce qu’ils sont porteurs de visions du futur, de promesses et d’espoirs, mais aussi de craintes et de peurs, les matériaux vivants sont le résultat d’imaginaires sociotechniques (Jasanoff, 2015). Ces derniers sont le fruit d’une construction collective qui n’implique pas uniquement des chercheurs et des décideurs publics, mais aussi des acteurs du secteur privé autant que des mouvements citoyens (Maestrutti et Kröger, 2018). Constitutifs de la modernité, les imaginaires sociotechniques sont étroitement liés à l’idée de progrès et à une vision positive des avancées technoscientifiques ancrées dans une logique de domination de la nature et de conquêtes étatiques. Ils possèdent indéniablement une dimension performative, car ils participent activement à la construction du futur à partir duquel on oriente le présent.
Quels sont les imaginaires sociotechnique du vivant portés par les innovations dans le domaine de l’agriculture industrielle, de la procréation assistée, de l’édition génomique, de la biologie de synthèse, de la recherche sur les cellules souches, de la bio-impression ou encore de l’exobiologie ? L’objectif des contributions regroupées dans sous cette thématique est d’établir des points de convergence entre ces différents domaines de pointe afin de dégager un portait d’ensemble de l’imaginaire sociotechnique qui sous-tend de manière transversale ces développements, tout en tenant compte de leur singularité respective.
3. Production, standardisation et prolifération des matériaux vivants
La production de cellules in vitro à des fins de recherche et d’expérimentation a permis de transformer la matière organique en matériaux biotechnologiques (Landecker, 2007). L’expansion des techniques de culture in vitro est indissociable des processus de sélection, de purification, d’hybridation, de standardisation et de conservation des matériaux vivants, notamment ceux relatifs aux procédés de cryopréservation permettant de conserver et de stocker des cellules et des tissus à très basse température pour une période indéterminée (Friedrich, 2017). Le renversement temporel opéré par les techniques de cryopréservation et la très grande plasticité des matériaux vivants leur confèrent non seulement une vitalité décuplée, mais également une malléabilité détachée du cycle de vie (Landecker, 2005). Ainsi, la majeure partie des matériaux vivants qui peuplent les laboratoires et les cliniques de la planète sont dans un état de suspension temporelle qui démultiplie leurs potentialités réelles et imaginaires. Autrement dit, les biotechnologies reposent sur des soubassements matériels, techniques, économiques et culturels liés à la maîtrise et à la gestion du froid que Joanna Radin et Emma Kowal ont conceptualisé sous l’expression de cryopolitique (Kowal et Radin, 2017).
À l’heure de la Big Biology et de la constitution de biobanques à grande échelle, les enjeux de production, de standardisation, de stockage et de congélation d’une masse toujours plus imposante et diversifié de matériaux vivants, demeurent peu connus et invisibilisés dans les discours accompagnant les innovations biotechnologiques (Lafontaine, 2021). Dans ce contexte, la notion de biodiversité s’avère elle-même problématique, car elle est généralement conçue d’un point de vue fonctionnel, dans une logique de conservation et de préservation du vivant, qui, trop souvent, prend la forme d’une appropriation technoscientifique sur la base d’un modèle bioéconomique qui conçoit le vivant comme une matière première renouvelable, plastique et malléable (Cooper, 2008, Thacker, 2005).
Regroupant diverses formes de travaux empiriques, les contributions rassemblées sous cette thématique porteront sur les dimensions proprement matérielles et industrielles de la production, de la standardisation et de la conservation de la matière vivante en tant que matériau biotechnologique.
Modalités de soumission
Une intention argumentée d’environ 5 000 signes (entre 1 et 2 pages) accompagnée d’une bibliographie est attendue
pour le 16 mai 2023.
Elle précisera l’objet et le questionnement de recherche, les données et la méthodologie mobilisées.
Elle doit être adressée à la coordinatrice du numéro : celine.lafontaine@umontreal.ca
La notification des propositions pré-sélectionnées sera donnée aux auteur·rices début juin 2023. La remise des textes rédigés (entre 25 000 et 35 000 signes) est fixée au 3 octobre 2023. Le retour des évaluations des articles en double aveugle sera communiqué aux auteurs et aux autrices pour le 15 décembre. La version finale des articles retenus après évaluation est attendue pour le 15 janvier 2024.
La parution du numéro 49 « Matériaux vivants » aura lieu en juin 2024.
Directrice de la publication
- Christine Neau-Leduc, présidente de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Directeurs de la revue
- Gérard Dubey (Institut Mines-Telecom Business-school)
- Caroline Moricot (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Les directeurs ont un mandat de 5 ans, renouvelable une fois.
Comité de rédaction
Pierre Bouvier † (LAIOS/IIAC/CNRS), Florent Gaudez (université Pierre-Mendès-France, Grenoble), Anne Monjaret (LAP- CNRS-EHESS), Baptiste Monsaingeon (université de Reims Champagne-Ardenne), Sophie Poirot-Delpech (université Paris 1), Céline Rosselin-Bareille (université d'Orléans - université de Paris 1), Valérie Souffron (université Paris 1).
Les membres du comité de rédaction ont un mandat de 5 ans, renouvelable une fois.
Comité scientifique
Marc Abélès (anthropologue, EHESS), Allen Batteau (anthropologue, Wayne State University), Irène Bellier (anthropologue, LAIOS/IIAC/CNRS), Mathilde Bourrier (sociologue, université de Genève), Christiana Constantopoulou (sociologue, université Panteion d’Athènes), Sylvie Craipeau (sociologue, Institut Mines-Télécom, TEM), Arlette Farge (historienne, EHESS), Alain Gras (sociologue, université Paris 1), Frédéric Gros (philosophe, université Paris-Est de Créteil), Xavier Guchet (philosophe, université Paris 1), François Jarrige (historien, université de Bourgogne), Yoshimi Kakimoto (philosophe, université d’Osaka), Céline Lafontaine (sociologue, université de Montréal), Jean-Luc Metzger (sociologue, Orange Labs), Glaucia Olivera da Silva (anthropologue, université Fédérale Fluminense), Bernard Paulré (économiste, université Paris 1), Barbara Pentimalli (sociologue, université La Sapienza de Rome), Susan C. Rogers (anthropologue, New York University), Victor Scardigli † (sociologue, CNRS), Joseph Tonda (anthropologue, université Omar Bongo de Libreville), Georges Vigarello (historien, EHESS).
Bibliographie
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Subjects
- Europe (Main category)
- Society > Sociology
- Society > Ethnology, anthropology
- Periods > Modern > Twentieth century
- Society > Science studies
- Periods > Modern > Twenty-first century
Date(s)
- Tuesday, May 16, 2023
Keywords
- vivant, matériau, biotechnologie, matérialité
Contact(s)
- Caroline Moricot
courriel : Caroline [dot] Moricot [at] univ-paris1 [dot] fr
Reference Urls
Information source
- Céline Lafontaine
courriel : celine [dot] lafontaine [at] umontreal [dot] ca
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To cite this announcement
« Matériaux vivants », Call for papers, Calenda, Published on Monday, March 27, 2023, https://doi.org/10.58079/1atq