Dans les coulisses des entreprises innovantes
Le management éthique, un oxymore ?
Published on Thursday, June 15, 2023
Abstract
Héritières du système de production Toyota, de la lean production et de leurs déclinaisons, les entreprises dites « innovantes » affichent de nouvelles formes de management et d’organisation du travail plus vertueuses et plus respectueuses du bien-être de leur personnel. Elles s’affirment aussi mieux adaptées à l’évolution des technologies, aux « nouvelles attentes » des travailleurs et travailleuses et aux exigences du marché, de l’industrie 4.0. Ce dossier thématique entend réfléchir aux considérations éthiques attachées à ces organisations sous l’aune de trois grands thèmes : 1) le management et les manageuses/manageurs dans les entreprises dites innovantes ; 2) le fonctionnement démocratique dans les entreprises dites innovante ; 3) la place du conflit et de la critique dans ces organisations.
Announcement
Présentation
Ce dossier thématique ambitionne de réfléchir aux considérations éthiques[1] attachées à un ensemble d’organisations, dénommées par la suite entreprises dites « innovantes », qui ont comme point commun le fait de revendiquer de « travailler autrement », en rupture totale avec les modèles d’organisation du travail hiérarchisés (« en silo »), bureaucratiques et les formes de management du type command and control.
Héritières du système de production Toyota, de la lean production et de leurs déclinaisons, ces entreprises affichent de nouvelles formes de management et d’organisation du travail (Canivenc, 2022) plus vertueuses, plus respectueuses du bien-être de leurs salariés. Elles s’affirment aussi mieux adaptées à l’évolution des technologies – numériques, robotiques, intelligence artificielle –, aux « nouvelles attentes » des travailleurs et aux exigences du marché, de l’industrie 4.0.
Ainsi, depuis les années 1990-2000, un certain nombre d’organisations ont émergé : entreprises liquides, entreprises libérées ou holacratiques ou agiles, entreprises « Opale », start-up et incubateurs, entreprises frugales, entreprises autogérées, tiers-lieux, voire coopératives. Autant d’organisations qui mettent en avant un fonctionnement plus vertueux, plus démocratique, et plus humaniste (Lecomte, 2016), plus altruiste. Autrement dit, elles feraient montre d’un management, d’une gouvernance plus éthiques.
Tous ces aspects – organisationnels, de gestion des ressources humaines, de fonctionnements plus démocratiques – décrits par leurs initiateurs, « leaders libérateurs » (Zobrist, 2013 ; Hervé, 2015), théoriciens-gourous (Getz et Carney, 2013 ; Laloux, 2015) commencent à être remis en question par des chercheurs en sciences sociales, de manière plus ou moins critique (Picard, 2015 ; Rousseau et Ruffier, 2017 ; Coutrot, 2018 ; Lallement, 2019 ; Karsenti, 2019 ; Linhart, 2021 ; Edey Gamassou et Mias, 2021) et par des lanceurs d’alerte ou des « repentis » (Brière, 2021) qui s’évertuent à montrer les écarts entre discours affichés et réalité des pratiques.
Mais, si les aspects socio-organisationnels et les systèmes de management mis en œuvre dans ce type d’organisations sont contestés, les aspects éthiques, moraux, déontologiques le sont beaucoup moins. Certes, il existe des travaux sur l’éthique, la morale portant sur les entreprises ou le management (Bowen, 1953 ; Donaldson, 1982 ; Blancard et Peale, 1988 ; Parker, 1998 ; Mercier, 1999 ; Phillips, 2003 ; Bowie et Werhane, 2005 ; Ballet et al., 2011 [2001] ; Dion et Fortier, 2011 ; Brasseur, 2016), sur le travail (Bégin, 2009) ou sur le système capitaliste (Salmon, 2007 et 2009), mais ils portent très peu sur ce type d’entreprises « innovantes », sur ces nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT), notamment sous l’angle des implications éthiques de telle ou telle pratique, de tel ou tel comportement, de tel ou tel mode de management.
C’est pour combler ce manque que nous attendons des travaux sociologiques, philosophiques, historiques, en sciences de gestion, etc., empiriquement fondés (notamment, pour donner à voir ce qui relève de l’affichage, du discours, et ce qui renvoie à une certaine réalité, à des pratiques), qui porteront un regard éthique[2] sur ces « innovations managériales et organisationnelles ».
De ce point de vue éthique, trois aspects pourraient être particulièrement abordés.
Thèmes et questions
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Management et manageurs dans les entreprises dites innovantes
Comme nous l’avons indiqué, ces entreprises revendiquent de nouvelles pratiques de management, plus vertueuses, plus morales, plus respectueuses des individus, bref un fonctionnement producteur de sens. Elles mettent également en avant un fonctionnement plus respectueux de l’environnement en s’engageant notamment dans des politiques de responsabilité sociale ou de développement soutenable ou de « l’être humain » en menant des actions philanthropiques ou humanitaires.
Qu’en est-il dans la réalité du monde du travail et des affaires ? Par ailleurs, ces politiques et ces pratiques sont portées par des dirigeants qui revendiquent de « faire autrement ». De facto, une interrogation sur l’éthos professionnel des manageurs dans ce type d’organisations et des « leaders-libérateurs » serait féconde.
À quelle forme d’éthique font-ils référence : une éthique de conformité (Weaver et Treviňo, 1999 ; Stanbury et Barry, 2007 ; Bégin, Langlois, 2012) ou une éthique plus authentique (Cléach, 2012) ?
En fin de compte, le management peut-il être éthique ou n’assiste-t-on qu’à des formes d’instrumentalisation de dimensions éthiques à des fins productivistes, gestionnaires ?
Peut-on gérer une entreprise capitaliste par les valeurs (Rezsohazy, 2006 ; Claude et Wellhoff, 2011 ; Barrett, 2017) qui ne seraient pas les « valeurs actionnariales » ?
C’est donc quelque part une réflexion sur le degré de sincérité (versus de cynisme), de justice sociale dont il sera également question.
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Le fonctionnement démocratique dans les entreprises dites innovantes
Le fonctionnement plus démocratique dans ce type d’organisations est une revendication partagée par la plupart d’entre elles. On serait passé à des formes de démocratie dans les entreprises – qui étaient au mieux représentatives – à des configurations plus participatives, voire dans certains cas, plus directes ou délibératives (Petit et al., 2022 ; Toulouse, 2022).
Qu’en est-il réellement ? Dans ces entreprises plus « horizontales », les acteurs de terrain – ceux qui ne sont ni en position de management ni en position d’actionnaires – ont-ils plus accès à la parole, à la prise de décision ? Et de quelle décision est-il question ?
Ont-ils leur mot à dire, notamment sur les politiques menées par leur entreprise, ont-ils réellement plus de pouvoir (Detchessahar, 2019) ?
Quels effets ces configurations ont-elles sur les organisations du travail, sur les contenus du travail, les définitions des missions, et des moyens pour les réaliser, sur les effectifs, les formations et les salaires ?
Comment les richesses collectivement produites se répartissent-elles ?
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Résister dans ces organisations : la place du conflit et de la critique
Quelle place est laissée à l’expression de la critique et aux conflits ? À travers cette thématique, ce sont les formes de résistance qui seront interrogées comme révélatrices d’un contre-pouvoir qui marqueraient l’écart entre les discours affichés et la réalité du terrain. Quelle place, quel rôle pour les syndicats ?
Mais aussi, comment analyser dans ces univers « où il ferait bon vivre », promoteurs de bien-être (Salman, 2021), de démocratie et d’organisation du travail plus respectueuses des individus qui y travaillent, les défections ou les prises de parole (au sens d’Hirschman, 1970), les désengagements, les dissidences, les lancements d’alerte, les transgressions ? Autant de formes de résistance qui vont au-delà de celles bien connues des sociologues du travail ayant étudié les entreprises tayloriennes-fordiennes.
Quelles en sont les bonnes raisons ? Dans quelle mesure sont-elles liées à ce type d’organisations ?
Peut-on penser qu’elles refléteraient une sorte d’inversion de la « faiblesse des volontés[3] » (Davidson, 1993 ; Anquetil, 2004) ?
Encore une fois, l’idée consiste à explorer les coulisses des entreprises innovantes, l’envers du décor affiché, en mettant l’accent sur les aspects éthiques, moraux ou déontologiques. Nous attendons donc des propositions d’article reposant sur des enquêtes de terrain ou de cas. Et même si nous donnerons la priorité aux propositions fondées sur des travaux empiriques, nous examinerons également les propositions plus théoriques, plus conceptuelles dès lors qu’elles seront en rapport avec les préoccupations évoquées précédemment.
Conditions de soumission
Les propositions d’article, sous forme de résumés de 150 à 200 mots, doivent être envoyées au moyen de ce formulaire,
d’ici le 18 août 2023.
Toute proposition devra être accompagnée du nom et des coordonnées de trois expertes ou experts potentiels intervenant dans le domaine de l’appel de propositions.
Date limite pour remettre les textes : 31 janvier 2024
Parution prévue (en ligne, en libre accès immédiat) : juin 2024
Modalités de soumission
Les personnes désireuses de proposer un article doivent faire parvenir une proposition d’article par le formulaire prévu à cet effet (voir Conditions de soumission ci-après). Les propositions d’article doivent compter de 150 à 200 mots. Le Comité de direction de la Revue fera part de sa décision dans les vingt jours suivant la date limite de remise des propositions. Les personnes dont la proposition aura été retenue pourront envoyer leur article complet. Les articles définitifs doivent compter environ 40 000 caractères (espaces, bibliographie et résumés non compris), inclure un résumé et des mots-clés (en français et en anglais), ainsi qu’une bibliographie (n’excédant pas trois pages).
Démarche qualité de la Revue
Avant publication, tout article reçu fait obligatoirement l’objet d’une double évaluation par les pairs, qui évaluent son acceptabilité. La personne qui l’a proposé est ensuite invitée à modifier son texte à la lumière des commentaires formulés par les pairs. Le Comité de direction de la Revue peut refuser un article s’il ne répond pas aux normes minimales attendues d’un article scientifique ou s’il n’est pas lié à la thématique choisie.
Comité de direction
Luc Bégin (Université Laval), Nicholas Jobidon (École nationale d’administration publique), Lyne Létourneau (Université Laval), Allison Marchildon (Université de Sherbrooke) et David Talbot (École nationale d’administration publique)
Comité scientifique
Catherine Audard (London School of Economics), Georges Azarria (Université Laval), Yves Boisvert (ENAP Montréal), Ryoa Chung (Université de Montréal), Speranta Dumitru (Université Paris-Descartes), Isabelle Fortier (ENAP Montréal), Jean Herman Guay (Université de Sherbrooke), André Lacroix (Université de Sherbrooke), Jeroen Maesschalck (University of Leuven), Ernest-Marie Mbonda (Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé), Dominique Payette (Université Laval), Dany Rondeau (Université du Québec à Rimouski), Margaret Sommerville (Université McGill), Daniel Weinstock (Université McGill)
Bibliographie
Anquetil, A. (2004), « Agir intentionnellement à l’encontre de ses valeurs », Gérer et Comprendre, no 78, décembre.
Ballet, J. et al. (2011 [2001]), L’entreprise et l’éthique, Paris, Seuil.
Bégin, L. et Langlois L. (2012), « La construction d’un dispositif éthique : l’expérience d’une tension problématique », Pyramides, no 22.
Bégin, L. (dir.) (2009), L’éthique au travail, Montréal, Liber.
Blanchard, K. et Peale, N. V. (1988), Éthique et management, Paris, Éditions d’organisation.
Brasseur, M. (dir.) (2016), L’éthique et l’entreprise, Paris, L’Harmattan.
Bowen, H. R. (1953), Social Responsibility of The Businessman, New-York, Harper & Row.
Bowie, N. E. et Werhane, P. (2005), Management Ethics, Oxford, Blackwell Publishing.
Brière, T. (2021), Toxic management, Paris, Robert Lafont.
Canivenc, S. (2022), Les nouveaux modes de management et d’organisation, Paris, La Fabrique de l’industrie.
Claude, J-F. et Wellhoff, T. (2011), L’entreprise en 80 valeurs, Paris, Liaisons.
Cléach, O. (2012), Éthique dévoyée vs éthique authentique, Rapport de stage postdoctoral, Québec, IDÉA.
Coutrot, T. (2018), La liberté du travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Paris, Seuil.
Davidson, D. (1993), Actions et événements, Paris, PUF.
Detchessahar, M. (dir.) (2019), L’entreprise délibérée. Refonder le management par le dialogue, Bruyères-le-Châtel, Éditions Nouvelle Cité.
Dion, M. et Fortier, M. (2011), Les enjeux éthiques de l’entreprise, Saint-Laurent, ERPI.
Donaldson, T. (1982), Corporations & Morality, Englewood Cliffs, Prentice Hall Inc.
Edey Gamassou, C. et Mias, A. (dir.) (2021, Dé-libérer le travail. Démocratie et temporalités au cœur des enjeux de santé au travail, Buenos Aires, Teseo.
Getz, I. et Carney, B. M. (2013 [2009]), Liberté et Cie, Paris, Flammarion.
Hervé, M. (2015), Une nouvelle ère, Paris, Les Périgrines.
Hirschman, A. O (1970), Exit, voice, loyalty - Défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles.
Karsenty, L. (coord.), Libérer l’entreprise, ça marche ?, Toulouse, Octarès, 2019.
Lallement, M. (2019), Un désir d’égalité, Paris, Seuil.
Laloux, F. (2015), Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Paris, Diateino.
Langlois, L. et al. (2005), Éthique et dilemmes dans les organisations, Québec, Presses universitaires de Laval.
Lecomte, J. (2016), Les entreprises humanistes, Paris, Éditions des Arènes.
Mercier, S. (1999), L’éthique dans les entreprises, Paris, La Découverte.
Parker, M. (dir) (1998), Ethics & Organizations, London, Sage Publications.
Petit, G. et al. (dir.) (2022), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2e édition), GIS Démocratie et Participation.
Phillips, R. (2003), Stakeholder Theory and Organizational Ethics, San Francisco, Berrett-Koehler Publishers Inc.
Picard, H. (2015), « entreprises libérées », parole libérée ? Lectures critiques de la participation comme projet managérial émancipateur, Thèse en sciences de gestion, Paris-Dauphine.
Rezsohazy, R. (2006), Sociologie des valeurs, Paris, A. Colin.
Rousseau, T. et Ruffier, C. (2017), « L’entreprise libérée : entre libération et délibération », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements, no 56.
Salman, S. (2021), Aux bons soins du capitalisme, Paris, Presses de Sciences Po.
Salmon, A. (2007), La tentation éthique du capitalisme, Paris, La Découverte.
Salmon, A. (2009), Moraliser le capitalisme ?, Paris, CNRS Édition.
Stanbury, J. et Barry, B. (2007), « Ethics Programs and the Paradox of Control », Business Ethics Quaterly, no 2, vol. 17, avril.
Toulouse, J.-M. (2022), Quelle démocratie délibérative ? et La démocratie ne peut pas être « représentative » !, Paris, Éditions L’Harmattan.
Weaver, G. R. et Treviňo, L. K. (1999), « Compliance and Values Oriented Ethics Programs: Influences on Employees Attitudes and Behavior », Business Ethics Quarterly, no 2, vol. 9, avril.
Zobrist, J.-F. (2013 [2007]), La belle histoire de Favi. L’entreprise qui croit que l’Homme est bon, 2 tomes, Paris, Humanisme & Organisations
Notes
[1] La notion d’éthique sera ici mobilisée au sens de l’éthique appliquée : elle renvoie à un système de valeurs, là où la morale et la déontologie relèvent du domaine de la règle (Cléach, 2012).
[2] Les auteur·es prendront soin de définir le sens qu’ils ou elles donnent aux notions d’éthique, de morale et de déontologie.
[3] Avec comme hypothèse que les systèmes de valeurs redeviendraient prégnants par rapport à des normes ou des injonctions managériales, offrant ainsi de nouvelles formes de résistance.
Subjects
- Sociology (Main category)
- Society > Sociology > Sociology of work
- Society > Ethnology, anthropology > Social anthropology
- Society > Ethnology, anthropology
- Society > History
- Society > Economics
- Society > Political studies
- Society > Law
Date(s)
- Friday, August 18, 2023
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- éthique, lean management, entreprise innovante, management, démocratie, conflit, critique
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- Corinne Sarian
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« Dans les coulisses des entreprises innovantes », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, June 15, 2023, https://doi.org/10.58079/1bd5