AccueilVies et circulations des rebuts dans l’espace méditerranéen

Vies et circulations des rebuts dans l’espace méditerranéen

Pratiques, injustices environnementales et alternatives

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Publié le mercredi 29 octobre 2025

Résumé

Cette journée d’étude interroge la politisation des « crises des déchets » dans plusieurs villes méditerranéennes – du Caire à Beyrouth, en passant par Sfax et Tripoli – où la mauvaise gestion des rebuts révèle corruption, inégalités et fragilités institutionnelles. En rendant visibles les rebuts et ceux qui les manipulent, ces crises exposent les tensions sociales et spatiales liées à la délégation du service, aux économies informelles de récupération et aux conflits autour de l’espace urbain. À travers une approche interdisciplinaire et critique de l’économie circulaire, il s’agira de réfléchir aux alternatives possibles, sociales et politiques, à la gestion néolibérale des rebuts dans le monde méditerranéen contemporain. 

Annonce

Argumentaire

La politisation des « crises des déchets » dans différentes villes méditerranéennes – du Caire (2003) à Beyrouth (2015), en passant par Sfax (2021) et Tripoli (2022) – souligne combien la mauvaise gestion des ordures, combinée à l’importation (il)licite de matières détritiques, sont devenues des symboles éminents de corruption et de défaillance des États et de leurs institutions (Abu-Rish, 2015 ; Bouhlel, Furniss, 2023). Ces moments de troubles socio-politiques (délégations de service brutales et imposées, grèves de la collecte, mobilisations des récupérateurs, etc.) rendent temporairement visibles les rebuts dans l’espace (politique) public, mais aussi les diverses économies de récupération, de réparation et de réemploi dont ils forment la matière première.

La gestion des rebuts reste ainsi un défi majeur dans un contexte urbain méditerranéen caractérisé par la croissance démographique, l’urbanisation accélérée et les transformations rapides des modes de production et de consommation. Dans nombre de ces villes, la gestion des ordures reste inégalement répartie en fonction de la composition sociale des quartiers, faisant ainsi des déchets un révélateur d’inégalités sociales et spatiales, historiquement ancrées. Dans ces contextes urbains, les résidus sont pris en charge par une diversité d’acteurs, dont des populations précaires, souvent marginalisées, voire stigmatisées (Cirelli, Florin, 2015 ; Durand, 2022) et parfois criminalisées (Balci, 2022).

Loin de disparaître, les restes se reconfigurent : d’objets de rebut, ils deviennent, notamment dans des économies troublées, voire de crise, des ressources et matériaux valorisables, donnant lieu à de nouveaux usages, métiers et imaginaires (Jaglin, Debout, Salenson, 2018). Ce changement de statut s’inscrit dans un mouvement global, bien qu’inégal, de promotion de l’économie dite « circulaire », dont il convient de questionner les fondements politiques, les implications environnementales, ainsi que les effets d’exclusion socio-spatiale.

S’inscrivant dans une démarche interdisciplinaire et une perspective critique de l’économie circulaire, cette journée d’étude invite à explorer et interroger les vies et circulations des rebuts dans l’espace méditerranéen à partir de trois axes de réflexion : les pratiques et gestes mis en œuvre (1), les circulations transnationales et injustices environnementales (2) ainsi que les alternatives possibles (3).

Ces panels s’articuleront à des temps d’échanges avec des acteurs de terrain, investis dans des activités citoyennes, des pratiques associatives ou des collectifs militants.

Panel 1. Pratiques et gestes de la prise en charge des rebuts

Le vocabulaire utilisé pour désigner les déchets – nifayât, zebāla, hachak – reflète leur charge symbolique et morale dans les sociétés contemporaines, où la saleté est socialement taboue. La manipulation du rebut a souvent pour effet de marginaliser celles et ceux qui y sont associés, les réduisant à des « déchets sociaux » (Lhuilier, 2005).

Des chiffonniers (zabbâlîn) du Caire aux barbechas tunisiens, des mikhala marocains aux toplayıcılar d’Istanbul, les pratiques de récupération et de revalorisation des rebuts se sont transformées en profondeur. Longtemps stigmatisés, ces acteurs sont aujourd’hui intégrés, parfois partiellement, à des systèmes de recyclage plus larges (coopératives à Rabat et Meknès, micro-entreprises à Tunis, licences pour les chiffonniers du Caire), sans pour autant bénéficier d’une pleine reconnaissance ou de droits sociaux. Le développement du secteur protéiforme dit « informel », qui concerne par exemple plus de 8 000 personnes en Tunisie (Vidano, 2018) ou près de 80 000 au Caire, s’explique à la fois par la précarité socio-économique et par la valeur croissante du déchet-ressource. Ces dernières génèrent des concurrences accrues autour de la ressource et l’émergence de nouveaux acteurs, plus ou moins institutionnalisés – tels les structures de l’économie sociale et solidaire, la multiplication des Fab Lab, recycleries, ressourceries et autres friperies « chics », etc., au nord comme au sud de la Méditerranée.

Si la médiatisation des pratiques de recyclage a favorisé une certaine légitimation et acceptation sociale de ces dernières, elle permet aussi aux États d’en tirer profit – financièrement et symboliquement – sans pour autant être toujours régulée.

Les conflits sociaux autour des déchets – grèves de collecte des zabbâlîn en 2003 (Dollet, 2003) et 2010 (Debout, Florin, 2011), crise des ordures et mouvement You stink au Liban (Farah, 2018 ; Verdeil, Farah, 2021) – montrent que les déchets peuvent devenir objets de mobilisation politique.

À partir d’enquêtes qualitatives, ce premier panel restituera les pratiques, gestes et savoir-faire d’acteurs souvent peu considérés par le politique.

Panel 2. Circulations, crises et injustices environnementales

Les économies locales des rebuts s’insèrent dans des logiques transnationales et géopolitiques, comme l’ont illustré les crises liées aux déchets toxiques à Beyrouth (Haddad, 2018) ou aux déchets italiens en Tunisie en 2021. Les circulations internationales des résidus, notamment textiles, électroniques (Davies, Garb, 2019 ; Leblond, Garb, 2023) et automobiles (Tastevin, 2020 ; Cavé, Tastevin, 2024), (Grüneisl, 2021 ; Durand, 2022), mais encore les enjeux liés aux décombres de guerre ou aux séismes (Gaza, Liban, Turquie, Syrie) invitent à penser le déchet comme un fait social total, à la croisée des questions socio-économiques, politiques, environnementales dans un monde globalisé.

Ce second panel s’attachera à interroger les dynamiques d’éloignement des rebuts et d’externalisation de leur gestion des Nords vers les Suds en rendant compte des injustices sociales et environnementales qui pèsent sur les personnes qui les prennent en charge. Il s’agit ici de la double peine affectant les espaces de tri, de recyclage et de décharge impactés par toutes sortes de pollutions, mais aussi les corps abîmés par la dangerosité de celles-ci. Dans ce contexte, la gouvernance des risques (Boudia, Jas, 2019) devient une grille d’analyse essentielle pour comprendre comment les risques environnementaux et sanitaires sont construits, gérés et contestés, révélant ainsi les asymétries de pouvoir.

Dans cette perspective, les pollutions industrielles et les nuisances et dégâts environnementaux générés par aussi bien par des mégaprojets que par des pratiques de recyclage quasi-institutionnalisées mais toxiques interrogent les rapports de pouvoir entre, d’une part, les acteurs politiques et économiques et, d’autre part, les mobilisations citoyennes et militantes dans des contextes marqués par l’autoritarisme étatique.

Panel 3. Alternatives et perspectives critiques de l’économie circulaire des déchets

Le recyclage, la réparation et le réemploi, pratiques pourtant séculaires et d’une grande diversité, se trouvent aujourd’hui au cœur d’une tension complexe. Tantôt intégrées aux systèmes formels, tantôt menacées ou instrumentalisées, ces pratiques invitent à questionner la notion d’économie dite « circulaire », qui constituera le thème central du troisième panel de cette journée d’étude.

Le modèle d’économie circulaire a été activement promu dans le cadre des politiques de développement international. Présenté comme « crucial pour renforcer la résilience et promouvoir le développement durable », ce modèle a été largement diffusé par les pays du Nord, qui arguent que les pays considérés comme « moins développés » de la région méditerranéenne font face à d’importants défis environnementaux et socio-économiques, exacerbés par le modèle économique linéaire dominant (UNESCWA, 2024).

Cependant, la notion de circularité, notamment dans le contexte de l’économie des déchets, est loin de faire l’objet d’un consensus sur ses vertus intrinsèques. Elle doit ainsi être interrogée comme une construction politique et idéologique à part entière, à l’image des critiques formulées à l’encontre du développement durable (Latouche, 2003 ; Rist, 2007 ; Villalba, 2009 ; Flipo, 2023). Érigée en quasi-dogme et portée par les discours des acteurs politiques et économiques dominants, quelle est la signification réelle de cette économie circulaire de part et d’autre de la Méditerranée ? Comment s’articule-t-elle avec les réalités d’une gestion néolibérale souvent synonyme d’extractivisme, de convoitise et d’accaparement des ressources, excluant fréquemment les acteurs locaux ?

Au-delà des promesses, il est crucial d’examiner ce qui échappe souvent au cadre de l’économie circulaire : les externalités négatives intrinsèquement liées aux déchets, ainsi que l’externalisation croissante de ces derniers, des pays du Nord vers ceux du Sud, et désormais, de plus en plus, entre pays du Sud. Par ailleurs, la rhétorique de l’économie circulaire peut aisément masquer des logiques de greenwashing ou d’instrumentalisation politique, particulièrement lorsque les États privilégient certaines formes de recyclage tout en marginalisant, voire en criminalisant, des pratiques informelles pourtant essentielles.

Programme

Lundi 15 décembre

09h00-09h15 Accueil des participants avec café et viennoiseries

09h15-09h30 Mot de bienvenue

09h30-10h00 Introduction à la journée

par Emmanuelle Durand (EHESS, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CNAM), Bénédicte Florin (Université de Tours/CITERES-EMAM) et Katharina Grüneisl (University of Nottingham/IRMC)

10h00-11h30 PANEL 1 : Trajets, pratiques et gestes de la prise en charge des rebuts

Modération : Éric Verdeil, Sciences Po / CERI

  • Joëlle Abou Issa, Université de Nantes : Les remblais littoraux au Liban : entre dérèglements, gestion des crises des déchets et flux de matières extraites
  • Solène Tixadou, Le Mans Université : Aux marges de l’économie urbaine à Barcelone, entre chatarreros informels et mouvement maker dans le quartier de Poblenou
  • Irem Nihan Balci, ENS Lyon/ Laboratoire Triangle : Premier maillon d’une chaîne mondialisée : les récupérateurs de déchets à Istanbul face aux injustices sociales et environnementales

11h30-12h00 Parole d’acteur : Romani Badir, Cairo Garbage Collectors Association Modération : Bénédicte Florin, Université de Tours/CITERES-EMAM

12h00-13h30 Pause déjeuner

13h30-14h00 Parole d’acteur : Samuel Le Cœur, AMELIOR

Modération : Emmanuelle Durand, EHESS, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CNAM

14h00-15h30 PANEL 2 : Circulations transnationales, gouvernances et injustices environnementales

Modération : Soraya Boudia, CNRS/Université Paris Cité/ CERMES3

  • Diane Robert, IRD : Le paradigme de l’économie circulaire à l’épreuve des conflits locaux du phosphogypse à Gabès (Tunisie)
  • Marguerite Teulade, CEMS-EHESS / IEDES – Paris 1 : À l’ombre des mégaprojets : vivre avec les débris et déchets de construction dans les villages de la mer Noire d’Istanbul
  • Simone di Cecco, École française de Rome ; Maha Bouhlel, Université de Sfax/Syfacte et Hanen Chebbi, Université de Sfax/Ecumus : Politiques de la crise : regards croisés Italie-Tunisie sur la gestion des déchets urbains
  • Nelly Leblond, CNRS/ Université de Pau : Économie circulaire, déchets électroniques, capture de valeur et rejet des nuisances : réflexions depuis un pôle israélien/palestinien

15h30-16h00 Pause-café

16h00-16h30 Parole d’acteur : Omar Itani, FabricAid Liban/Jordanie (en anglais)

Modération : Katharina Grüneisl, University of Nottingham/IRMC

16h30-17h30 PANEL 3 : Alternatives et perspectives critiques de l’économie circulaire

Modération : Denis Blot, Université de Picardie – Jules Verne, Habiter-le-Monde

  • Manisha Anantharaman, CNRS/ SciencesPo : Accumulation par inclusion : les travailleurs informels du secteur des déchets et le mythe du “gagnant-gagnant” de l’économie circulaire (en anglais)
  • Mustapha Azaitraoui, Université Sultan Moulay Slimane (Maroc) : De la marge à l’intégration : économie circulaire, rebuts et inclusion sociale à Rabat

17h30-18h00 Parole d’acteur : Jalel Bouslah, Tounes Clean Up

Modération : Isabel Ruck, CAREP Paris

18h00-18h30 Conclusion de la journée

par Baptiste Monsaingeon, CNRS – LISIS / Université de Reims Champagne Ardenne

19h15 Balade-vernissage de l’exposition Réinventer le déchet. Gens, gestes et lieux

Rue de Rivoli / Caserne Napoléon – Hôtel de Ville de Paris (en extérieur, sous réserve de la météo)

Bibliographie sélective

BLOT Denis, DOMINGO Lucie, DORMOY Camille, LE MEEC Delphine et WIART Lucie, Fabriquer l’économie circulaire. Monographie d’un projet transmanche, Coll. Capitalismes – éthique – institutions. Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024, 228 p.

BOUDIA Soraya et JAS Nathalie, Gouverner un monde toxique. Versailles, Quae, coll. Sciences en question, 2019, 121 p.

CAVE Jérémie, DE PIN Alizée et TASTEVIN Yann-Philippe La civilisation du déchet. Paris, Éditions des Arènes, 2024, 152 p.

CIRELLI Claudia et FLORIN Bénédicte, dir., Sociétés urbaines et déchets. Éclairages internationaux. Tours, Presses universitaires de Tours, 2015, 452 p.

DURAND Emmanuelle, GRÜNEISL Katharina et FLORIN Bénédicte, dir., « Récupération, réparation et réemploi des rebuts dans les villes des mondes arabes et méditerranéens. Pratiques, circulations et mobilisations », Les Cahiers d’EMAM, Université de Tours, n° 37, novembre 2025.

MONSAINGEON Baptiste Homo detritus, critique de la société du déchet. Paris, Éditions du Seuil, Coll., Anthropocène, 2017, 279.

ORTAR Nathalie et ANSTETT Elisabeth, dir., Jeux de pouvoir dans nos poubelles. Économies morales et politiques du recyclage au tournant du XXIe siècle. Paris, Éditions Pétra, coll. « Matière à recycler », 2017, 224 p.

Lieux

  • Académie du Climat, 2 place Baudoyer, 75004 Paris
    Paris, France (75004)

Format de l'événement

Événement hybride sur site et en ligne


Dates

  • lundi 15 décembre 2025

Mots-clés

  • rebuts, dechets, odures, reemploi, valorisation, economie circulaire, injustices, environnement, mediterranee, maghreb, proche-orient, alternatives

Contacts

  • Isabel Ruck
    courriel : isabel [dot] ruck [at] carep-paris [dot] org

URLS de référence

Source de l'information

  • Isabel Ruck
    courriel : isabel [dot] ruck [at] carep-paris [dot] org

Licence

CC0-1.0 Cette annonce est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons CC0 1.0 Universel.

Pour citer cette annonce

« Vies et circulations des rebuts dans l’espace méditerranéen », Journée d'étude, Calenda, Publié le mercredi 29 octobre 2025, https://doi.org/10.58079/1527r

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