Demain ?
Revue « Nouvelles perspectives en sciences sociales »
Published on Tuesday, June 06, 2023
Abstract
Quel rapport entretenons-nous, individuellement et collectivement, avec le futur ? Il semblerait que ce rapport soit fortement teinté d’ambivalence, entre intérêt pour le futur, exprimé de multiples façons, et doute quant à pouvoir saisir le contenu de ce futur. Entre souhait profondément ancré et incertitude consubstantielle, la connaissance concernant le futur a longtemps été l’objet de méthodes et de pratiques, mêlant science, croyance, récits plus ou moins fantaisistes. La question abordée ici est donc celle des manières avec lesquelles est pensé l’avenir et dans quelle intention.
Announcement
Coordination
Denis Martouzet
Argumentaire
Quel rapport entretenons-nous, individuellement et collectivement, avec le futur ? Il semblerait que ce rapport soit fortement teinté d’ambivalence, entre intérêt pour le futur, exprimé de multiples façons, et doute quant à pouvoir saisir le contenu de ce futur. Entre souhait profondément ancré et incertitude consubstantielle, la connaissance concernant le futur a longtemps été l’objet de méthodes et de pratiques, mêlant science, croyance, récits plus ou moins fantaisistes. Par exemple, au XVIème siècle, Tycho Brahe considère l’astrologie comme application de l’astronomie, et Kepler et Galilée, connus pour leurs travaux en astronomie, proposaient encore des horoscopes [1]. Ce n’est qu’au XVIIème siècle, en Europe, par les écrits des philosophes mécanistes, dont, au premier rang, René Descartes, que l’astrologie sera distinguée de l’astronomie.
La distinction entre ce qui est de l’ordre du scientifique et ce qui relève de l’opinion est à peu près établie bien que régulièrement requestionnée, elle n’en demeure pas moins encore relativement floue. Nombreux sont les termes renvoyant à ce futur : futurologie, prospective et simulation prospective, prédiction, anticipation, voyance, cartomancie, prévision, planification, projet, programmation, anticipation, préscience, prophétie, conjecture, pronostic, scénario… et leur emploi autant au sein de la sphère scientifique qu’hors d’elle, est souvent approximatif : si la démarche générale est comprise et respectée, la rigueur méthodologique et les conditions de validité des résultats sont trop souvent absentes.
Si certains relèvent de la divination sans aucun fondement (la voyance, la cartomancie, la lecture dans le marc de café…), d’autres renvoient à des méthodes éprouvées et validées sur le plan scientifique (la modélisation et la simulation prospectives) et sur le plan technique et appliqué (le pronostic en médecine, la prévision en météorologie…). Mais la science, comme le montre Kuhn [2], n’est pas exempte d’imaginaires, de croyances et, en tant qu’elle est activité sociale, elle intègre nécessairement les souhaits et les attentes, celles des individus comme celles des groupes, mais aussi les craintes et les désirs les plus profonds.
Il entre dans toute futurologie, qu’elle soit idyllique ou apocalyptique, un mixte indécidable d’analyses raisonnées et de craintes ou désirs non dits ou non conscients, qui visent à faire advenir ou, au contraire, à empêcher ce que l’on affirme prévoir objectivement. Pour une bonne part, la prévision est autant ou plus performative que constative. Fondée sur une lecture rétrospective du passé, elle privilégie pour l’avenir un possible parmi d’autres. Il importe donc au plus haut point de démêler quelle part de désir, voire de wishful-thinking, s’immisce dans l’art futurologique, et surtout lorsqu’il se présente paré de tous les atours de la positivité objective. [3]
Il est possible aussi de distinguer, dans l’ensemble des termes employés pour désigner les manières d’atteindre le futur, ceux qui découlent de la volonté de connaissance du futur, de ceux qui émanent d’une volonté de modifier le contenu ainsi connu (planification, projet, programmation, par exemple). Là encore, la distinction entre deux catégories – connaissance et action – n’est pas précise : Toute connaissance peut être considérée comme une incitation – au moins potentielle – à passer à l’action notamment si un jugement est porté sur ce que l’on sait ou croit savoir du contenu du futur et que ce jugement conduise à vouloir changer ce qui est prévu (ce dont la probabilité d’occurrence est élevée). On passe alors, par exemple, de la prédiction à la prophétie dont la portée performative n’est plus à démontrer.
S’ajoutent des phénomènes qui relèvent de l’historicité : chaque société, chaque période pense son ou ses futurs à sa manière. Laurent Fedi, s’appuyant sur Auguste Comte, parle de « pathologie sociale », à propos de « notre » période actuelle, qu’il décrit ainsi :
Nous avons connu au XXe siècle l’épuisement de l’optimisme historique et futurocentrique. Nous sommes entrés dans l’ère de l’atomisme et de l’instrumentalisme qui rend la société impuissante à définir un projet collectif. Cette rupture est d’abord celle d’une continuité dans laquelle le passé éclairait l’avenir, dans laquelle, pour reprendre les catégories de Reinhart Koselleck, un champ d’expérience historiquement déterminé permettait de viser un horizon d’attente. Ce qui s’est ainsi écroulé, plus encore que l’idée d’un progrès indéfini, chère aux penseurs du XVIIIe siècle, c’est l’idée téléologique d’une société en marche vers la réalisation de sa fin. L’homme d’aujourd’hui pense vivre dans un monde trop nouveau et complexe pour que la mémoire collective puisse encore avoir une quelconque utilité ; aussi préfère-t-il s’imaginer sans héritage. Dans le même temps, il est convaincu que l’avenir est imprévisible et incertain. Nous sommes ainsi entrés dans l’ère du présentisme et de la désillusion. Certaines visions plus pessimistes ressuscitent l’idée d’une fin du monde, d’un « effondrement » inéluctable, mais on notera que les recherches « collapsologiques » sont controversées par ceux qui estiment au contraire qu’il faut faire sa place à la contingence et que « le pire n’est pas certain » [4].
Le rapport au futur est toujours problématique, pour plusieurs raisons :
- le caractère essentiellement incertain de ce que sera demain, du contenu de ce futur ;
- une réticence de la part des chercheurs à adopter une posture prospective alors même que la société est en demande de certitude quant à son avenir ;
- une réelle difficulté à saisir le lien entre aujourd’hui et demain ;
- le caractère essentiellement incertain de l’efficacité de l’action d’aujourd’hui pour orienter les situations futures, c’est-à-dire de saisir le lien, le chemin entre aujourd’hui et demain. Agir aujourd’hui pour atteindre un certain avenir met en œuvre des chaînes de causalité multiples qui, si certaines permettent d’atteindre ce futur, pour d’autres, nous en éloignent.
La sphère scientifique, comme les récits (littérature, cinéma…) et la vie quotidienne sont tous trois confrontés aux difficultés associées au rapport au futur. Ils ne les abordent cependant pas de la même manière, mais tous renvoient, dans le cadre que s’impose chacune de ces sphères, à ce que la société autorise, voire incite à penser, rend difficile, voire empêche de penser. Ces sphères par ailleurs ne sont pas étanches et les futurologues, les prospectivistes, les experts parfois autoproclamés, les idéologues se réclament, avec plus ou moins d’objectivité, du scientifique, produisant des récits du futur qui ne sont pas sans qualités. Le simple citoyen est lui aussi enjoint de faire des projets et de se projeter [5] et tous les champs de la vie individuelle ou collective sont concernés.
Le futur est donc écartelé entre la nécessité de le prendre en compte (comment ne vivre que dans le présent ?) et une difficulté, voire une impossibilité de le saisir avec un degré de précision acceptable dans la plupart des champs sociaux. L’enjeu sous-jacent devient crucial, entre crainte fondée de la perte d’une vie authentiquement humaine dans un avenir plus ou moins proche, collapsologie, certitude quant à l’incertitude inhérente à tous les systèmes complexes, complexité des relations entre urgence et long terme associée à celle des relations entre intérêt individuel et intérêt général… sans même compter le piège du déni (celui des climato-négationnistes, par exemple). De façon complémentaire, le futur, par son incertitude même, est le champ de tous les possibles, y compris celui des avenirs les plus radieux.
La question abordée ici est donc celle des manières avec lesquelles est pensé l’avenir et dans quelle intention. Par « manières », nous entendons ici aussi bien les méthodes que les paradigmes scientifiques, les manières de dire le futur (ou un futur particulier) que les fondements les plus implicites, les outils les plus sophistiqués et les récits les plus farfelus. Par ailleurs, il s’agit de questionner ce que la société fait des résultats découlant de ces « manières ». Y a-t-il opposition irréductible entre ces manières, notamment quand elles sont celles des sciences, celles des récits et celles du quotidien, ou un continuum dénué de ruptures, un champ ? Y a-t-il, dans chacune de ces sphères, des réticences, des envies, des souhaits, des besoins, des dénis, des évidences, des routines, des normes, des implicites, etc. – lesquels et sur quels fondements ? – envers la confrontation au futur ?
Cet appel à articles propose 5 entrées majeures
1/ Les attitudes
Quelles sont les attitudes des individus, des groupes, des sociétés face au futur ? Au-delà d’une double binarité, entre volonté de connaissance précise du futur/impossibilité de connaître le futur et entre optimisme/pessimisme (relativement au contenu du futur à venir mais aussi quant à la possible influence que l’on peut avoir sur le « cours des choses »), les attitudes peuvent aussi s’ancrer dans un passéisme ou un présentisme. Qu’en est-il des individus, des différents groupes sociaux ?
2/ Les contenus
De quoi le futur sera-t-il fait ? Il ne s’agit pas ici de poser la question de façon générale mais en certains champs scientifiques (par exemple les projections concernant la diminution de la biodiversité) ou dans le champ des récits, que ceux-ci soient religieux (ou plus largement mystiques), historiques et prophétiques, idéologiques, à visée documentaire, à visée dénonciatrice ou simplement de l’ordre du divertissement. Peut-on dégager des orientations majeures ou pointer du doigt des signaux faibles de la survenue de celles-ci ? À moins de penser que le futur « est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Que nous dit la science du futur ? Que nous disent ces récits du futur ? Que nous dit la science de ces récits ? Quels sont les objets alors étudiés ? Relèvent-ils de la technique, de l’organisation sociale, des capacités humaines ? Les orientations majeures à venir relèveront-elles du transhumanisme ? Du développement des nanotechnologies, des changements politiques, sociétaux, environnementaux ?
3/ Les approches
De quelles méthodes de connaissance et de restitution du futur disposons-nous ? Quels sont les champs de recherche visant le futur, se dotant d’un appareillage méthodologique scientifiquement éprouvé ? Comment est spécifié le champ de validité des résultats, quel niveau de certitude peut-on atteindre ? Sur le plan épistémologique, comment l’invérifiabilité (ou l’infalsifiabilité) inhérente à des résultats que l’on ne peut pas confronter au réel puisque celui-ci n’est pas advenu est-elle pensée ? Doit-on se restreindre à une approche probabiliste ou conditionnelle dans de « petites niches » de recherche ? Quelle place est donnée à la modélisation et la simulation ? Ensuite, comment sont restitués les résultats obtenus, dans le monde académique et vers l’ensemble de la société ? Comment s’articulent-ils avec les récits relevant de la sphère non scientifique : les récits d’anticipation, de science-fiction, qu’ils soient sous forme de romans, de nouvelles, de bande dessinée, de films et de séries télévisées, etc. ?
4/ Les fins
Quelle(s) fins peut-on envisager, de la fin de l’histoire à la fin de l’humanité ? Les années 1980 ont fait aboutir la réflexion à une fin de l’histoire de Fukuyama [6], héritière du modèle de développement de Rostow, immédiatement très critiquée par Huntington [7] ou Derrida [8], par exemple, et battu en brèche par les événements de ces trois dernières décennies. Les années 2000 envisage plutôt la fin de l’humanité (ou du moins d’une certaine humanité) avec les changements sociétaux majeurs en œuvre actuellement, sur le plan climatique et environnemental d’abord mais aussi sur le plan du rapport au savoir, avec le développement du complotisme et des fake news et, corrélativement, la dépréciation de la recherche et du savoir scientifique.
5/ Les chemins
Avoir un rapport au futur qui autorise à croire l’efficacité de l’action pour y tendre, c’est aussi se doter d’un chemin, d’une direction générale, éventuellement d’étapes et de points de passage obligés. Cela nécessite de découper le temps en séquences plus ou moins longues et reliées entre elles par des chaînes de causalités (ou de causalité probabiliste). Ces chemins existent-ils ? Comment les découvrir ou les construire ? Les disciplines que l’on peut qualifier de discipline de l’action ont-elles des entrées radicalement différentes de celles des disciplines de l’analyse pour appréhender ce futur ?
Consignes aux auteurs
Les auteurs intéressés par la thématique annonceront leur projet au coordinateur du numéro, Denis Martouzet (denis.martouzet@univ-tours.fr). Ce numéro thématique se veut résolument interdisciplinaire.
Les articles proposés devront respecter les normes éditoriales de la revue disponibles à l’adresse http://npssrevue.ca/guide/, dans la rubrique « Guide des auteurs » aux onglets « Consignes générales » et « Bibliographie et notes ».
Les auteurs feront parvenir aux mêmes adresses leur texte au plus tard le 30 septembre 2023.
Les textes qui traverseront avec succès le processus d’évaluation seront publiés dans le numéro thématique « Demain ? » de la revue Nouvelles perspectives en sciences sociales (à paraître en mai 2024).
Calendrier
- Publication de l’appel : mars 2023
- Date limite d’envoi des articles : 30 septembre 2023
- Parution du numéro : mai 2024
Mode de sélection et d'évaluation des articles
Le principe de sélection est le suivant : 1) un tri préalable sera effectué par le comité de lecture interne constitué d’une partie des membres du comité de rédaction pour vérifier la conformité à la mission de la revue, tri qui aboutira à une présélection des articles destinés aux numéros à venir ; 2) chaque article sera ensuite lu et évalué à l’aveugle par au moins deux experts externes.
L’auteur (ou les auteurs) sera avisé dès que possible de la décision qui aura été prise par la direction de la revue à l’égard de son article : sélection ; rapport accompagné des commentaires des appréciateurs pouvant amener à une révision du texte pour une soumission ultérieure ; acceptation ou refus avec justifications du refus.
Une phase complémentaire est proposée aux auteurs et appréciateurs : il s’agit d’ajouter au processus classique d'évaluation un dialogue entre ceux d’entre eux qui en acceptent explicitement le principe. Dans ce cas, ceux des auteurs et ceux de leurs appréciateurs qui s’y engagent vont dialoguer à visage découvert, sous l'étroite supervision de la direction de la revue, et corriger le texte ensemble. Cette « évaluation collaborative » permet aux appréciateurs de préciser leurs demandes et les raisons qui les justifient, aux auteurs d’en débattre avec eux, à tous de trouver les compromis susceptibles d’améliorer l’article. L’intérêt relevé par tous ceux qui ont pratiqué cette forme d’évaluation est à rechercher principalement dans l’apaisement de l’opération d’évaluation et dans son enrichissement grâce aux échanges entre les partenaires. La revue incarne ainsi sa philosophie qui veut qu’auteurs, appréciateurs et dirigeants en soient indissociablement les créateurs et les moteurs.
Notes
[1] Nicole Edelman, Histoire de la voyance et du paranormal. Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2014.
[2] Thomas Kuhn, 1972, La Structure des Révolutions Scientifiques, Paris, Flammarion.
[3] Alain Caillé, dans « Lectures », Revue du MAUSS, no 31, 2008, p. 576. DOI : 10.3917/rdm.031.0559.
[4] Laurent Fedi, « Auguste Comte et l’avenir. Enquête sur les fondements de la futurologie positiviste », Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 105, 2021, p. 209-229. DOI : 10.3917/rspt.1052.0209.
[5] Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Psychologie d’aujourd’hui », 1990
[6] Francis Fukuyama, 1992, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion.
[7] Samuel P. Huntington, 1990, « On ne sort pas de l’histoire. À propos de l’article de Francis Fukuyama », Commentaire, no 49, p. 63-70
[8] Jacques Derrida, 1993, Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée, n°98, vol.115.
Subjects
- Sociology (Main category)
Date(s)
- Saturday, September 30, 2023
Attached files
Keywords
- Futur, anticipation, prospective, modélisation, projet
Contact(s)
- Denis Martouzet
courriel : denis [dot] martouzet [at] univ-tours [dot] fr
Reference Urls
Information source
- Benoît Feildel
courriel : benoit [dot] feildel [at] univ-rennes2 [dot] fr
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To cite this announcement
« Demain ? », Call for papers, Calenda, Published on Tuesday, June 06, 2023, https://doi.org/10.58079/1bar