Accueil« Maîtres » et « indigènes » : fouiller le passé des autres

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« Maîtres » et « indigènes » : fouiller le passé des autres

"Masters" and "natives": digging others' pasts

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Publié le lundi 25 janvier 2016

Résumé

Ce colloque analysera les relations entre les archéologues occidentaux et la population locale, puis les archéologues occidentaux et ceux nationaux, afin de comprendre quelle place a été accordée aux acteurs locaux au cours des réflexions archéologiques et de l’écriture de l’histoire. Nous analyserons cette problématique sur la base de la documentation provenant de différentes régions comme l’Asie centrale post-soviétique, la Russie, l’Afghanistan, la Grèce, l’Inde, l’Iran, le Pakistan, le Moyen-Orient, le Népal ; cette documentation sera abordée à travers divers supports et médias comme le cinéma, la littérature, les ouvrages scientifiques et les vécus des archéologues œuvrant sur les terrains extra-européens. Nos réflexions seront menées dans la « longue durée », afin d'enquêter sur les tenants et les aboutissants des relations entre les idéologies coloniales et les imaginaires nationaux des pays ex-coloniaux.

Annonce

Argumentaire

Dans sa démarche tendant à repenser l’histoire complexe des empires, l’historiographie s’oriente depuis quelques années vers l’analyse des phénomènes liés à l’évolution des situations coloniales / post-coloniales des deux derniers siècles. Ce domaine de recherche vise à comprendre des mécanismes par lesquels les savoirs ont été construits dans des contextes impériaux / impérialistes faisant en même temps appel à une reformulation des mémoires collectives et des visions du passé. Bien que la situation politique générale ait changé il y a plus de vingt-cinq ans, cette approche n’a été qu’effleurée en ce qui concerne l’espace russo-soviétique-postsoviétique et plus généralement le camp communiste. En revanche cet angle d’analyse est désormais courant pour ce qui concerne le contexte du sous-continent indien et les chercheurs s’accordent à reconnaître le rôle majeur de la période coloniale pour la reconstruction d’un passé national, en particulier au travers de l’archéologie.

Après s’être en un premier temps concentrées sur les traditions nationales, les études se regroupent aujourd’hui sous l’égide d’une approche diversifiée des histoires croisées / connectées / branchées et des transferts inter-impériaux. Privilégiant une approche comparative des grandes puissances et des pratiques mises en place par elles à l’adresse des colonies, les études accordent une attention bien moindre aux relations entre les métropoles et leurs périphéries extra-européennes. En se concentrant plus spécialement sur les représentants du pouvoir impérial (le « Centre » déléguant les « colonisateurs » ou « maîtres »), ces études ont laissé de côté, à quelques notables exceptions près, le rôle qu’ont pu jouer les acteurs locaux (représentants de la « périphérie », des « colonisés », « indigènes », « subalternes » ou « amateurs ») et leurs expertises. Les empires modernes ont tous, pourtant, été façonnés par leurs colonies ou des périphéries extra-européennes. C’est plus précisément par le biais de transferts interculturels et d’échanges de connaissances à vecteurs multiples que ces deux pôles ont formé une nouvelle vision du passé des régions extra-européennes tout en créant des mémoires collectives résultant d’appropriations favorisées par la circulation des idées, des techniques et des êtres humains.

Afin de contribuer à combler cette lacune cette journée d’étude propose une réflexion sur la dynamique relationnelle entre les « maîtres » et les « indigènes » en portant l’accent sur les seconds, les « oubliés » des études post-coloniales récentes. Pour ce faire, ces réflexions pourraient prendre pour point de départ l’analyse proposée lors de de la conférence « Archéologie en situation coloniale »[1], l’une – parmi d’autres – des approches consacrées à la problématique relative à la construction du savoir dans un contexte colonial extra-européen.

Prises dans les limites du champ disciplinaire relatif à la recherche archéologique en Asie(s), les questions abordées seront donc les suivantes:

1)  Comment lors des contacts les élites métropolitaines et locales se sont-elles façonnées les unes les autres ?

2)  Comment, malgré des rapports d’inégalité, les sujets locaux ont pu s’imposer comme intermédiaires lors de la production des savoirs modernes sur les périphéries coloniales / impériales et même faire parfois passer, voire imposer aux « maîtres » leur vision du passé ?

3)  Comment des savoirs locaux ont-ils été instrumentalisés par les pouvoirs en place ? Et, vice versa, comment les représentants locaux ont-ils adopté les outillages de la modernité européenne pour construire une image d’eux-mêmes, de leur passé et finalement créer leurs nationalismes ?

4)  De quelle manière des appropriations réciproques ont-elles déterminé les mémoires collectives du passé dans une Asie plurielle et participé à la construction des identités nationales / impériales / locales, puis à la réinvention sur place de leurs traditions ?

[1] Alexandra Galitzine-Loumpet, Svetlana Gorshenina et Claude Rapin (éd.), Archéologie(s) en situation coloniale: paradigmes et situations comparées (vol. 1), in Nouvelles de l’archéologie, n° 126, décembre 2011; Alexandra Galitzine-Loumpet, Svetlana Gorshenina et Claude Rapin (éd.), Archéologie(s) en situation coloniale, 2. Acteurs, institutions, devenirs (vol. 2), in Les nouvelles de l’archéologie, n° 128, juin 2012.

Programme

Jeudi 28 janvier 2016

15h00, BCU (Unithèque), salle de conférence 511

  • 15h15: Philippe Bornet et Svetlana Gorshenina : Introduction. L’esprit de l’aventure : un « héros »-archéologue en face des mondes inconnus dans l’espace et le temps
  • 15h45 : Léonid Heller : Les archéologues de la littérature russo-soviétique

16h15 : Pause café / coffee break

  • 17h00 : Mehdi Derfoufi : A travers le miroir du temps : codages et reconfigurations postcoloniales de la figure de l’archéologue au cinéma, à la télévision, et dans les jeux vidéo (locaux de la section de cinéma, BCU)

Vendredi 29 janvier 2016

9h00, BCU, salle de conférence 511

L’archéologie au temps des empires : « maîtres » et « indigènes » en Asie centrale

Modération / Chair: Philippe Bornet

  • 9h00 : Svetlana Gorshenina: Des invisibles aux subalternes : réfléchir sur le passé au Turkestan précolonial et colonial
  • 9h30: Michel Bukharin: Russian Archaeological Expeditions in the Eastern Turkestan: Aims and Means
  • 10h00 : Barbara Kaim: Au service du colonisateur. Léon Barszczewski et sa passion archéologique

10h30 : Pause café / coffee break

L’archéologie au temps des empires : « maîtres » et « indigènes » du Pakistan au Proche Orient

Modération / Chair: Bruno Genito

  • 10h45: Rachel Mairs & Maya Muratov : Mohammed Hassan Attwa, Solomon N. Negima and Daniel Z. Noorian: Dragomans and Archaeologists in the Middle East
  • 11h15: Luca Maria Olivieri: Early Archaeology in a ‘Native State’: khans, officers and archaeologists in Swat (1895-1939). With a digression on the 1950s

12h00 : Lunch (réfectoire)

L’archéologie en contexte soviétique : « maîtres » et « élèves » lors de la formation des « écoles nationales »

Modération / Chair: Barbara Kaim

  • 13h30: Igor Demchenko: Instrumentalized or instrumental? Stalinist project of peripheral modernization in the professional biography of usto Shirin Muradov, a master-builder
  • 14h00: Irina Arzhanceva & Heinrich Härke: ‘The General and his Army’: Metropolitans and locals on the Khorezmian Expedition

14h30: Pause café / coffee break

L’archéologie entre situation coloniale, post-coloniale et néo-coloniale : des « maîtres » et « subalternes » aux « partenaires » ?

Modération / Chair: Hédi Dridi

  • 14h45 : Agnès Meyer: Archéologie « indigène » et étrangère en Iran et en Afghanistan entre 1918 et 1980, une continuelle négociation
  • 15h15: Himanshu Prabha Ray: Legislation and the Study of the Past: The Archaeological Survey of India and Challenges of the Present 

 15h45 Pause café / coffee break

16h15-18h15 : Table ronde des archéologues : travailler en contextes extra-européens

Modération / Chairs: Philippe Bornet & Svetlana Gorshenina

  • Bruno Genito: Excavating in Iran: Cooperation or Competition: Archaeology and Art History of Iran and Central Asia. A question of Terminology?
  • Thierry Luginbühl: Inversion des rôles : « ethno-expertise » asiatique de données archéologiques occidentales
  • Claude Rapin : Publier une découverte archéologique entre le « Nord » et le « Sud »
  • Karl Reber : Titre à venir

Résumés des communications

The General and his Army’: Metropolitans and locals on the Khorezmian Expedition

  • Arzhanceva Irina, directrice de recherche, Institut d’ethnographie et d’anthropologie, Académie des Sciences, Moscou et Härke Heinrich, professeur émérite, Eberhard Karls Universität Tübingen 

The Soviet imperial agenda in Central Asia was the wider background of Sergej Tolstov’s Khorezmian Expedition which worked in the Aral Sea region from 1937 until the dissolution of the Soviet Union. This region was deeply affected by Soviet building and industrialization projects, and by the collectivisation which destroyed the local native economy. But this paper digs deeper by going down to the individual level and asking questions about people and about their various perspectives on the history of Central Asia. .

The Expedition was made up of people from a variety of groups and backgrounds. Throughout the period of activity, the core team of scholars and organisers came directly from Moscow, with few exceptions. In the later stages, this core was supplemented by local specialists who had been trained on the Expedition. But the work of the Expedition would have been impossible without local diggers, guides, interpreters, camel owners and others.  Who were the natives on the Expedition and what exactly were their roles? What was their contribution to aims and achievements? Did they have any influence on the way the Expedition worked, or did influences only go from the centre to the periphery, so to speak? Did Russians exiled to Central Asia have a separate, distinct position in this web of roles and relationships? And how did the composition of the Expedition change over time, for what reasons and with what effects?

The paper is based on records, publications, unpublished memoirs, interviews with participants, and personal experience. It also draws on results of the recent project of cataloguing and digitizing the archive of the Khorezmian Expedition (located in the Institute of Ethnology and Anthropology RAN, Moscow).

Russian Archaeological Expeditions in the Eastern Turkestan: Aims and Means

  • Bukharin Michail, chargé de recherche,  Institut d’histoire universelle, Académie des Sciences russes, Moscou

Russian archaeological expeditions worked in the Eastern Turkestan from 1899 to 1915 under directorship of D. A. Klementz, M. M. Berezovsky and S. F. Oldenburg. The intensification of the research activity of Russian archaeologists in the Middle Asia is explainable by the annexation of the regions with Muslim and Buddhist population in the 18th–19th century. The exploration of these regions is quite characteristic for the world outlook of the scientific elite of Russia. Some unknown documents from the Archives of the Russian Academy of Sciences not only shed some new light on the history of the archaeological exploration of the Eastern Turkestan at the beginning of the XX cent., but are also interesting for understanding of what was this kind of activity of the leading Russian scholars of that time.

Instrumentalized or instrumental? Stalinist project of peripheral modernization in the professional biography of usto Shirin Muradov, a master-builder

  • Demchenko Igor, Ppost-doctorant, Université de Florence, Florence

 Central Asian masters of gypsum ornamentation did not leave us memoirs or reflective treatises. In fact, their craft might not have had any narrative dimension whatsoever, being a skill of hands and eyes intended for immediate aesthetic appreciation. Yet it was narrativized by the Stalinist cultural authorities as a visual and tangible expression of localness, co-opted for the classicizing language of the new imperial style. Stalinist architecture, which grew out of disillusionment in the coercive power of architectural modernism, rejected the latter’s promise to harness the spatiality of function and the expressive power of structure as unattainable. It re-envisioned architectural production as a semantic intervention and hence had to find visual expression for its ideological vocabulary. In Soviet Uzbekistan, Stalinist culture operated with a formula of “national form - socialist content”, which obligated the conscription of local craftsmen. And usto, master Shirin Muradov (1880-1957), a gypsum carver, or ganchkor, from Bukhara was in constant demand.

In this presentation I will draw a short outline of Muradov’s biography, with a specific focus on his work for the last emir of Bukhara, his partnership with Boris Zasypkin, an important Soviet restorer of medieval Islamic architecture in the 1930s, and his collaboration with Aleksei Shchusev in the project of Tashkent Navoi Theater in the 1940s. My goal will be to reveal the tension between the traditional training of Shirin Muradov and the meanings imposed on his work by the Stalinist project of “national form.” At the same time I will comment on Muradov’s creative and historically conscious response to the elevated status of the national master certified by the State Stalin Prize (1948). Overall, I will use the case of Muradov’s artistic reflection on his position in the Stalinist culture of Uzbekistan as a bridge to his undocumented but, as I will argue, certainly very intense reflection on his own position within politically colonial and culturally decolonizing Soviet project in Central Asia.

A travers le miroir du temps : codages et reconfigurations postcoloniales de la figure de l’archéologue au cinéma, à la télévision, et dans les jeux vidéo

  • Derfoufi Mehdi, chargé de cours, Université de Lausanne

Si l’on parcourt l’ensemble des productions de la culture populaire depuis le XIXè siècle (littérature, bande dessinée, cinéma,...), le personnage de l’archéologue émerge comme l’une des figures les plus remarquables et les plus caractéristiques du lien entre science et aventure coloniale (HOLTORF, 2007). L’archéologue a incarné, en quelque sorte, une manière d’adapter pour les masses le récit de la conquête et de la rencontre coloniales - et de ses conséquences, tant morales que culturelles et matérielles. Véhiculant bien souvent un récit de justification, cette figure "transmédiatique" articule aussi de façon tout à fait passionnante les enjeux de l’identité et de l’altérité. Cette productivité particulière de la figure de l’archéologue explique peut-être pourquoi, tout en demeurant aujourd’hui une des disciplines scientifiques les plus médiatisées, l’archéologie est dans le même temps celle dont les représentations populaires, faites d’expéditions épiques et exotiques, s’éloignent le plus de la réalité du métier.

Les premières années du cinéma sont prolifiques en matière de "documentaires" ou simplement de courts films-reportages projetant le spectateur et la spectatrice de l’époque dans les territoires lointains de fouilles au long cours, à la rencontre des vestiges fascinants de civilisations disparues. Mais la fiction cinématographique n’est pas en reste : la fascination pour l’Egypte - qui s’exprime notamment à travers le goût pour les histoires de momies - engendre ainsi plus de quarante films (dont Cleopâtre de Georges Méliès en 1899) durant la période du cinéma muet (FREEMAN, 2009 ; CARDIN, 2014). Si le personnage de l’archéologue n’occupe pas nécessairement une place importante dans toutes ces fictions, il n’en reste pas moins que ces dernières ont tout à voir avec l’archéologie, puisque les deux jalons de l’égyptomania dans la culture populaire sont le déchiffrement par Champollion des hiéroglyphes en 1822, et la découverte du tombeau de Toutankhamon par Howard Carter en 1922 (ce dernier deviendra d’ailleurs un personnage de fiction à son tour au cinéma et à la télévision).

A travers la mise en perspective de films aussi différents que The Mummy (La Momie, Karl Freund, 1932), L’Atlantide (George W. Pabst, 1932), La Maison du Maltais (Pierre Chenal, 1938), L’Exorciste (The Exorcist, William Friedkin, 1973), Alien (Ridley Scott, 1979), Raiders of the Lost Ark (Les Aventuriers de l’Arche perdue, Steven Spielberg, 1981) - et d’autres encore , la première partie de cette communication présentera les grandes lignes de la représentation de l’archéologue dans le cinéma occidental, et questionnera ses évolutions et reconfigurations en termes de genre et de "race" à l’aune des enjeux coloniaux et postcoloniaux. Les jeux vidéo (la série Tomb Raider avec le personnage de Lara Croft) et les séries télévisées (Relic Hunter / Sydney Fox l’aventurière, TV, Canada, 1999-2002), seront également évoqués, permettant notamment de mettre en valeur les personnages d’archéologues féminins.

Puis, dans un second temps, viendront quelques enseignements en matière de transferts culturels et de négociations postcoloniales, à travers quelques exemples issus de cinématographies non-occidentales - dans la mesure où le personnage de l’archéologue est, sinon absent, du moins très rare en dehors du cinéma occidental. Il sera notamment question de productions japonaises telles que les anime Majinga Zetto (Mazinger Z, Go Nagai, 1972-1973), Purojekuto Ēko (Project A-Ko, Katsuhiko Nishijima, 1986), et Space Kobura (Cobra/Cobra Space Adventure, Buichi Terasawa, 1982-1983), ainsi que le long-métrage Yokai Hanta : Hiruko (Hiruko The Goblin, Shinya Tsukamoto, 1991), et également de l’un des grands succès du cinéma indien, Guide (Vijay Anand, 1965), et du film-culte du cinéma égyptien, El-Mummia (The Night of Counting the Years, Shadi Abdel Salam, 1969).

Excavating in Iran: Cooperation or Competition: Archaeology and Art History of Iran and Central Asia. A question of Terminology?

  • Genito Bruno, professeur, Université de Naples « L’Orientale », Naples

The relationships between the names and the concrete realities of the things, have always been particular important and full of unexpected meanings. In the case of the disciplinary definitions relating to the Archaeology of Iran and Central Asia, one is faced on one of the most complex and intriguing terminological situation that involves:

    • the colonial and post-colonial history of the European and Western Archaeological Research in Iran and in Central Asia;
    • the use of the Past, continuously culturally and politically manipulated both to West and East, since the beginning of the modern archaeology;
    • the difficult and tortuous path of the socio-political and cultural emancipation process of the natives peoples.

 Without necessarily going into the details of the investigation of the most hidden and un-confessable reasons which led generations of scholars to use such terminologies, today, most probably politically un-correct, it is a fact that in the western University systems is hard to find definitions relating to the archaeological traditions of study, as Italian, French, German or English etc. Archaeology, or Archaeology of Italy, France, Germany or England etc., while rather plausible are, on the contrary, the definitions related to the Archaeology of Iran etc. It is certainly inconceivable to easily suggest now different definitions, but it would be extremely useful to rethink the history of European and western disciplines and research activities too, with a particular view point that can help to reset the whole issue. It would be useful to clarify also, where it is possible, the enormous responsibilities of both the local and the foreign scientific communities; the first who have little contributed to the reaching of sufficient level of emancipation from the colonial western ideas, and the second who have much concentrated to develop their points of view in constructing the reality of the outside world.

Des invisibles aux subalternes : réfléchir sur le passé au Turkestan précolonial et colonial

  • Gorshenina Svetlana, chercheure FNS senior, Université de Lausanne

Évoluant dans une ambiance empreinte de méfiance à l’égard des populations locales et héritée de l’époque précoloniale, les premiers savants, explorateurs et artistes russes ou européens intéressés par l’histoire ancienne de l’Asie centrale n’ont mené aucune étude archéologique sans être épaulés par des « indigènes ». Ces derniers subissent cependant toutes sortes de critiques pour leur « ignorance », leur «absence de goût pour les belles choses», leurs « affabulations » par rapports aux données historiques ou leur « vandalisme » à l’égard des vestiges. Mais ce sont eux aussi qui conduisent les chercheurs modernes vers les sites ou les lieux de mémoires, assument les fouilles, fournissent des trouvailles archéologiques aux collectionneurs et aux organisateurs d’expositions tout en restant généralement anonymes. Avec le temps, la propagation au Turkestan du « goût pour l’Histoire » développe le marché des antiquités, en même temps qu’elle forme des « amateurs » d’archéologie indigènes qui s’alignent sur un système d’appréciation des vestiges forgé en Europe. Ce tournant est doublement intéressant, car il montre d’un côté l’ambiguïté du processus d’incorporation des savoirs locaux dans les connaissances des « colonisateurs » et de l’autre côté il souligne comment des intellectuels locaux se sont appropriés les approches occidentales en matière de patrimonialisation, tout en dénigrant l’attitude de leur propre milieu centrasiatique à l’égard du passé.

Les archéologues de la littérature russo-soviétique

  • Heller Léonid, professeur émérite, Université de Lausanne

La littérature russe connaît des récits d'archéologues, sans leur faire une place reconnue comme celle qu'y occupe traditionnellement la «prose géographique» et sans nourrir une mythologie comparable. Modèle du genre géographique, deux romans de Vladimir Arséniev sur Dersou Ouzala (1921-1923) offrent à la fois une élaboration «dans l'espace» et un approfondissement remarquable du problème qui constitue le thème général du colloque. C'est sur cet arrière-fond que nous tenterons de décrire, d'une manière très fragmentaire, les relations entre les archéologues et leurs collaborateurs locaux, qui donneraient à entrevoir celles entre les cultures dominantes et dominées. Pour ce faire, nous aborderons quelques œuvres littéraires de la période soviétique, destinées avant tout à la jeunesse, ainsi que plusieurs textes autobiographiques écrits par des archéologues de renom. 

Au service du colonisateur. Léon Barszczewski et sa passion archéologique

  • Kaim Barbara, professeur, Université de Varsovie

Né à Varsovie en 1849, Léon Barszczewski est issu d'une famille de la noblesse polonaise qui a souffert de la répression tsariste consécutive aux insurrections de 1830 et de 1863. Devenu très tôt orphelin, L. Barszczewski est enrôlé de force à l'école des cadets de Kiev, avant de poursuivre son service militaire dans l'armée russe jusqu'à l'obtention du grade de colonel. Il séjourne au Turkestan entre 1876 et 1896 au sein de la brigade topographique de la garnison de Samarkand. Pendant ces vingt années, il organise ou participe à plus de vingt expéditions scientifiques. C'est dans le cadre de ces expéditions et dans celui de fouilles à Afrasiab, Shahr-i Sabz et dans la grotte de Macquechevate qu'il va parvenir à rassembler une collection d'objets archéologiques, géologiques, botaniques et ethnographiques de valeur. La majeure partie de sa collection archéologique aboutira au Musée de Samarkand, dont Barszczewski a été un ardent partisan de la création.

Inversion des rôles : « ethno-expertise » asiatique de données archéologiques occidentales

  •  Luginbühl Thierry, professeur, Université de Lausanne

L’Institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité de l’Université de Lausanne organise depuis une douzaine d’années des programmes de recherche ethnoarchéologiques au Népal et en Inde du nord (Uthar Pradesh et Rajasthan). L’objectif de ces missions est de documenter différents phénomènes religieux, artisanaux et domestiques traditionnels et de confronter ces observations aux données relatives aux mêmes domaines dans les cultures antiques occidentales. Les investigations conduites dans ce cadre mettent en œuvre des méthodes ethnoarchéologiques classiques (observation, photo, vidéo, relevés, interviews) mais ont également vu le développement d’une approche moins usuelle désignée sous l’appellation « d’ethno-expertise ».  Cette approche consiste à soumettre différents types de documents archéologiques (plans, restitutions, planches de mobilier, fragments de céramiques) à différents spécialistes des domaines concernés, comme des prêtres Brahmanes pour les questions d’ordre religieux ou des potiers traditionnels pour analyser des formes de céramiques. Les résultats de ces enquêtes ont montré le potentiel de l’approche en apportant de nouvelles idées et des hypothèses dont certaines ont pu être vérifiées par un retour aux données archéologiques. Sur un plan plus général, elles montrent également l’intérêt d’un autre regard sur la documentation archéologique, tout particulièrement quand celui-ci fonde ses références dans une culture traditionnelle présentant des similitudes avec les cultures anciennes étudiées. Les « indigènes », ainsi, n’ont pas seulement à dire sur leurs propres cultures ou les civilisations anciennes de leur pays, mais également sur les « nôtres »… La valeur de ces expertises ou de ces avis ne doit pas être surestimée. Elle ne semble cependant pas moindre que celle des spéculations d’un occidental du XXIe siècle, fût-il archéologue, dont les références et les expériences sont assurément plus éloignées de celles des populations antiques ou protohistoriques.

Mohammed Hassan Attwa, Solomon N. Negima and Daniel Z. Noorian: Dragomans and Archaeologists in the Middle East

  • Mairs Rachel, Senior Lecturer, Reading University (UK) and Muratov Maya, professeure, Adelphi University (USA)

In the second half of the 19th century, Mohammed Hassan Attwa, a dragoman and a guide, was just one among an army of people involved in the thriving tourist industry in Egypt. Affiliated with the Shepheard’s and Savoy Hotels – two high-end rival establishments located next to each other in central Cairo – Attwa had opportunity to work for many distinguished guests. All that remains of him nowadays is his carte de visite – boasting of “highest references” and “many years experience.” In addition, Attwa presents himself as a dahabeah conductor – promising his clients “excellent accommodations” and “special arrangements” for the tours along the Nile “by first class dahabeahs.” The antiquities of the Nile valley were naturally of great interest to his clients, and, like all dragomans, he will have had to assume some expertise.  The inner side of this rather large and elaborate folding card contains a list of thirty-five clients – all Anglophone, mostly from the United Kingdom and America – whose names (many of them were well-known at the time) – undoubtedly served as further professional advertisement for Attwa.   This card is published here for the first time.

The tourist industry and archaeology in the nineteenth-century Middle East were intimately linked.  Our study builds on recent work which restores a voice and agency to the locals who worked with archaeologists in the field (Quirke 2010).  Using unpublished archival materials, we explore how dragomans and archaeologists both collaborated and clashed.  Flinders Petrie banned visiting tourists from bringing their dragomans to his excavations, concerned with looting.   Two individuals whose lives we have explored in our current research, the Syrian Solomon N. Negima and Armenian Daniel Z. Noorian, had more complex relationships with their archaeological employers and colleagues (Mairs and Muratov 2015; Mairs 2016).  Negima conducted tourists to visit excavations and was acquainted with several foreign archaeologists.  Noorian, who began his career working for Leonard Woolley, eventually became an antiquities dealer in New York.

Archéologie  « indigène » et étrangère en Iran et en Afghanistan entre 1918 et 1980, une continuelle négociation

  • Meyer Agnès, doctorante, Sorbonne-Paris I, Paris 

De nombreux ouvrages sur l’histoire de l’archéologie en Asie axent leur contenu sur  l’histoire des sites, ou la présentation de personnalités ou d’institutions occidentales emblématiques. Ils ne donnent, de ce fait, qu’une image fragmentaire de ce que firent de l’archéologie les Etats accueillants entre 1918 et le début des années 1980.  Autoriser des savants étrangers à participer à la construction de l’histoire de l’Iran et de l’Afghanistan n’allait pourtant pas de soi, même si des questions politiques et diplomatiques – ils sont tous deux partie prenante dans le Grand Jeu – ou des intérêts marchands entraient en ligne de compte. L’importance que revêtent les travaux de Prosper Mérimée et le recensement des monuments historiques en France le montrent assez clairement. C’est pourquoi il n’est pas inutile de retracer les efforts constants des Etats afghans et iranien, pour tirer parti de ce que pouvaient leur apporter les chercheurs occidentaux, en gardant la maîtrise de leur passé. Former des représentants compétents qui sauront être les véritables animateurs des débats scientifiques, se doter également des structures capables  de former et de contrôler l’activité sur leur territoire, telles furent leurs ambitions dès l’origine, telles qu’elles se révèlent dans les archives européennes, institutionnelles ou privées.

Early Archaeology in a ‘Native State’: khans, officers and archaeologists in Swat (1895-1939). With a digression on the 1950s

  • Olivieri Luca Maria, directeur de la mission archéologique italienne au Pakistan, Université de Bologne, Bologne

In the aftermath of the British conquest of Malakand, the Swat valley became a sort of quarry area from which to extract sculptures earmarked for different destinations: military messes and private collections, museums in India and Great Britain, auction houses and the antiquary market in Europe, etc. All these activities were partially curbed and/or regulated thanks to a very advanced law, the Ancient Monument Protection Act (VIII, 1904). Nonetheless, the legal situation in Swat remained unclear. Despite the efforts made by the legislators in British India to place the archaeological heritage under legal protection, in native States, like Swat, there were no clear rules, and  the procedures remained a matter directly discussed with the court. An archival fund recently discovered (publication due in Spring 2015) thoroughly illustrate that situation.

When in 1956, 9 years after the end of British India, Giuseppe Tucci secured a Pakistani excavation license for Swat, the situation was still the same. Other recent documents have proven that Tucci convinced the Wali to introduce the Act VIII, 1904 in Swat. As a natural consequence legal fieldwork started, and a Museum with a Pakistani curator was established in Swat.

Legislation and the study of the past: The Archaeological Survey of India and challenges of the present 

  • Ray Himanshu Prabha, professor, Center for Historical Studies, Jawaharlal Nehru University, Delhi 

The Archaeological Survey of India (ASI) was founded in 1861 and Alexander Cunningham appointed its first Director-General (1861-1885), barely three years after colonial rule had been established in the subcontinent. The setting up of the ASI coincided with another major activity of the colonial state, namely, the extensive railway and road-building period, with the railway contractors being responsible for the greatest damage to archaeological sites. In the nineteenth century, conservation and repair, which were looked after by local governments, had formed no part of the ASI’s responsibilities, even though several laws had been enacted for the protection of archaeological remains in the country, starting with the 1810 Bengal Regulation Act.

In 1895, after the post of Director-General of the Archaeological Survey of India had lain vacant for some years, the future of the Archaeological Department was re-considered and it was decided to direct it exclusively towards conservation. The Ancient Monuments Preservation Act was passed in 1904 under Lord Curzon, “to provide for the preservation of ancient monuments, for the exercise of control over traffic in antiquities and over excavation in certain places and for the protection and acquisition in certain cases of ancient monuments and of objects of archaeological, historical or artistic interest”. This paper examines the implications of this early twentieth century legislation for archaeological research in the subcontinent and the new challenges and pressures of the present century.

Publier une découverte archéologique entre le « Nord » et le « Sud »

  • Rapin Claude, CNRS et Université de Lausanne

Tiraillé entre les exigences de l’excellence imposées au chercheur, la nécessité d’une haute compétitivité mesurable par de multiples statistiques, le devoir de participer au « développement » des pays non européens, mille particularités propres aux conditions de travail en Asie centrale et au réseau d’amitiés qui peut s’y former, le chercheur dit « occidental » est confronté à un problème constant: comment doit-il publier les résultats de ses recherches? L’obligation de publier dans une situation entre « Nord » et « Sud » amène à forger une stratégie très complexe.

Fondée sur une vingtaine d’années d’activité en Ouzbékistan, mon analyse mettra en évidence à quel point la carrière scientifique d’un archéologue dépend de paramètres comme la conjoncture linguistique du monde académique, la distribution arbitraire des notions de « Centre » et de « marges », l’habitude orientaliste persistant à partager le monde entre « Orient » et « Occident » et, ce qui est plus spécifique à l’égard de l’Asie centrale indépendante depuis 1991, le problème des nationalismes montants. Pour résumer, cette communication soulignera le problème de la publication des découvertes archéologiques dans le contexte général de l’édition académique et plus spécifiquement par rapport à l’Asie centrale post-soviétique

  • Reber Karl, , Professeur, Université de Lausanne

Résumé à venir

Comité d’organisation

  • Chercheure FNS senior Svetlana Gorshenina;
  • MER Philippe Bornet;
  • Prof. Michel Fuchs.

Comité scientifique

  • Maître d’enseignement et de recherche Philippe Bornet (Université de Lausanne),
  • Professeure Anne Bielman (Université de Lausanne),
  • Professeure Maya Burger (Université de Lausanne),
  • Professeur Hédi Dridi (Université de Neuchâtel),
  • Professeur Michel Fuchs (Université de Lausanne),
  • Chercheure FNS senior Svetlana Gorshenina (Université de Lausanne),
  • Chargé de recherche (CNRS-ENS, Paris) et Privat-Docent (Université de Lausanne) Claude Rapin.

Avec le soutien de: FNS, Département interfacultaire d’histoire et de sciences des religions et Faculté des lettres de l’Université de Lausanne

Lieux

  • Salle de conférence 511 de la BCU (Unithèque) - Université de Lausanne, Dorigny
    Lausanne, Confédération Suisse

Dates

  • jeudi 28 janvier 2016
  • vendredi 29 janvier 2016

Mots-clés

  • histoire des idées, altérité, orientalisme, impérialisme, colonialisme, patrimoine, mémoires collectives, identités, Grèce, Turquie, Iran, Asie centrale, Afghanistan, Pakistan, Inde, Népal, Russie

Contacts

  • Svetlana Gorshenina
    courriel : sgorshen [at] gmail [dot] com

Source de l'information

  • Svetlana Gorshenina
    courriel : sgorshen [at] gmail [dot] com

Licence

CC0-1.0 Cette annonce est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons CC0 1.0 Universel.

Pour citer cette annonce

« « Maîtres » et « indigènes » : fouiller le passé des autres », Colloque, Calenda, Publié le lundi 25 janvier 2016, https://doi.org/10.58079/u9j

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