Au carrefour des interrogations autour de la réappropriation (reclaim) (Caldecott et Leland 1983 ; Stengers 2001 ; Hache 2016), de l’« essentialisme stratégique » (Spivak 1987 ; Fuss 1989), du retournement du stigmate ou de la « resignification subversive » (Butler 2004), le numéro s’intéresse aux manières de réinvestir certaines qualités associées au « féminin », tout en évitant une ré-essentialisation de la catégorie « femme ». Comment mobiliser les cadres conceptuels et symboliques d’une relation de domination à des fins émancipatrices ?

Argumentaire

Depuis la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949), la critique de l’assignation des femmes aux sphères et aux valeurs traditionnellement associées auféminin a constitué un élément central des mouvements et des théories féministes. Ainsi,les féministes dites de la deuxième vague ont montré que l’injonction à la féminité, à lamaternité ou à la domesticité participait au maintien des femmes dans une situation desubordination. Cependant, historiquement, de nombreuses féministes ont également insistésur la nécessité de réinvestir et de revaloriser ces espaces clés, de l’expérience éthiquespécifique des femmes (Gilligan 1982) à leur rapport au corps et à la sexualité (Irigaray1980), en passant par les liens avec la nature (Griffin 1978). À cet égard, les débats autourdes féminismes de la différence (Young 1990) essentialistes (Fouque 1995; Daly 1978) ouencore maternalistes ont mis en évidence le dilemme épineux auquel doivent faire face lesmouvements et les pensées féministes relativement aux valeurs traditionnellementassociées au « féminin » : d’un côté, leur rejet perpétue la dévalorisation portée par laculture dominante et reconduit ainsi la supériorité de l’éthos dit « masculin »; d’un autrecôté, les mettre en avant et les revendiquer risque de renforcer les catégories binaires dugenre, ré-assignant les femmes à des positions traditionnellement féminines, reconduisantl’exclusion de celles qui échappent depuis toujours aux cadres de la féminité blanche,bourgeoise et valide.

Mettant en doute, au-delà du champ universitaire, les injonctions contradictoires quis’imposent aux corps et à l’expérience des femmes, ces questions n’ont pas perdu de leuractualité. En effet, on observe aujourd’hui un renouveau des mouvements qui, constatantl’impasse sociale et écologique que représente une tendance du féminisme libéral au« rattrapage » ou à l’« imitation » d’idéaux masculins, tentent d’esquisser des formes deféminités féministes en réinvestissant des valeurs et des pratiques dévalorisées dans dessociétés modernes patriarcales. Ainsi, les écoféminismes, les féminismes religieux ou leséthiques du soin (care) – pour ne citer que ces exemples – cherchent de nouveaux équilibresentre des aspirations a priori contradictoires : revaloriser le travail du soin sans y assignertoutes les femmes (Tronto 1993; Laugier 2010) réhabiliter les liens brisés avec la naturesans en appeler à une nature féminine anhistorique (Hache 2016), revendiquer la maternitésans réitérer le mythe de l’instinct maternel (Bastide et Destrez 2020; Ouassak 2020) ouencore revaloriser le travail de subsistance sans condamner les femmes à leur foyer (Pruvost2019).

Au carrefour des interrogations autour de la réappropriation (reclaim) (Caldecott etLeland 1983; Stengers 2001; Hache 2016), de l’« essentialisme stratégique » (Spivak 1987;Fuss 1989), du retournement du stigmate ou de la « resignification subversive » (Butler2004), ces questions remettent en cause des manières de réinvestir certaines qualités associées au « féminin », tout en évitant une ré-essentialisation de la catégorie « femme ».

Nous invitons les auteures et les auteurs à se saisir de l’idée de féminités féministes à travers trois axes de réflexion, non exhaustifs ni exclusifs :

1. Analyse des enjeux théoriques autour de l’idée de féminités féministes etexploration de concepts connexes : réappropriation (reclaim), essentialismestratégique, retournement du stigmate, politiques de l’identité, actualités et devenirs duféminisme différentialiste, etc. Comment mobiliser les cadres conceptuels etsymboliques d’une relation de domination à des fins émancipatrices?
2. Explorations empiriques de différentes formes de réappropriations et deresignifications : usages politiques et détournements de l’insulte, ambivalencespolitiques de la condition de victime, soin et sollicitude en contexte de domination,articulations entre féminité et nature, féminismes religieux, plaisirs de la soumission,fierté des travailleuses du sexe, etc. Comment, individuellement et collectivement, fairede la source de l’oppression un lieu de lutte et un objet de fierté?
3. Critiques des stratégies politiques de réappropriation féministe : mise en évidencedes processus de naturalisation susceptibles de reconduire les oppressions que cesstratégies cherchent à combattre. Quelles nouvelles exclusions et hiérarchies, cesformes d’essentialisme, même stratégiques, peuvent-elles produire?

Modalités de soumission

Les propositions (300 mots) doivent parvenir par courriel avant le 1^er mai 2022 aux responsables du numéro : Estelle Ferrarese (estelle.ferrarese@u-picardie.fr), Lila Braunschweig (lila.braunschweig@sciencespo.fr) et Léna Silberzahn (lena.silberzahn@sciencespo.fr).

Les manuscrits (6 500 mots) doivent respecter le protocole de publication de la revue et être soumis au plus tard le 1^er février 2023 par l’entremise de la plateforme logicielle Open Journal System (OJS) de la revue.

Coordination scientifique du numéro

• Estelle Ferrarese, université Picardie
• Lila Braunschweig, Sciences po
• Léna Silberzahn, Sciences po

Membres du comité de lecture de la revue