Published on Thursday, May 30, 2024
Abstract
Si le « tournant matériel » opéré dans les sciences sociales a permis de mettre en lumière les infrastructures numériques, le parti pris de cet appel est d’affirmer que les technologies numériques ont aussi ouvert la possibilité de s’engager dans des situations dématérialisées. La remise en cause salutaire de l’idée selon laquelle le numérique procéderait d’une mise en suspens des contraintes physiques et sociales a conduit à écarter la notion de virtuel dans la plupart des travaux de sciences sociales. Nous faisons l’hypothèse que cet abandon a été trop radical et que cette notion permet de caractériser utilement des registres d’action, des ordres d’expériences et des dynamiques relationnelles spécifiques en contexte numérique. Cet appel propose donc de réinvestir sociologiquement le virtuel numérique en tant que régime d’action, d’expérience et de relation. Il invite à étudier de manière empiriquement fondée les situations dématérialisées produites par les usages des technologies numériques.
Announcement
Dans le cadre du projet « Digital detox » financé par la DREES, nous avons le plaisir d’organiser une Journée d’étude sur le thème « Repenser le virtuel numérique comme régime d’action, d’expérience et de relation ».
Cette journée aura lieu le 28 janvier 2025 à l’EHESS. Elle sera inaugurée par une conférence de Lisa Messeri, Professeur d’anthropologie à l’Université de Yale, sur son ouvrage récemment paru, In the land of the unreal. Virtual and other realities in Los Angeles.
Argumentaire
Le virtuel peut être défini en suivant Gilles Deleuze (1995) comme ce qui, tout en étant entièrement réel, n’est pas actuel, ce qui n’existe pas de manière concrète et tangible. Emprunté à la philosophie par les sciences de l’ingénieur à la fin des années 1980, on le retrouve dans l’expression de « réalité virtuelle » pour désigner l’interaction avec un environnement simulé (Woolley, 1992). La notion s’est ensuite étendue jusqu’à constituer un moyen d’interroger plus généralement les usages numériques (Woolgar, 2002), accompagnant l’extension du « paradigme du web immersif » (Boullier, 2008). La virtualisation a notamment fait l’objet d’une interrogation inquiète. L’attrait pour le virtuel prendrait le pas sur le réel (Jauréguiberry, 2000 ; Turkle, 2011) et ferait courir le risque d’un retrait social pathologique de l’individu (Piotti, 2021).
Cet appel invite au contraire à s’émanciper de toute visée normative. Il propose d’étudier de manière empiriquement fondée les formes de virtualisation numérique, c’est-à-dire les situations dématérialisées produites par les usages des technologies numériques, et d’enquêter sur la manière dont ces situations virtuelles mettent au travail les personnes et les contextes, en ouvrant des possibilités en termes de simulation, d’anonymat, ou encore de distance. Sans déterminisme technique, puisque « le virtuel n’est pas tributaire d’un appareillage technique pour exister » (Proulx et Latzko-Toth, 2000, p. 103) , il s’agit de questionner à nouveaux frais les formes de virtualisation permises par les technologies numériques : de la médiatisation des échanges interpersonnels sur internet à l’action dans des environnements au moins en partie simulés grâce aux technologies désormais appelées « immersives » (réalité virtuelle, augmentée et mixte), en passant par les interactions avec les dispositifs techniques dotés d’intelligence artificielle (robots sociaux, chatbots, avatars en ligne). Plusieurs traditions de sciences sociales peuvent être mobilisées pour penser la simulation des interactions humaines avec des êtres artificiels (Borelle, 2018). Cet appel propose de se concentrer plus précisément sur les activités réalisées par des humains dans des environnements virtuels en focalisant l’attention sur les situations dans lesquelles l’implication corporelle n’est pas évidente. Ce choix procède de la volonté de travailler la notion de virtuel en prenant au sérieux les spécificités du régime d’engagement qu’il autorise.
Si le « tournant matériel » opéré dans les sciences sociales a permis de mettre en lumière les infrastructures numériques, le parti pris de cet appel est bien d’affirmer que les technologies numériques ont aussi ouvert la possibilité de s’engager dans des situations dématérialisées. La remise en cause salutaire de l’idée selon laquelle le numérique procéderait d’une mise en suspens des contraintes physiques et sociales a conduit à écarter la notion de virtuel dans la plupart des travaux de sciences sociales. Nous faisons l’hypothèse que cet abandon a été trop radical et que cette notion permet de caractériser utilement des registres d’action, des ordres d’expériences et des dynamiques relationnelles spécifiques en contexte numérique. C’est pourquoi cet appel propose de réouvrir cette notion en la dépliant comme régime d’expérience, d’action et de relation.
Serge Proulx et Guillaume Latzko-Toth (2000) distinguent trois approches du rapport entre réel et virtuel en s’appuyant sur la synthèse proposée par Marcus Doel et David Clarke (1999). Dans les deux premières approches qui relèvent d’une pensée normative, le virtuel est opposé au réel. Sur un versant optimiste, le virtuel est constitué comme un mode de « résolution » des imperfections du réel. Il permet l’exploration d’une richesse de possibles. Sur un versant pessimiste, le virtuel est subordonné au réel dans une logique de « représentation ». Il est appréhendé comme une copie dégradée du réel. Une troisième approche abandonne toute perspective normative, pour déployer une démarche descriptive attachée à saisir le virtuel dans ses hybridations avec l’actuel. La sociologie des usages a ainsi remis en cause l’opposition entre virtuel et réel, pour souligner que les expériences numériques sont cadrées par les mêmes mécanismes sociaux que les expériences en co-présence, et montrer les interactions entre le déploiement des activités en ligne et hors ligne. Le sujet des « communautés virtuelles » a par exemple donné lieu à une littérature abondante en ce sens, depuis l’ouvrage d’Howard Rheingold (1995) jusqu’aux travaux sur le renouveau d’une activité de loisirs comme le tricot par son partage en ligne (Zabban, 2016).
La sociologie et l’anthropologie se sont intéressées aux formes de sociabilité en ligne, en cherchant notamment à comparer les règles de l’interaction en ligne et hors ligne. Plusieurs travaux ont exploré les interactions dans des environnements simulés en réalité virtuelle (Schroeder, 2002), sur les forums en ligne (Beaudouin, 2016), dans les jeux persistants (Bainbridge, 2010), ou encore par rapport à une « audience imaginée » sur les réseaux sociaux (boyd et Ellison, 2007). Ces travaux mettent en avant les reconfigurations des formes de collaboration ou encore des conventions, entre netiquette (Hambridge, 1995) et expérimentation ludique (Pharabod, 2017). La sociologie des usages s’est également attachée à enquêter sur les formes de « visibilité en ligne » (Cardon, 2008), les modalités de présentation de soi sur des pages personnelles (Licoppe et Beaudouin, 2002), des blogs (Paldacci, 2006), sur les réseaux sociaux (Georges, 2009), ou encore dans les jeux en ligne (Auray, 2004), en travaillant notamment la question du double numérique.
Ces travaux ont donc investi le numérique comme un nouveau medium de construction du social, du collectif et de soi. Ce faisant, la focalisation sur l’intrication entre les activités en ligne et hors ligne a conduit la sociologie à délaisser progressivement la notion de virtuel. À la disqualification normative du virtuel s’est ajoutée la déconstruction de sa portée analytique. La sociologie a finalement peu investigué le virtuel numérique en tant que tel, non seulement comme nouveau medium mais également comme nouveau territoire, perspective esquissée par les approches géographiques sur la dimension spatiale des phénomènes en ligne (Perrat, 2020). Les quelques travaux qui s’attachent à étudier « le virtuel pour lui-même » (Boellstorff, 2008, sur « Second life ») portent sur les jeux persistants, sur les « modes d’habiter les mondes virtuels » (Lucas, 2018), l’expérience d’une « technotranse » (Triclot, 2016), ou encore les funérailles virtuelles comme « évènement spirituel vécu » dans World of Warcraft (Servais, 2012).
Le champ laissé libre a été investi par d’autres disciplines qui ont mobilisé cette notion de virtuel, s’attelant à la tâche de l’étudier en tant que tel. La psychanalyse s’est intéressée aux métamorphoses du moi à l’ère virtuelle (Godart, 2016 ; Alcon Andrades et Tordo, 2023). La psychologie expérimentale s’est penchée sur l’évaluation des compétences cognitives, par exemple l’aptitude à conduire, par le recours à la simulation virtuelle (Milleville-Pennel et al., 2010) ou encore sur la manière dont les personnes investissent leur avatar, notamment par la mesure de l’« effet Proteus » qui désigne le fait que le comportement d’un individu dans des mondes virtuels soit modifié par les caractéristiques de son avatar (Szolin et al., 2022). Inscrits dans une perspective pluridisciplinaire, plusieurs travaux en sciences de l’information et de la communication prolongent ce questionnement sur l’incarnation avatariale (Amato et Perény, 2013 ; Beaufils et Berland, 2022), et plus largement sur les déterminants de l’expérience immersive dans les usages des dispositifs numériques (Bonfils et Durampart, 2013). Le design s’est également intéressé au changement de la perception en régime virtuel (Vial, 2013).
Cet appel propose de réinvestir sociologiquement le virtuel numérique en tant que régime d’action, d’expérience et de relation. L’enjeu est d’interroger de manière renouvelée les rapports entre réel et virtuel, mais également d’autres couples de notions souvent enchâssées dans l’analyse de leur articulation : vrai/faux, simulé/authentique, fictif/effectif. Les résultats de travaux sociologiques d’inspiration pragmatique ayant documenté et analysé les arrangements avec la réalité à travers des formes de fiction, de ruse, ou encore de mensonge (voir par exemple sur l’éthique du care, Hennion et Vidal-Naquet, 2012) pourront être utilement mis à l’épreuve de l’enquête sur des situations virtuelles. L’appel vise à rassembler des contributions étudiant autant la conception, l’engagement dans des situations virtuelles, et leur régulation. Les autres disciplines insistant beaucoup sur la dimension perceptive de l’engagement, notamment dans les situations immersives, nous proposons d’investiguer également d’autres dimensions : la spatialité, les enjeux de temporalité, les modulations de la sanction sociale, la plasticité contextuelle, ou encore la réduction des coûts matériels.
Cet appel est structuré autour de trois axes, qui s’organisent autour de modalités différentes d’articulation entre réel et virtuel.
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S’entraîner en virtuel
Cet axe concerne les situations dans lesquelles les personnes s’entraînent à agir, à réaliser un geste, à forger ou perfectionner une manière de faire, dans des environnements virtuels. Ces situations sont caractérisées par le fait qu’elles mettent au travail la frontière entre réel et virtuel, en étant orientées vers la transposition du virtuel vers le non-virtuel. La simulation virtuelle est ici érigée comme un moyen, l’horizon de l’action étant située en dehors du virtuel. L’enjeu est de penser les spécificités de la « réitération technique » (Goffman, 1991) en régime numérique. L’entrainement virtuel procède de la suspension de l’épreuve consistant à agir dans un environnement physique, et bien souvent collectif. On peut penser à la conception de la thérapie par exposition en réalité virtuelle (TERV) pour soigner le syndrome de stress post-traumatique militaire (Brandt, 2013), aux usages de la TERV pour soigner les phobies (Klein et Borelle, 2019 ; Forner, 2020, 2023) et les addictions (Borelle et Forner, 2024) ; au recours à la réalité virtuelle pour l’acquisition de soft skills dans le contexte de la formation (l’art du pitch par exemple, voir la thèse en cours de Faustin Barbe) ou de la recherche d’emploi (voir l’outil d’entrainement à l’entretien d’embauche déployé par Pôle emploi) ; à l’apprentissage de gestes techniques dans le contexte médical (le recours à la réalité augmentée en chirurgie), dans les domaines du design et de l’architecture (la modélisation d’espaces en réalité virtuelle) ou encore militaire (le recours aux simulateurs pour former les pilotes de chasse, Dubey et Moricot, 2016) ; à la sensibilisation aux atteintes à la personne par l’expérience de différents points de vue, dans la justice (recours à la réalité virtuelle dans les affaires de violences conjugales) et dans la lutte contre les discriminations liées au genre, le sexisme ordinaire ou encore le harcèlement sexuel (voir la start-up Reverto spécialisée sur des outils de réalité virtuelle consacrés aux droits des personnes).
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Expérimenter le virtuel
Cet axe rassemble les situations dans lesquelles le virtuel constitue l’horizon de l’action. Le virtuel est alors investi pour lui-même, comme une fin en soi. L’enjeu est d’analyser la manière dont les personnes jouent sur les frontières entre virtuel et actuel, entretiennent le flou et pratiquent l’ambiguïté (Romijn, 2022), pour en expérimenter la richesse. Dans le domaine des croyances, on peut penser aux pratiques religieuses numériques (Campbell et Evolvi, 2019) ou encore à la réception de la voyance en ligne (Gilliotte et Guittet, 2023). Concernant les relations affectives et sexuelles, on peut penser à la consommation de pornographie en ligne (Pailler et Vöros, 2017) ou de camsex (Béliard et al., 2021) et à la mise en couple avec des avatars (Giard, 2021). Dans le champ des pratiques culturelles et de loisirs, on peut penser à la visite des musées en ligne (Bernon, 2023), au tourisme virtuel, à l’expérience d’un concert symphonique en réalité augmentée (Laurent, 2023), aux usages de l’application Pokemon Go (Berry et Vansyngel, 2021). Dans l’univers de la consommation, on peut penser à la visite d’un appartement en réalité virtuelle (Ivanov et Rejeb, 2017) ou encore à l’expérience de shopping en réalité virtuelle (Bettaieb, 2018). Concernant les relations que les vivants entretiennent avec les morts, on peut penser au spiritisme en ligne (Georges, 2013), aux pratiques consistant à maintenir en vie virtuellement des personnes défuntes (Julliard et Quemener, 2018) et au vécu numérique du deuil de leur enfant par les « mamanges » et « papanges » (Ruchon, 2015). Dans le champ de la santé mentale, on peut penser aux expériences de thérapie avec des avatars ou des chatbots en ligne (le premier chatbot ELIZA ayant été conçu par Joseph Weizenbaum, en 1966, pour simuler un psychothérapeute rogérien).
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Cadrer le virtuel
Cet axe rassemble les activités de cadrage du virtuel, de sa conception à sa régulation institutionnelle. On peut s’interroger sur la manière dont les concepteurs pensent les situations virtuelles, comment leurs pratiques ont changé au fil des évolutions technologiques (voir par exemple l’histoire des casques de réalité virtuelle brossée par Michaud, 2017), comment ils envisagent la transposition du réel au virtuel et inversement, comment ils traitent concrètement des enjeux tels que l’imitation , le réalisme et la vraisemblance (Suchman, 2016), ou encore l’immersion, l’incarnation et le dédoublement numérique (Messeri, 2024), et comment ces pratiques donnent lieu à des débats. On peut également questionner les activités de régulation des frontières entre virtuel et actuel, d’encadrement de l’engagement dans des activités et relations virtuelles, notamment dans les situations où les conséquences du virtuel sur l’actuel font l’objet d’une mise en problème et d’une construction de modes de réparation. On peut penser à la pathologisation de la cyberdépendance (voir la thèse en cours de Valentin Rio), à l’invention de dispositifs pour maitriser le temps passé sur les écrans, ou encore à la naissance d’une expertise concernant les dommages des écrans sur les enfants. On peut également penser au traitement des atteintes virtuelles, à la judiciarisation des affaires de viols virtuels et au développement d’une expertise psychologique à l’appui de ce processus, à la caractérisation du « broutage » (Adou, 2022), à la prise en charge policière, judiciaire et thérapeutique du cyberharcèlement (Blaya, 2011) ou encore à la régulation des discours de haine en ligne (Castex et al., 2021).
Modalités de soumission
Les propositions de communication, d’une longueur d’une page (soit environ 4 000 signes hors références bibliographiques) incluront un titre et préciseront l’objet, les méthodes d’enquête et les principaux résultats. Elles devront être envoyées aux adresses suivantes :
- celine.borelle@orange.com
- elsa.forner@gmail.com
- annesylvie.pharabod@orange.com
avant le 6 septembre 2024
Les auteur.rice.s recevront une réponse fin septembre.
Comité scientifique et d’organisation
- Céline Borelle (SENSE, Orange et CEMS, EHESS-CNRS-INSERM)
- Elsa Forner (CEMS, EHESS-CNRS-INSERM)
- Anne-Sylvie Pharabod (SENSE, Orange)
Subjects
- Sociology (Main category)
- Mind and language > Epistemology and methodology
Event attendance modalities
Full on-site event
Date(s)
- Friday, September 06, 2024
Attached files
Keywords
- virtuel, numérique, régime d'action, expérience, relation
Contact(s)
- Céline Borelle
courriel : celine [dot] borelle [at] orange [dot] com
Information source
- Céline Borelle
courriel : celine [dot] borelle [at] orange [dot] com
License
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To cite this announcement
« Repenser le virtuel numérique », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, May 30, 2024, https://doi.org/10.58079/11qub