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Le Moyen Âge des sciences sociales

The Middle Ages of the Social Sciences

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Publié le lundi 30 novembre 2020

Résumé

Ce numéro de la Revue d’histoire des sciences humaines veut proposer une série d’enquêtes sur des usages spécifiques de la référence médiévale dans les sciences sociales au XXe siècle, que celle-ci soit issue d’une fréquentation documentée du Moyen Âge, d’outils élaborés par la médiévistique ou encore de médiations culturelles complexes, par exemple à travers la religion ou la littérature. Nous invitons les acteurs des différentes disciplines des sciences humaines et sociales (comprenant, entre autres, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie historique, l’histoire, l’histoire des savoirs et des sciences, l’histoire de l’art, la philosophie) à contribuer à ce numéro soit par une étude de cas, soit par une réflexion à portée méthodologique ou épistémologique plus vaste sur leurs savoirs et leurs pratiques scientifiques envisagés dans une perspective historique.

Annonce

Coordination

Dossier coordonné par Étienne Anheim et Catherine König-Pralong

Argumentaire

Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, le « Moyen Âge », comme notion et comme période, est devenu une référence centrale des savoirs historiques européens. Le processus de temporalisation conduisant les sociétés à se penser désormais explicitement comme « modernes » a parallèlement engendré une figure historique de l’altérité, cet âge « moyen » esquissé par les penseurs de la Renaissance pour désigner le millénaire qui les séparait de l’Antiquité. Dans la perspective d’un temps orienté vers le progrès par la Révolution et l’industrialisation, cette définition était négative, mais le romantisme et les Anti-Lumières en ont simultanément fait l’emblème d’un paradis perdu, celui d’un monde chrétien et solidaire. Ce Moyen Âge imaginaire, aux profondes résonances artistiques et littéraires, a aussi pris place dans la grande réorganisation des savoirs qui s’est déroulée durant tout le siècle, conduisant à la naissance du système moderne des disciplines au XIXe siècle.

En histoire, dans les études littéraires, en linguistique et en philosophie, l’étude du Moyen Âge a alors été profondément renouvelée. La constitution de la médiévistique en savoir, la progressive entrée à l’université de ses diverses sous-disciplines, la création de revues dédiées aux mondes médiévaux, la fondation de sociétés pour l’étude du Moyen Âge et l’organisation de congrès internationaux se sont alors jouées sur deux fronts au moins. La promotion par l’Église catholique d’un Moyen Âge moral et scientifique, que le pape Léon XIII a sanctionnée le 4 août 1879 par la lettre encyclique Aeterni patris « sur la philosophie chrétienne », s’inscrit dans un mouvement social et intellectuel vaste de réhabilitation de la pensée médiévale. Le philosophe et prêtre catholique Franz Brentano, dont Edmund Husserl et Sigmund Freud ont suivi les cours à l’université de Vienne, convoquait par exemple le réalisme de Thomas d’Aquin pour renouveler la philosophie de langue allemande, gangrenée par le spiritualisme moderne.

Sur un deuxième front, les études médiévales constituées au XIXe siècle ont été mises au défi par l’intérêt croissant pour le Moyen Âge dont témoignaient des savoirs universitaires récemment constitués, notamment la sociologie, la nouvelle anthropologie et la science politique, des entreprises dont les orientations conservatrices ont parfois été sous-estimées. Chez Marcel Mauss, Émile Durkheim, Max Weber, Ferdinand Tönnies ou encore Georg Simmel, le Moyen Âge présente un terrain d’expérimentation et un négatif de la modernité[1]. L’intérêt pour la religion définie comme système d’interprétation et fait social total, ainsi que la distinction structurante entre la société (Gesellschaft), moderne, et la communauté (Gemeinschaft), primitive ou médiévale, ont contribué à faire du Moyen Âge, envisagé comme religieux, communautariste et corporatiste, un objet anthropologique et sociologique.

Des sciences historiques à la psychanalyse, les sciences sociales et de l’homme ont été irriguées par le Moyen Âge mais aussi par les savoirs modernes constitués à propos de lui dès la fin du XIXe siècle. Leurs textes, leurs objets, leurs agendas sociopolitiques et leurs élaborations méthodologiques ont circulé hors du champ des études médiévales proprement dites. Réciproquement, la médiévistique a été renouvelée, au XXe siècle, par les sciences sociales, en particulier l’anthropologie. La nébuleuse médiéviste qui se formait autour des Annales et l’histoire des mentalités en fournissent des exemples éclatants.

Ce numéro de la Revue d’histoire des sciences humaines veut proposer une série d’enquêtes sur des usages spécifiques de la référence médiévale dans les sciences sociales au XXe siècle, qu’elle soit issue d’une fréquentation documentée du Moyen Âge, d’outils élaborés par la médiévistique (pour aborder la matérialité des manuscrits, l’histoire orale, l’écriture avant l’imprimerie, les circulations de savoirs) ou encore de médiations culturelles complexes, par exemple à travers la religion ou la littérature. Ces usages peuvent être étudiés à partir de trajectoires socio-intellectuelles individuelles ou d’entreprises collectives, au travers d’institutions en un sens large qui comprennent les écoles, les écoles de pensée, les revues ainsi que d’autres stratégies éditoriales et de communication des savoirs. Le terrain d’enquête s’étend de la théorie des médias à la psychanalyse, en passant par la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, l’histoire des sciences, l’histoire de l’art et la philosophie.

Considérons quelques illustrations. Avec Panofsky, Ruskin et Warburg, le Moyen Âge s’est imposé comme un terrain emblématique de l’histoire de l’art. En 1923, seize ans avant ses travaux sur la physique de Galilée, Alexandre Koyré publiait une étude sur Saint Anselme[2]. Plus tard, sa lecture critique de Pierre Duhem, qui situait la naissance de la science au Moyen Âge, informera ses élaborations méthodologiques[3]. Avant de devenir le spécialiste des discours et de la narrativité historiographiques, l’historien américain Hayden White était un médiéviste classique. Dans les archives vaticanes, il a travaillé à sa thèse de doctorat sur le grand schisme papal de 1130. Dans les années 1950-1960, il publiait une série d’essais sur Bernard de Clairvaux, Pontius de Cluny et la curie romaine[4]. Même dans des disciplines dont le canon était depuis longtemps dominé par l’antiquité et la modernité, comme la philosophie universitaire allemande, le Moyen Âge devint un objet possible pour l’obtention des grades au XXe siècle. Pour sujet de sa thèse d’habilitation, Martin Heidegger n’a choisi ni un texte antique, ni une œuvre moderne, mais un traité Sur les modes de signifier qu’il pensait être du franciscain Jean Duns Scot (autour de 1300)[5].

L’élaboration de la théorie des médias et de la communication par Marshall McLuhan et son cercle permet d’illustrer la variété des modalités d’information des SHS par la médiévistique et de donner un exemple du type d’études que nous sollicitons. McLuhan a consacré la majeure partie de sa thèse de doctorat, soutenue en 1943, à la tradition grammaticale médiévale[6]. Dans sa constellation socio-intellectuelle, par exemple chez son élève le plus célèbre, le jésuite Walter J. Ong, le manuscrit médiéval sert de témoin emblématique du passage d’un monde sensoriel à un autre : celui de l’oral et de l’audition à celui de la vision. Dans la Galaxie Gutenberg de McLuhan, la scolastique médiévale marque le début d’un processus qui aboutit à l’empire moderne de l’écrit. Le village global contemporain, le monde à nouveau multi-sensoriel des médias électroniques, est défini au moyen d’un adage tiré d’une œuvre latine du XIIe siècle (le Livre des 24 philosophes) : une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part[7]. Or McLuhan, converti au catholicisme en 1937, a dit son admiration pour Étienne Gilson, qui avait contribué à faire de la Librairie J. Vrin, à Paris, un vivier de la médiévistique et qui avait fondé le Pontifical Institute of Medieval Studies (PIMS) à Toronto en 1929. De 1950 à 1973, Gilson était professeur à Toronto, au PIMS. Le PIMS et sa revue lancée en 1939 (Medieval Studies), les cours de Gilson, l’enseignement littéraire de McLuhan, ses travaux avec Carpenter, Innis et Havelock, puis le Centre for Culture and Technology créé pour lui en 1963 à l’université de Toronto furent autant de lieux à travers lesquels la médiévistique a pu rencontrer et irriguer une discipline nouvelle, la théorie des médias.

Nous invitons les acteurs des différentes disciplines des SHS (comprenant, entre autres, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie historique, l’histoire, l’histoire des savoirs et de sciences, l’histoire de l’art, la philosophie) à contribuer à ce numéro soit par une étude de cas, soit par une réflexion à portée méthodologique ou épistémologique plus vaste sur leur savoir et leurs pratiques scientifiques envisagés dans une perspective historique. Nous aimerions privilégier les approches plurielles, qui inscrivent des objets matériels ou intellectuels dans une histoire des institutions, des idées et des pratiques savantes. Cependant, la méthode étant elle-même le produit de pratiques disciplinaires spécifiques, elle demeure libre. L’enjeu méthodologique de ce numéro est aussi de déployer une variété d’approches. Son objectif est de mettre en évidence un aspect particulier de la critique de la modernité par les sciences sociales, un dispositif différent de ceux qui sont élaborés par les critiques des Lumières. À partir de Horkheimer et Adorno, la contestation de l’héritage des Lumières fut souvent frontale, car les Lumières étaient pensées dans un rapport de continuité avec le XXe siècle. Par contraste, le Moyen Âge, objet vitrifié sous le regard de ses spécialistes, n’avait pas à être rejeté ou défendu. Pourtant, la constitution du Moyen Âge par une modernité qui s’était affirmée en se démarquant de lui s’est accompagnée d’un processus dialectique par lequel cette même période s’est trouvée jouer un rôle paradoxal au XXe siècle : elle a été le moyen d’une critique de la modernité par le savoir réflexif qui la caractérise le mieux, les sciences sociales.

Consignes

Des propositions d’article (3 000 signes maximum), en anglais ou en français, sont à envoyer aux deux adresses suivantes : etienne.anheim@ehess.fr, catherine.koenig-pralong@ehess.fr

avant le 1er février 2021.

Les articles seront ensuite à envoyer, aux mêmes adresses électroniques, avant le 1er janvier 2022.

La revue publie des articles en anglais et en français, de 40 000 à 60 000 signes (espaces comprises).

Les consignes éditoriales sont disponibles sur le site de la revue.

Sélection

La Revue d’histoire des sciences humaines publie, après examen en double-aveugle par les pairs, des articles qui proviennent soit d’une soumission spontanée, soit de dossiers thématiques pilotés par des porteurs de projet. Les textes sont à adresser directement à l’équipe de direction (adrhsh@gmail.com) ou à faire transiter par les pilotes de projets collectifs.

Chaque article soumis au comité est donné en lecture à trois évaluateurs, dont un ou deux extérieurs au comité de rédaction de la revue. Les avis donnent ensuite lieu à une discussion collective et à l’élaboration d’une décision du comité de rédaction (publiable en l’état, publiable sous réserve de modifications, à resoumettre, refusé). Chaque décision débouche sur la rédaction et l’envoi aux auteurs d’une synthèse de décision, comportant un avis général ainsi que des extraits des avis des lecteurs sollicités. Dans le cas d’articles prometteurs, mais inaboutis en l’état, l’équipe de la revue peut proposer un accompagnement des auteurs.

Notes

[1] Otto Gerhard Oexle, « Les groupes sociaux du Moyen Âge et les débuts de la sociologie contemporaine », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 47, 1992, p. 751-765.

[2] Alexandre Koyré, L’idée de Dieu dans la philosophie de saint Anselme, Paris, Ernest Leroux, 1923.

[3] Maurice Clavelin, « Le débat Koyré‐Duhem, hier et aujourd’hui », History and Technology, 4, 1987, p. 13-35.

[4] Herman Paul, « A Weberian medievalist: Hayden White in the 1950s », Rethinking History, 12, 2008, p. 75-102.

[5] Martin Heidegger, Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Skotus, dans Frühe Schriften, Francfort-sur-le-Main, 1972, p. 133-352.

[6] Marshall McLuhan, The Classical Trivium. The Place of Thomas Nashe in the Learning of his Time, Corte Madera, Gingko Press, 2006 [1943]. Sur l’effet en retour de la théorie des medias sur la médiévistique canadienne : Patrick Moran, « Marshall McLuhan : un spectre hante-t-il les études médiévales canadiennes ? », Perspectives médiévales, 37, 2016 ; DOI: 10.4000/peme.9930.

[7] Emma Findley-White et Robert K. Logan, « Acoustic Space, Marshall McLuhan and Links to Medieval Philosophers and Beyond: Center Everywhere and Margin Nowhere », Philosophies, 1, 2016, p. 162-169.


Dates

  • lundi 01 février 2021

Mots-clés

  • sciences sociales, Moyen Âge, médiévistique, sociologie, histoire des sciences, psychanalyse, sciences politiques, épistémologie, philosophie, histoire de l’art

Contacts

  • Etienne Anheim
    courriel : etienne [dot] anheim [at] ehess [dot] fr
  • Catherine König-Pralong
    courriel : catherine [dot] koenig-pralong [at] ehess [dot] fr

Source de l'information

  • Céline Barthonnat
    courriel : celine [dot] barthonnat [at] ccsd [dot] cnrs [dot] fr

Licence

CC0-1.0 Cette annonce est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons CC0 1.0 Universel.

Pour citer cette annonce

« Le Moyen Âge des sciences sociales », Appel à contribution, Calenda, Publié le lundi 30 novembre 2020, https://doi.org/10.58079/15m5

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