HomeLe couple « oralité-écriture » : dualisme et/ou chiasme ?
Le couple « oralité-écriture » : dualisme et/ou chiasme ?
Approche interdisciplinaire sur les relations conceptuelles en jeu
Published on Wednesday, September 27, 2023
Abstract
Ce colloque vise à questionner l’articulation des concepts d’« oralité » et d’« écriture », tantôt conçue à l’aune de perspectives dualistes selon lesquelles l’écriture serait indépendante de l’oralité tout en étant la transcription d’une langue parlée, tantôt pensée par le prisme de perceptions plus chiasmatiques, ne relevant pas de principe d’opposition ni même de distanciation a priori entre l’écriture et la voix, la première n’inscrivant pas la seconde mais l’exprimant et la présentifiant.
Announcement
Argumentaire
Ce colloque vise à questionner l’articulation des concepts d’« oralité » et d’« écriture », tantôt conçue à l’aune de perspectives dualistes selon lesquelles l’écriture serait indépendante de l’oralité tout en étant la transcription d’une langue parlée, tantôt pensée par le prisme de perceptions plus chiasmatiques, ne relevant pas de principe d’opposition ni même de distanciation a priori entre l’écriture et la voix, la première n’inscrivant pas la seconde mais l’exprimant et la présentifiant.
Il s’agira de prêter attention aux deux concepts en jeu, aux sens auxquels ils sont associés selon les contextes historiques, culturels et cultuels considérés. « Écriture » et « oralité » sont des catégories occidentales auxquelles nous n’avons pas d’autre choix que de recourir pour désigner ce que l’on observe en dehors de ce champ de rationalité. Or, de telles distinctions ne traduisent pas forcément avec justesse certaines catégories exogènes, susceptibles d’établir des liens de continuité entre différentes modalités figuratives et vocales, et plus largement corporelles. Nos questionnements concerneront donc certains « intraduisibles ».
Les logiques de pensée auxquelles répondent les différents modes d’association de l’écriture et de l’oralité seront mises au jour afin de les comparer et de se demander où et à quelles périodes historiques, leurs articulations dualistes et chiasmatiques sont observables, et s’il existe un lien sociologique et historique, voire ontologique, de contiguïté entre elles. Les institutions symboliques dans lesquelles elles s’observent relèvent-elles de registres juxtaposés ou totalement distanciés ?
Il s’agira en premier lieu de revenir aux fondements du dualisme oralité-écriture qui gouverne nos perceptions académiques et qui s’est invité dans l’ethno-anthropologie depuis ses origines, à travers une démarcation bien établie entre les sociétés de traditions orales (dites « sans écriture ») et celles de traditions écrites. Ce legs épistémique remonte aux fondements de la philosophie. Une telle perception binaire est un leurre, au sens de Jacques Derrida pour qui parler de « société sans écriture » « relève de l’onirisme ethnocentrique, abusant du concept vulgaire, c’est-à-dire ethnocentrique, de l’écriture » (De la grammatologie, 1967, p. 161). Derrida invite précisément à remettre en cause le logocentrisme de la métaphysique occidentale selon laquelle l’écriture serait associée à la mort et subvertie à la parole – précisant que l’écriture est une préoccupation centrale chez ceux qui ne cessèrent de la dévaluer, tels que Platon, Rousseau, Hegel et Saussure. Si le « refoulement » ou la « répression » de l’écriture est au cœur de la philosophie, elle l’est également de la théorie anthropologique d’héritage structuraliste dont Derrida critique également le « phonocentrisme », plaçant Lévi-Strauss dans le sillage de Platon et de Rousseau dans son appréhension de l’écriture, réduite à un instrument inessentiel et dérivé de la parole.
Les recherches de Marcel Detienne sont essentielles pour saisir que si, pour une certaine tradition platonicienne, l’écriture est antithétique à la parole perçue comme vive et créatrice, dans l’orphisme, au contraire, « la voix et l’écriture se répondent, alternent et s’entrelacent de manière exemplaire » (Annuaire de l’EPHE, 1979 (88), p. 297). Orphée parle par écrit. L’écriture est une vocalise, musique et son, ce que met par ailleurs en avant Michel de Certeau à propos de l’écriture biblique qui parle (L’invention du quotidien 1980), ou encore Tim Ingold lorsqu’il propose de réinterroger de telles perspectives issues du Moyen-Âge dans Une brève histoire de ligne ([2007] 2011), soulignant qu’avec l’imprimerie, notamment, « la page a perdu sa voix ».
Les orientations réflexives développées dans la lignée de Platon plutôt qu’en rapport à l’orphisme ont guidé la philosophie et la métaphysique européennes en direction de l’oralité a-scripturaire aux dépends de « l’écriture polyphonique » (pour reprendre l’expression de Detienne), marquant inéluctablement les sciences sociales. Dans La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (1979), Jack Goody garde ainsi une vision exclusive des termes « oralité » et « écriture ». Ses travaux, pourtant systématiquement cités quand il s’agit d’aborder la question de l’écriture, ne permettent aucunement de dépasser l’idée de l’écriture associée à l’oppression ou au pouvoir, et plus largement à l’établissement d’un discours institué, ni, surtout, de penser son rapport à l’oralité, de la défaire de l’opposition erronée littératie-oralité, et donc d’un binarisme par trop ancré dans l’anthropologie. L’écriture est pensée comme l’instrument privilégié des sociétés à État et à histoire par opposition aux sociétés orales, sans histoire et sans structure de pouvoir centralisé.
Anne-Marie Christin bouleverse les perspectives occidentales logocentrées dans L’image écrite ou la déraison graphique ([1995] 2009) en défendant l’idée que l’écriture, comprise comme le véhicule graphique d’une parole, qu’elle soit issue du système de l’idéogramme ou de celui de l’alphabet, est née de l’image et que son efficacité ne procède que d’elle ; elle est le produit direct de la pensée de l’écran. Déconstruisant le mythe de son origine verbale, elle réintroduit le graphisme dans la réflexion – sans pour autant nier le verbal. Pour Jacques Anis (L’Écriture : théories et descriptions, 1988), cette mise en rapport de l’écriture au visuel et à la figuration engendrerait une confusion entre visibilité et lisibilité. Selon lui, il importerait de positionner le débat sur le rapport entre l’oral et l’écrit pour ancrer résolument ce dernier dans les préoccupations et objets de la linguistique. Critiquant les fondements saussuriens sur le rapport entre la parole et l’écriture et notamment la « physiologie des sons » saussurienne, Janis soutient que la linguistique ne saurait s’abstraire de la représentation écrite des langues, et ce d’autant plus que la description des langues passe inévitablement par l’écriture. En avançant de telles thèses, ce linguiste reste toutefois dans la dichotomie oralité-écriture, sans dépasser cette perspective profondément européenne selon laquelle l’écriture représente la langue. L’idée récurrente est l’extériorité de l’écriture à la parole et l’écriture comme transcription d’une langue parlée.
Il s’agit précisément d’interroger les théories « modernistes » sur l’écriture, notamment les « literacy thesis » (promues non seulement par Jack Goody mais également par Eric Havelock et Walter Ong) développées dans la prolongation des théories sur le langage et d’après lesquelles l’écriture viserait à représenter la langue parlée. L’idée d’encodage de séquences sémantiques par l’écriture n’est pas une perspective universelle (cf. Erik Mueggler, « Divination and the scapular theory of writing in north Yunnan : graph, verse, page » (2021), Aurélie Névot, Masters of Psalmody (2019)). L’articulation établie entre oralité et écriture correspond à un système de représentation proprement hérité des pensées philosophiques européennes. Elle ne cesse d’imprégner nos perspectives et d’orienter nos recherches alors que la relation qui relie ces concepts est issue d’un registre de pensée spécifique. Les sciences humaines utilisent ce dualisme qui ne fait pourtant pas sens universellement. Aujourd’hui encore, l’anthropologie alimente, presque de façon inconsciente, une telle vision dichotomique en dépit de travaux qui ont montré le caractère fallacieux d’une telle opposition (cf. notamment les travaux de Carlo Severi à propos des « traditions iconographiques » du monde amérindien). L’ouvrage collectif Paroles à dire, paroles à écrire (Inde Chine Japon) (dir. V. Alleton, 1997), permet de souligner l’indissociabilité de l’écriture et la voix en Asie, notamment en Inde, en Chine et au Japon. Il existe par ailleurs en Haute Asie des chamanismes encore peu connus (souvent placées à la marge des États et des religions dites officielles), pour lesquels les chants rituels ne sont pas envisagés sans leur versant complémentaire impliquant des écritures spécifiques, liées à la corporéité et aux submutances des chamanes et des non-humains qui communiquent entre eux par l’intermédiaire de graphies. Dans de tels contextes où une forme de « scriptoralité » est en jeu, impliquant un chiasme entre oralité et écriture plutôt qu’un dualisme, le couple conceptuel « oralité-écriture », de même que l’idée d’écriture en tant que support d’une langue parlée sont inadéquats. Cette inadéquation ne concerne pas que l’Asie, quelques incursions dans la Grèce ancienne elle-même révèlent que cette dichotomie n’était aucunement tranchée à l’origine. Ces concepts sont à déconstruire et à analyser au regard du cadre épistémique où ils ont pris naissance, de même qu’à l’aune de différentes traditions, anciennes et contemporaines, où « [e]ntre les deux pôles opposés de l’usage exclusif de l’oral et de l’écrit, il existe un grand nombre de situations où ni l’usage exclusif de la parole énoncée, ni celui du signe écrit ne dominent » (C. Severi, L’objet-personne, 2017, p. 80).
Conditions de soumission
Les propositions de contribution (150 mots environ) sont à envoyer à à aurelie.nevot@cnrs.fr
avant le 30 novembre 2023
Le colloque se tiendra dans la salle de conférence de la MISHA, All. du Général Rouvillois, 67083 Strasbourg, les mardi 19 mars 2024 et mercredi 20 mars 2024.
Responsable scientifique
- Aurélie Névot, ethno-anthropologue, CNRS, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, UMR 7069
Subjects
- Epistemology and methodology (Main category)
Places
- Salle de conférence de la MISHA - All. du Général Rouvillois
Strasbourg, France (67)
Event attendance modalities
Hybrid event (on site and online)
Date(s)
- Thursday, November 30, 2023
Attached files
Keywords
- écriture, oralité, corps, épistémologie, dualisme, literacy thesis, figurations, anthropologie, linguistique, philosophie
Contact(s)
- Aurélie Névot
courriel : aurelie [dot] nevot [at] cnrs [dot] fr
Information source
- Aurélie Névot
courriel : aurelie [dot] nevot [at] cnrs [dot] fr
License
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To cite this announcement
« Le couple « oralité-écriture » : dualisme et/ou chiasme ? », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, September 27, 2023, https://doi.org/10.58079/1bvq