La pluralité des crises contemporaines éveille la sensation d’une permanence qui se traduit par l’omniprésence de situations d’urgences. Façonnées par diverses frontières, les sociétés postmigratoires de la sphère franco-allemande offrent un terrain propice à la manifestation actuelle des urgences liées à l’exil et aux migrations. Dans ce contexte, il s’agira d’interroger les frontières matérielles et immatérielles du point de vue de la littérature / du théâtre et de la géographie afin de cerner au plus près leurs fonctions vis-à-vis de la construction d’un présent fait d’urgences, tout en sondant le potentiel de réponses que ce présent recèle face aux incertitudes constitutives des crises.

Argumentaire

L’époque contemporaine se dessine au gré d’une pluralité de crises qui affectent notre quotidien dans un monde globalisé. La succession ou la concomitance de ces crises éveillent la sensation d’une permanence, d’une durabilité qui se traduit par l’omniprésence de situations d’urgences. Le constat selon lequel la « notion d’urgence a envahi la totalité du champ social et existentiel » (Bénévent 2009, 14) se vérifie à l’heure actuelle.

L’étymologie du concept « urgence » est significative car elle en révèle la double dimensionnalité. Elle renvoie à la fois à une expérience vécue et à un ensemble de réactions appelées par une situation de crise : à l’origine, urgere désigne le fait d’accabler au sens de faire peser un fardeau (Bénévent 2009, 13). Le terme recouvre ensuite une acception temporelle, renvoyant à des situations qui imposent de parer au plus pressé. En allemand, plusieurs termes peuvent être mobilisés : Notlage suggère l’urgence émanant d’une situation de détresse. Les termes Dringlichkeit et (vor-)dringlich se rapportent à l’impératif d’une action qui se veut rapide et prioritaire.

Notre hypothèse s’appuie sur le constat selon lequel les sociétés de la sphère franco-allemande offrent un terrain propice à la manifestation des urgences. De fait, il s’agit de sociétés postmigratoires façonnées par des frontières que l’on entendra comme des processus et pratiques de mise en ordre du monde. Or, interroger ces frontières permet de cerner au plus près leurs fonctions vis-à-vis de la construction d’un présent fait d’urgences, tout en sondant le potentiel de réponses qu’il recèle face aux incertitudes constitutives des crises.

Dans le contexte de l’exil généré par des conflits armés ou des catastrophes climatiques, l’urgence migratoire résulte de la réussite ou de l’échec de la traversée de frontières, impliquant des actions humanitaires, des politiques d’accueil ou des récits de vie divers. L’urgence migratoire trouve un vif écho dans les recherches en géographie, mais aussi, actuellement, dans la production littéraire et théâtrale germanophone. Un sentiment collectif d’impuissance à agir fait en effet appel à des moyens de négociation divers qui sont eux-mêmes portés par divers supports et médias artistiques : les crises ne s’accompagnent pas par hasard d’une productivité accrue dans les arts. L’approche interdisciplinaire impose non seulement de considérer les espaces et, tout particulièrement, les frontières selon leurs incidences matérielles ou immatérielles, comme des représentations, mais également comme des constructions performatives qui sont autant de mises en actes sociales, culturelles, (bio-)politiques ou langagières. Or, la littérature qui met en scène les frontières se conçoit, dans le sillage du spatial turn (Hallet Wolfgang, Neumann Birgit 2009), comme un prolongement esthétique et performatif de ce réel. Par là même, elle le transforme, modifie nos imaginaires, interroge le statut des normes frontalières ainsi que le lien entre réalité empirique et figuration textuelle. Elle ouvre in fine à des questionnements politiques dont la visée heuristique intéresse au premier plan les deux disciplines convoquées, sans exclure d’autres disciplines dont le concours est le bienvenu (sociologie, droit, sciences politiques, histoire des idées, arts, etc.). 

L’appel à communications est lancé à partir de quatre axes de recherches :

Récits, représentations et représentabilité de la frontière en contexte d’urgence liée aux migrations

Auand la frontière est au centre de migrations, quelles pratiques de l’urgence se développent, et quelles narrations en découlent ? Quels sont les « porte-voix » de l’urgence migratoire ? Ces réflexions concernent la question de la représentabilité : quelles fonctions peuvent être attribuées au border narratives, à l’authenticité, à la fiction et à l’autofiction dans le cadre d’expériences existentielles surgissant d’une urgence aux frontières ?

Actions face à l’urgence migratoire 

Quels dispositifs de pouvoir et quelles « frontiérités » (Amilhat Szary Anne-Laure, Giraut Frédéric 2015), c’est-à-dire l’inégalité du traitement des personnes face aux frontières, se déploient pour faire face à l’urgence ? Cet axe interroge la responsabilité, la capacité d’action, la portée collective ou individuelle. Elle incarne des potentiels de mobilisation et de résistance selon différentes formes d’activisme et de désobéissance civile. L’interprétation de l’urgence migratoire par différents acteurs mène à une pluralité de sens apposés à la notion, entraînant ainsi une reconfiguration hétérogène des répertoires de l’action et de ses limites. L’intervention mène aussi à une notion de proximité, voire à une territorialité que l’urgence peut révéler à travers les actions entreprises par des acteurs locaux.

Temporalités de l’urgence migratoire

L’urgence se pose comme la gestion de temporalités différentes et apparaît comme incompatible avec des situations chroniques (Séchet 2006). Or, elle implique une forme de chronicité dans la mise en place de réponses rapides. De ce fait, comment les urgences sont-elles pondérées ? S’agit-il de ruptures temporelles (Bonneuil, Fressoz 2013), de catastrophes sans évènement ou peut-on les définir comme une transition vers un autre régime (Horn 2023, 141) ? Quelles frontières temporelles pouvons-nous attribuer aux urgences ? L’accélération des sociétés, cette « famine temporelle » dont parle Harmut Rosa (2014), est-elle constitutive des urgences que nous connaissons actuellement ?

De l’urgence à l’émergence

Si l’urgence, par sa nature même, ne laisse plus d’espace à la réflexion (Scarry 2011, 9), on pourra se demander ce qu’elle produit. Quels espaces de vie, quelles spatialités réticulaires émergent sur la base d’une urgence ? S’agit-il d’espaces clos qui tendent à exclure l’Autre derrière une frontière ? Ou des espaces alternatifs, transculturels, hybrides (Bhabha 2011, 37 ; 165 et suiv ?), qu’ils soient symboliques ou réels, sont-ils ouverts et quelles nouvelles significations en émergent ?

Le 10^ème séminaire de l’UniGR-Center for Border Studies aura lieu les 9 et 10 novembre 2023 à l’Université de Lorraine – Metz.

Ce séminaire constitue le premier jalon d’un cycle plus large portant sur « Urgences et frontières », lequel s’inscrit au sein d’un « Programme-Formations-Recherches » du CIERA (2023-2035) obtenu pour une collaboration entre l’Université de Lorraine (CEGIL et Loterr) et l’Université de la Sarre (Chaire de Germanistique Française et Département d’Études sociales Européennes). Il est en outre placé sous le double patronage du Center for Border Studies de l'Université de la Grande Région et du GIS franco-belge « Institut des Frontières et des Discontinuités ».

Les langues de travail du séminaire seront le français et l’allemand. Un service d'interprétariat est prévu.

Modalités de contribution

Merci de bien vouloir envoyer vos résumés (environ 15 lignes) accompagné d’une brève notice bio(biblio-)graphique à

• Cécile Chamayou-Kuhn : cecile.chamayou-kuhn@univ-lorraine.fr
• Carole Wernert : carole.wernert@univ-lorraine.fr

avant le 29 septembre 2023.

Comité scientifique

Le comité scientifique est dirigé par Cécile Chamayou-Kuhn et Carole Wernert (Université de Lorraine), et comprend :

• Cécile Chamayou-Kuhn, UR CEGIL, Études Germaniques, Université de Lorraine
• Sabine Duhamel, Directrice du GIS IFD, géographie, Université Littoral Côte d’Opale
• Daniel Kazmaier, UR CEGIL, Études Germaniques, Université de Lorraine
• Françoise Lartillot, UR CEGIL, Études Germaniques, Université de Lorraine
• Grégory Hamez, UR LOTERR, géographie, Université de Lorraine
• Fabienne Leloup, GIS IFD, sciences politiques, Université Catholique de Louvain (Belgique)
• Reiner Marcowitz, UR CEGIL, Études Germaniques, Université de Lorraine
• François Moullé, GIS IFD, géographie, Université d’Artois
• Bernard Reitel, GIS IFD, géographie, Université d’Artois
• Florian Weber, géographie, Université de la Sarre (Allemagne)
• Romana Weiershausen, Chaire de Germanistique Francophone, Université de la Sarre (Allemagne)
• Carole Wernert, UR LOTERR, aménagement, Université de Lorraine
• Christian Wille, Directeur de l’UniGR-Center for Border Studies, cultural border studies, Université du Luxembourg (Luxembourg)

Eléments bibliographiques

Amilhat Szary Anne-Laure, Giraut Frédéric, Borderities and the politics of Contemporary mobile Borders, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.

Bénévent Raymond, « La rhétorique de l’urgence », in : La lettre de l’enfance et de l’adolescence 76.2, 2009, p. 13-20.

Bhabha Homi K., Die Verortung der Kultur, Tübingen, Stauffenburg Verlag, 2011.

Bonneuil Christophe, Fressoz Jean-Baptiste, L’Evènement Anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013.

Hallet Wolfgang, Neumann Birgit (éds.), Raum und Bewegung in der Literatur. Die Literaturwissenschaften und der Spatial Turn, Bielfeld, transcript Verlag, 2009.

Horn Eva, « Tipping Points : Das Anthropozän und Corona », in : Adloff Frank, Fladva Benno, Neckel Sighard (éds.), Imaginationen von Nachhaltigkeit. Katastrophe. Krise. Normalisierung, Francfort-sur-le-Main/New York, Campus Verlag, 2023, p. 123-150.

Rosa Hartmut, Alinéation et accélération : vers théorie critique de la modernité tardive, Paris, La découverte, 2014.

Scarry Elaine, Thinking in an Emergency, New York/Londres, W.W. Northon & Company, 2011.

Séchet Raymonde, « Quand le risque et l’urgence cachent les vulnérabilités et les inégalités… », in : Penser et faire la géographie sociale : Contribution à une épistémologie de la géographie sociale [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006  <http://books.openedition.org/pur/374>.