Dans le cadre du programme ERC WAFAW, il est lancé, sous la direction de François Burgat et Matthieu Rey, voici un appel à participation à un ouvrage collectif sur l’histoire des mobilisations dites “islamistes”.
Argumentaire
Depuis le coup de tonnerre de la “révélation” révolutionnaire iranienne de 1979, l’enracinement du phénomène islamiste sur les scènes politiques contemporaines et sa résilience – envers et contre l’inusable récurrence des annonces de son déclin, de son dépassement voire de sa “disparition”- ont été largement attestés.
La première ambition d’une “Histoire de la mobilisation islamiste” serait donc de parfaire une démonstration, largement amorcée pour l’époque très contemporaine, qui établit que les catégories politiques que véhicule la poussée islamiste ainsi que les mécanismes qui, en permettant à une production intellectuelle de se traduire en mobilisation populaire, lui donnent une application effective dans le champ politique et social, sont bien intrinsèquement “modernes” ; et que, loin de n’être que la résurgence d’un passé médiéval, comme l’ont voulu les moins exigeants de ses analystes, la réémergence du lexique islamique n’a rien d’antinomique avec l’avènement dans les sociétés concernées d’une très universelle modernité.
Les approches comparatives, nombreuses et de qualité, ont largement mis en évidence, dans ce domaine, les points de convergence et les spécificités propres aux dimensions territoriales, souvent nationales, de ces “retrouvailles” ostentatoires entre “Islam et politique”. Les zones d’ombre de l’une des dynamiques politiques les plus mal comprises, à l’oeuvre depuis plusieurs décennies, ont ainsi commencé fort heureusement à rétrécir.
Avant de s’étendre progressivement en deçà des années 1970, décennie au terme de laquelle la Révolution iranienne a explicité son potentiel mobilisateur, la démarche académique, cédant à une urgence de la demande sociale devant un épisode révolutionnaire inédit, s’est surtout concentrée toutefois sur la contemporéanité de l’objet islamiste. Si l’inventaire critique de ses diverses expressions successives, sociales et politiques, a été largement entrepris, plus rares en revanche sont demeurées les tentatives d’historiciser la composition et les principes d’action de l’alchimie identitaire qui fait que, dans des contextes sociaux et politiques, nationaux et international en rapide mutation, l’attractivité de ce lexique islamique, qui en constitue le mécanisme intime, a spectaculairement perduré. Lorsqu’elle a rendu compte du passé, la lecture rétrospective l’a longtemps fait surtout pour en extraire une généalogie criminalisante lointaine (la lecture d’ Ibn Taymiyya suffirait à “expliquer” Sayed Qutb qui aurait lui-même “généré” Oussama bin Laden puis ….al Baghdadi) et souvent très incertaine.
Comment et pourquoi, aux yeux d’acteurs issus de terroirs sociaux et nationaux diversifiés, dans des environnements politiques (national, régional et international) profondément reconfigurés, l’attractivité du lexique islamique a-t-elle perduré ? Comment, en d’autres termes, une alchimie identitaire débutée au cours du XIXe siècle a-t-elle pu demeurer “fonctionnelle” pendant plus de 120 ans, alors que les bouleversements profonds des configurations politiques nationale, régionale et internationale en ont nécessairement modifié les repères et les ingrédients ?
La relecture de l’histoire des deux derniers siècles nourrit une hypothèse qui contribue à cerner l’objet : la mobilisation islamiste procède moins de l’émergence, socialement territorialisée, d’une idéologie politique, qui conditionnerait des comportements ou des attitudes ou la promotion de valeurs déterminées que de la réconciliation de l’entier (ou presque terroir) de création … des idéologies politiques, avec l’univers symbolique de la culture musulmane, par tous ceux qui la perçoivent, par-delà le traumatisme de l’irruption coloniale, comme leur culture “héritée”.
Jamal Eddin al-Afghani a sans doute été dans le XIXe siècle finissant le premier à pressentir et à dénoncer la dimension potentiellement prédatrice de la supériorité européenne. Et à théoriser son traitement en recourant spécifiquement aux ressources du patrimoine musulman. Quatre ans après la dissolution du Caliphat ottoman, l’égyptien Hassan al-Banna fut à l’origine, avec la création en 1928 des Frères musulmans dans une Egypte encore colonie britannique, de la première traduction politique de la mobilisation islamiste. Rached Ghannouchi, fondateur du Mouvement de la Tendance Islamique qui a précédé l’actuelle Ennahada, s’est longtemps décrit comme un “vaincu de l’armée de Bourguiba,” un leader nationaliste qui avait pourtant contribué à chasser le pouvoir colonial français. Entre Al-Afghani et Ghannouchi, comment la fonctionnalité d’un même appel à une mobilisation “islamique” perdure-t-elle dans les sociétés musulmanes en profonde mutation ? Comment rend-il compte de la diversité des composantes fortes des paysages politiques successifs ? Entre Soumaya Ghannouchi, la fille du leader islamiste tunisien comblé par les urnes post révolutionnaires, un jeune activiste salafi d’Ansar Al-Charia, réprimé par un pouvoir alors réputé dans des mains “islamistes”, et/ou un jihadiste de l’EI, comment se construit la continuité? D’Al-Afghani à Al-Baghdadi, comment l’adoption du lexique islamique a-t-elle traversé le temps ?
Table des matières
Chapitre 1 : Des premières suspicions anti-occidentales à l’émergence islamiste
Au cours du XIXe siècle, l’entrée des acteurs européens dans la compétition coloniale constitue la toute première donnée politique pour les scènes politiques musulmanes dont elle précipite la reconfiguration. Ce premier chapitre vise à éclairer cette transformation profonde des champs politiques locaux autour de formations qui vont très vite introduire le lexique musulman dans le terrain des mobilisations protestataires.
Chapitre 2 : La gestation du recours à l’identité islamique comme repoussoir de l’agression coloniale
En réponse au choc colonial, à partir de la Première Guerre mondiale, le référent musulman commence à faire une apparition comme référentiel de combat (Maroc, Irak, Egypte). Le présent chapitre vise à préciser ses expressions encore méconnues, dont la visibilité restera longtemps masquée par le primat des relectures du passé national au prisme des idéologies laïques, notamment arabistes.
Chapitre 3 : Le temps libéral
A partir des années 1930, les principales formations se réclamant de l’islam politique s’insèrent très naturellement dans la configuration partisane naissante. Leur mobilisation, très légaliste, ne vise avant tout qu’à imprimer à l’ordre socio-culturel naissant le respect des préceptes que leurs dirigeants puisent dans leur lecture du corpus religieux. Leur première implication institutionnelle lie donc les islamistes au devenir des constitutions et des régimes en place plus qu’elle ne les y oppose. Ils font partie, au cours de ce premier moment de leur trajectoire politique, des acteurs qui vont se trouver en situation d’affronter la montée en puissance des courants nationalistes révolutionnaires adeptes d’ une grammaire autoritaire du pouvoir.
Chapitre 4 : La matrice de la radicalisation interne ?
Au cours des années 1960, et de façon accélérée dans les années 1970 et 1980, la poussée islamiste se cristallise contre des élites nationalistes critiquées pour avoir une sorte de “déficit d’endogénéité culturelle”. Le lexique islamique tend alors à s’imposer comme plus proche des attentes locales que ceux dont le colonisateur avait contribué à imposer la pratique. En réponse, les modes d’actions des régimes nationalistes – nassérien, ou baasistes notamment – à l’égard de ceux dont les critiques “culturelles” menacent le monopole politique ne laissent d’autres logiques que celles de la confrontation. Le champ des possibles de l’opposition va se réduire alors au registre de la lutte armée. Trop souvent l’analyse s’est contentée – dans le cas de S Qutb mais pas seulement – de prendre en compte les seules variables idéologiques du basculement vers la violence. Une histoire socio-politique de la radicalisation doit au contraire s’attacher à déterminer les logiques réactives du blocage répressif et les dynamiques internes – fragmentation stratégique ou idéologique – inhérente à cette confrontation. Cette séquence historique se conclut en 1979 à Téhéran par un évènement en tous points fondateur : la révolution khomeyniste ouvre en Iran l’ère d’un “’Islamisme d’Etat”, que les monarchies conservatrices de la Péninsule arabique, inféodées à leur protecteur américain, ne peuvent prétendre incarner, et qui modifie profondément les termes de l’alchimie de la séduction islamiste.
Chapitre 5 : Al-Qaida et la naissance du jihadisme transnational
L’année 1990 est celle de profonds bouleversements : ils tiennent d’abord à l’affirmation électorale des islamistes dans les contextes différenciés du Yémen, de la Tunisie, et, plus radicalement, en l’Algérie où ce que l’on est tenté de saisir comme un premier printemps arabe prend fin avec un sursaut autoritaire qui verrouille durablement le processus réformiste fugitivement entrevu. La décennie est également marquée par le retrait de l’URSS de la scène internationale et la militarisation consécutive de la diplomatie pétrolière américaine. Le 13 mars 1996, au cours du premier congrès “anti-terroriste”de Charm al-Cheikh, (EU, Russie, Israël, Europe et régimes arabes autoritaires) instaurent une spectaculaire transnationalisation de la répression d’ oppositions et autres résistances, que le consensus de 30 chefs d’Etat choisi d’identifier sans trop de nuances par la seule variable de leur usage du lexique islamique. C’est dans ce contexte que s’opère la transnationalisation jihadiste que va consacrer la création d’Al-Qaïda. La reproduction de la formule politique arabe dominante – qui se légitime sur la scène internationale par sa capacité à lutter contre “l’islamisme”- va être désormais étroitement associée à la gestion des craintes occidentales dans ce domaine.
Chapitre 6 : Le printemps arabe
L’onde de choc initiée en janvier 2011 au Maghreb et au Proche-Orient par le renversement du président tunisien Zin al-Abidin Ben Ali ouvre une ère de profond renouvellement des configurations partisanes dans chacune des enceintes nationales concernées ainsi que la naissance ou le reversement de nouveaux acteurs régionaux. Ses expressions dominantes sont d’abord l’affirmation de l’omniprésence d’une part mais également de l’extrême diversité des usages politiques de la référence islamique qui mobilise plus explicitement encore que par le passé, aux deux extrêmes du champ des pratiques politiques. L’islam politique confirme ainsi sa centralité et sa capacité à s’insérer une nouvelle fois dans un processus de transition démocratique. Mais l’arme confessionnelle utilisée par les acteurs de la contre-révolution pour diviser le front de leurs opposants devient partie intégrante des nouvelles mobilisations “islamistes”. Et la lame de fond de la réaction jihadiste sectaire à la contre-révolution est tout aussi indissociable du paysage islamiste “post-printanier”.
Conditions de soumission
Les propositions de participation devront s’inscrire aussi rigoureusement que possible dans le cadre du projet de plan (cf. infra), et indiquer la temporalité, la localisation de l’étude et les sources mobilisées.
Les auteurs sont invités à mentionner le chapitre dans lequel leur contribution prendrait place et présenter un résumé (2000 caractères environ) de leur problématique.
Les résumés (500 mots) sont attendus pour le 7 septembre 2015.
Ils sont à envoyer à francoisburgat73@gmail.com et rey_matthieu@yahoo.fr
Des entretiens personnels seront organisés avec les directeurs de l’ouvrage pour préciser chacune des participations.
Pour plus d’information, https://histoiredesmobilisationsislamistes.wordpress.com/
Coordination scientifique
- François Burgat, directeur de recherche à l'IREMAM
- Matthieu Rey, maître de conférence à la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France
In the framework of the ERC WAFAW programme, under the supervision of François Burgat and Matthieu Rey, we are issuing a call for papers for inclusion in a Collection on The History of Islamist mobilisation.
Argument
Ever since the thunderous « Revelation » of the 1979 Iranian Revolution, the imbrication of the Islamist phenomenon in contemporary political arenas and its resilience – over and against the implacable prophesies of imminent decline, obsolescence, or even « demise » – has become self-evident.
The primary aim of a « History of Islamist Mobilisation » is to provide definitive proof to support the argument, already well advanced for the contemporary period, that the political categories underpinning today’s Islamist drive for power – enabling theoretical production to translate into grass-roots mobilisation – are indeed quintessentially « Modern ». Far from merely representing the resurgence of a medieval past, as the least demanding of today’s analysts tend to assert, the resurfacing of such an Islamic idiom in our time is by no means in fundamental contradiction to the advent of a very universal modernity within the societies concerned.
A number of relevant comparative studies have already highlighted both the overarching points of convergence and the local, often national, territorial specificities at stake in this auspicious « family reunion » between « Islam and Politics ». The grey areas of one of the least well analysed political trends of our time, prevalent over several decades, have thus at last started to recede.
Before progressively extending their search further back than the 1970s, a decade towards the end of which the Iranian Revolution established its potential for mobilisation, academics, confronted with social demand under the shock of such an unprecedented revolutionary episode, essentially focused on the contemporary aspects of the Islamist object. Though the critical inventory of its various and successive expressions, both social and political, is already well documented, much rarer have been attempts to historicize the components and the active principles at work in the ‘alchemy of identity’ which, throughout today’s rapidly changing social, political, national and international contexts, is at the very core of the process, and has no doubt assured the remarkable permanence of this Islamic idiom’s attraction. When accounting for the past, the retrospective gaze has long been confined to the extraction of a long-term, but highly uncertain criminological genealogy (a cursive reading of Ibn Taymiyya serving to « explain » Sayyed Qutb, himself deemed in turn to have « engendered » Usama Ben Laden, and then again… Al-Baghdadi).
The question remains : how and why, in the eyes of key figures originating from highly diversified social and national subsets, in profoundly altered (national, regional and international) political environments, has the attraction of the ‘Islamic idiom’ been maintained ? How, in other words, has an identity alchemy initiated in the 19th century been able to remain « serviceable » for more than 120 years, when the deep upheavals of political patterns, whether national, regional or international, have necessarily displaced its landmarks and altered its components ? The reading of the history of the last two centuries has substantiated an hypothesis which may well contribute to better delineating our object ; Islamist mobilisation proceeds less from the socially territorialized emergence of one political ideology, conditioned behaviour patterns or attitudes or from the promotion of determined values, than from a reconciling of the necessary preconditions for the creation of many brands of political ideologies with the symbolic universe of Muslim culture, by all those who perceive the latter, above and beyond the traumas of colonial intrusion, as their cultural « heritage ».
Towards the end of the 19th century, Jamal Eddin al-Afghani was no doubt the first thinker to predict and openly denounce the potentially predatory dimension of European superiority. This ‘intellectual’ was also the first to theorize its treatment by a specific recourse to the ressources of the Muslim heritage. Four years after the dissolution of the Ottoman Caliphate in 1928, and while Egypt was still under British colonial rule, the Egyptian Hassan al-Banna initiated, through the creation of the Muslim Brothers, the first political version of Islamist mobilisation. Rachid Ghannouchi, founder of the Movement of the Islamist Trend, forerunner of today’s Ennahada, long described himself as a « defeated member of Bourguiba’s army », i.e. OF a nationalist leader who had nonetheless contributed to the downfall of French colonial rule. Between Al-Afghani and Ghannouchi, how has the effectiveness of one and the same call for « Islamic » mobilisation been effectively sustained throughout profoundly changing Muslim societies? How has this call managed to come to terms with the diversity of major components in successive political landscapes? Between Soumaya Ghannouchi, the daughter of the Tunisian Islamist leader covered in glory at the post-revolutionary hustings, a young Salafist activist from Ansar Al-Charia, repressed by a reputedly « Islamist » government, and/or a true-blue IS Jihadist, how is continuity to be construed ? From Al-Afghani to Al-Baghdadi, how and why has the adoption of the Islamic idiom endured through time ?
Submission guidelines
Proposals for participation should fit as strictly as possible into the layout guidelines (see below), remain within the time frame and geographical localisation of the study, respect the framework of references used and include an Abstract (Circa 2000 characters) on the core research problematic. They should be sent to francoisburgat73@gmail.com and rey_matthieu@yahoo.fr
by 7 September 2015.
More informations : https://histoiredesmobilisationsislamistes.wordpress.com/
Scientific coordination
- François Burgat, directeur de recherche à l'IREMAM
- Matthieu Rey, maître de conférence à la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France