Published on Thursday, September 22, 2022
Abstract
Cet appel à communication est lancé dans le cadre de l’organisation du colloque intermédiaire proposé par le groupe de travail (GT) 15 de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF). Ce colloque a pour objectif de mettre au jour les pratiques d'enquête de terrain qui permettent aux « interrogés » d’être définis et perçus autrement que comme des « répondants » dont l’utilité se réduirait à livrer leur témoignage sur des phénomènes sociaux donnés.
Announcement
Argumentaire
Introduction
L’objectif du colloque est de mettre au jour les pratiques d’enquête de terrain qui permettent aux interrogés d’être définis et perçus autrement que comme des « répondants » dont l’utilité se réduirait à livrer leur témoignage sur des phénomènes sociaux donnés. L’une des « clés » à disposition des chercheurs pour sortir de ce rapport proviendrait de leur capacité à créer, à l’intérieur même de la situation d’entretien ou d’observation, un cadre propice pour que puisse advenir un sentiment de confiance partagé entre « enquêteurs » et « enquêtés » (Beaud, Weber, 2003). Partant de cette conception, il convient de nous interroger sur le contenu de cette notion de confiance en contexte d’enquête de terrain en sciences sociales. Qu’appelle-t-on « confiance », et quelles sont les conditions nécessaires à son déploiement ? Quelles sont les visées parcourues par chacune des personnes en présence ? Est-il possible pour un chercheur d’accéder à l’expérience d’un individu sans confiance réciproque, voire au contraire en faisant l’objet ou en ressentant de l’hostilité pour toute ou une partie de sa population d’étude ? Comment ces différentes postures interviennent dans la construction des données ? Enfin, dans son versant positif, la confiance, apparait être un prérequis pour saisir aussi finement quepossible les expériences vécues des phénomènes sociaux investigués (Ibid.). Dans un même temps, se pose la question des aspects plus négatifs. Jusqu’où la confiance fait courir le risque aux chercheurs de passer « à côté » des véritables enjeux de leur objet de recherche ? Quels mécanismes peuvent être pensés pour tenir une « bonne distance » ? C’est autour d’une ou plusieurs de ces questions que s’organiseront les communications qui s’inscriront dans l’un des trois axes présentés ci-dessous.
Axe 1. De la confiance entre « enquêteur » et « enquêté » sur le terrain
En entretien ethnographique, il ne vous suffit pas d’être un intervieweur bienveillant, attentif, neutre qui aide l’enquêté. Ne vous laissez pas paralyser par cette notion de la « neutralité » de l’enquêteur. Il vous faut d’abord gagner la confiance des interviewés » (Ibid., p. 188) écrivent Stéphane Beaud et Florence Weber dans leur Guide de l’enquête de terrain (2003) à destination « d’enquêteurs sociologues, ethnologues, ou à d’autres spécialistes soucieux de la pertinence de leurs recherches ». Si les auteurs se font, comme nous le verrons dans le prochain axe, plus explicites sur les moyens de susciter cette confiance, rien n’est dit sur le contenu de cette notion. Que signifie « faire confiance » à ses « enquêtés » pour un « enquêteur » ? La question en sens inverse peut d’ailleurs être posée également. Dans la relation d’enquête, la « confiance » que manifeste le « chercheur » vis-à-vis des personnes qu’il interroge ou observe est-elle strictement identique à la « confiance » qui est accordée aux « intervieweurs » par les « interviewés » ? Comment ce sentiment, qu’il soit réciproque ou non, se donne-t-il à voir ou à entendre ? Si confiance réciproque il y a, cela implique l’idée d’une relation d’horizontalité qui unit chacune des personnes en présence lors d’un entretien ou d’une observation. Or, l’usage courant des termes « enquêtés » et « enquêteurs » bat en brèche cette vision égalitaire des rapports qui se jouent lors d’une recherche. Dans son manuel L’entretien compréhensif en sociologie (2015), la sociologue Elsa Ramos souligne :
« […] dans ce manuel, nous avons fait le choix d’utiliser les termes « chercheurs » au lieu d’« enquêteur » et « personne interrogée » (ou personne interviewée, sollicitée) au lieu d’ « enquêté » […]. Les mots employés ne sont pas neutres : ils désignent des postures méthodologique et théorique. Pierre Bourdieu utilise les termes « interrogateurs » et « interrogé ». Cela prend sens dans la grille théorique de l’habitus dans laquelle l’acteur social est un « agent » […]. Dans le cadre d’un entretien compréhensif, le sociologue ne s’adresse pas à un « enquêté », dans l’unique optique de recueillir ses représentations. Il s’adresse plutôt à un informateur, susceptible de lui exposer ses raisons concernant ses représentations (ce qui renvoie à la rationalité axiologique de l’acteur et à ses catégories de pensée, à partir desquelles il produit, justifie, analyse ses opinions) (Fugier, 2010, p.3). Quant à l’approche de de la sociologie clinique, en référence à l’approche compréhensive dans sa version « kaufmanienne », elle insiste davantage « sur la coproduction d’un savoir suscité par son dispositif d’intervention et qui inscrit ses participants plutôt dans le rôle d’analysant que celui d’informateur » (Ibid., 2010, p. 4). Les anthropologues utilisent fréquemment le terme d’informateur (Olivier de Sardan, 2008).Idéalement, l’entretien compréhensif est un échange semblable à une conversation dans laquelle les deux protagonistes discutent d’un sujet. Cette conversation est orientée à la fois par le vécu de la personne dépositaire du savoir et par les relances, les remarques, les hypothèses du chercheur. Choisir le terme « chercheur », c’est souligner que dans l’interaction il garde une posture d’analyse : de formulation d’hypothèses qu’il soumet à son interlocuteur qui lui permettra peut-être par ses réponses de l’aider à expliciter des idées, à trouver des termes plus justes, à construire ensemble le sens donné. Lorsque « le recueil des données est lié à l’analyse, de multiples hypothèses 2 D’après une note rédigée par Revue de Synthèse sur la couverture de l’ouvrage.3sont simultanément avancées » (Glaser, Strauss, 2010, p. 132). Le terme personne interrogée/interwievée/sollicitée est pour nous plus adéquat. Il met l’accent sur une individualité, un vécu particulier. Les termes les plus exacts auraient été le ou la « dépositaire de l’expérience », néanmoins pour ne pas alourdir la rédaction, nous nous en tiendrons à la « personne interrogée » (Ramos, 2015, pp. 13-14).
À l’image de la réflexion sémantique qui a été menée par Elsa Ramos, nous attendons des communications qui s’inscriront dans ce premier axe de porter une attention toute particulière sur la ou les façon(s) de désigner l’ensemble des acteurs engagés dans un dispositif de recherche. Surtout, l’enjeu sera de mettre au jour les enjeux théoriques et/ou méthodologiques sous-jacents aux dénominations utilisées.
Axe 2. Conditions de la confiance
Dans ce deuxième axe, les communicants chercheront à apporter des éclairages à la question suivante : dans le cadre d’une recherche en sciences sociales, la confiance est-elle une condition indépassable pour prétendre à la « bonne conduite » du terrain et à la qualité des analyses qui en découlent ? Nombreux sont les travaux de chercheurs en sciences sociales à proposer des outils pour gagner la confiance des individus interrogés. Ces « instruments » varient en fonction des terrains. Ils dépendent également des traits propres aux personnes impliquées dans les recherches. Donnant une portée générale à leur propos, Stéphane Beaud et Florence Weber proposent de « […] donner d’une manière plus ou moins ostensible votre approbation aux propos de l’enquêté. L’essentiel, dans un premier temps, est de susciter la confiance de votreinterlocuteur, quitte à donner votre accord à des propos qui peuvent parfois vous choquer en tant que personne privée ou en tant que citoyen » (Ibid., 2003, p. 189). Ce dispositif de « mouchoir sur [les] opinions personnelles » (Ibid.) semble s’imposer encore davantage qu’uneenquête est menée dans un cadre où les sentiments des « enquêteurs » et/ou des « enquêtés »s’envisagent plus volontiers sous le sceau de la défiance voire de l’hostilité. L’expérience doctorale de Magalie Boumaza auprès de militants du Front National est à ce titre édifiante. Elle mentionne :
« Que penser de la réalisation d’une enquête dans un univers viril, mixophobe, sexiste, par une femme issue d’un couple mixte ? A priori enquêter sereinement au Front National apparaît, dans ce cas, une gageure. Ajoutez à cela notre engagement politique et militant contre le Front National et les relations envisagées sont encore plus clivées surtout si l’on considère le rapport complexe à l’altérité entretenu par les frontistes » (Boumaza, 2001, p. 106).
« [E]nquêter sous le nom de jeune fille de [sa] mère alsacienne » plutôt « qu’avec un nom à consonance maghrébine » (Ibid., p. 107), omission du nom de famille dans les présentations ou discussions avec les personnes interrogées, silence autour de l’appartenance à une double-culture – dont une fortement stigmatisée par les militants du parti politique frontiste –, attention particulière apportée à la tenue vestimentaire (Ibid., pp. 107-108) etc. sont autant de stratégies qui ont été pensées ou mises en œuvre par la chercheuse pour dépasser les aversions dont elle était l’objet lors de sa thèse. À partir d’expériences concrètes de recherche, les communicants seront invités à partager les outils qu’ils ont eux aussi été amenés à mettre en place lorsque la confiance sur un ou plusieurs de leur terrain de recherche ne s’imposait pas d’emblée. Une réflexion sera à effectuer concernant la transposabilité de ces outils à d’autres terrains de recherche, notamment ceux qui ont été effectués lors de la pandémie de Covid-19.La proximité physique entre « intervieweurs » et « interviewés » apparaît à Beaud et Webercomme un facteur favorisant l’élaboration d’un lien de confiance entre eux (Ibid., 2003, p. 189). Or, comment penser les possibilités de la création de ce lien en situation de distanciel ? Enfin,des communications sur des sentiments de défiance voire d’hostilité qui se maintiennent entre « enquêteurs » et « enquêtés » tout au long d’un travail de recherche seront les bienvenues. Ces interventions permettront d’interroger jusqu’où une « bonne » relation entre « interrogateurs »et « interrogés » est indispensable à la production d’un riche matériau qualitatif.
Axe 3. La confiance, ses vices et ses vertus
La confiance mutuellement engagée entre « enquêteurs » et « enquêtés » dans les relations d’enquête semble être une garantie - non suffisante mais nécessaire - pour mener à bien une recherche. Dans ce troisième axe, les communicants sont invités à se pencher sur les autres bénéfices offerts par cette posture. Ils veilleront également à mener un travail sur les limitesque la notion de confiance peut poser. Dorothée Dussy qui a effectué une recherche sur l’inceste auprès d’hommes emprisonnés qui ont été reconnus coupables de ce fait relate sur un ton volontairement provocateur :
« Dans le monde de l’incesteur, vous avez en permanence un goût de bizarre collé au cerveau, au point que vous finissez par vous demander si vous êtes cinglé(e) ou si ce que vous venez d’entendre ou de dire est normal. […]Chaque phrase montre le décalage entre la perception du père, totalement banalisante, et la réaction qu’on imaginerait seyant de sa part compte tenu de la situation, à savoir un discours culpabilisé, voire contrit, rétrospectivement scandalisé.[…]ce jeune homme, à qui vous auriez donné le bon Dieu sans confession, et vous auriez eu tort, je l’ai su par la suite lorsqu’il a commencé à m’écrire des lettres salaces et crescendo dingues (au sens commun du terme). Noam [qui est le « jeune homme » dont il est ici question] pensait que c’était son mariage qui dérangeait sa nièce et situait le moment où leur relation était devenue différente à la cérémonie […] ». On ne peut se demander si c’est une coïncidence ou une mauvaise interprétation de sa part ; en tout cas au moment où il me parle de ce « quelque chose qui ne passait plus » entre sa nièce et lui, je sais qu’il a violé sa nièce deux jours avant de se marier. Soit le lien entre le viol et le changement dans leur relation ne lui traverse pas l’esprit, et dans ce cas, il est gravement bizarre, soit il formule un discours rétrospectif signifiant qu’au moment du mariage et du « viol » il pensait que sa nièce était consentante et qu’il ne l’avait pas violée. Dernière option plausible, il me prend pour une conne » (Dussy, pp. 107-112)
Si l’auteure avait, tel qu’elle le qualifie, « [donné] le bon Dieu sans confession » - autrement-dit si elle eu une totale confiance - dans les hommes rencontrés, cela l’aurait empêchée de dévoiler les mécanismes de domination relatifs aux actes d’inceste. La scientificité des données de l’anthropologue ne tient donc qu’à un travail de distanciation par rapport aux discours énoncéspar « ses enquêtés ». Si dans le cas de ce terrain sensible, cette tâche peut plus probablement apparaître aisée, qu’en est-il pour d’autres thématiques qui ne relèvent pas nécessairementd’interdits, de tabous sociaux comme en fait figure l’inceste ? Comment s’effectue cette distanciation qui permet d’analyser au-delà de ce qui est dit ou montré tout en veillant à ne pas « bloquer » (Ibid., 2003, p. 189) voire interrompre les échanges qui ont lieu entre « interrogés » et « interrogateurs » ?
Modalités de contribution
Les propositions de communication pour ce colloque sont à adresser à gt15aislf@gmail.com sous la forme d’un titre et d’un résumé (maximum 2000 caractères, espaces compris, en dehors de la bibliographie)
avant le mardi 15 novembre 2022.
Les propositions devront être accompagnées d’une courte présentation biographique (contact, affiliations institutionnelles, discipline, statut et principaux axes de recherche). Ce colloque s’ouvre aux chercheurs de toutes les disciplines des sciences sociales qui mènent leurs travaux en ayant recours aux méthodologies qualitatives.
Calendrier
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15 novembre 2022 : date limite de réception des propositions.
- 20 décembre 2022 au plus tard : retour aux candidats communicants par le comité d’organisation.
- 30 janvier 2023 : élaboration et diffusion du programme.
- 2 mai 2023 : réception des communications définitives
Comité d’organisation
- COLLIN Jonathan, Chargé de cours en sciences sociales, Haute École Léonard de Vinci et Haute Ecole Libre Mosane, Bruxelles et Liège, Belgique.
- DARGERE Christophe, Chercheur en sociologie, Université Jean Monnet, Centre Max Weber (UMR 5283), Saint-Étienne, France.
- FONTAINE Louise, Professeure en sciences sociales, Université Sainte-Anne, Pointe-de-l’Église (Nouvelle-Écosse), Canada.
- HAMEL Jacques, Professeur de sociologie, Université de Montréal, Montréal, Canada.
- MARY Anaïs, Doctorante en sociologie, Université Paris Cité, Centre d’étude et de recherche sur les liens sociaux (CERLIS), Paris, France.
- RAMOS Elsa, Maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en sociologie, Université Paris Cité, Centre d’étude et de recherche sur les liens sociaux (CERLIS), Paris, France.
Bibliographie citée dans le texte
BEAUD S., WEBER F., 2003 (1997), Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte.
BOUMAZA M., 2001, « L’expérience d’une jeune chercheuse en “ milieu extrême ”. Une enquête au Front National », Regards sociologiques, n°22, pp. 105-121.
BOURDIEU P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, pp. 69-72.
DUSSY D., 2021 (2013), Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, Paris, Pocket.
FUGIER P., 2010, « Les approches compréhensives et cliniques des entretiens sociologiques », Interrogations, n°11, Varia, décembre.
GLASER B. G., STRAUSS A., 2010 (1967), La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Paris, Armand Colin.
KAUFMANN J-C., 1996, L’entretien compréhensif, Paris, Armand Colin.
OLIVIER DE SARDAN J.-P., 2008, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant.
RAMOS E., 2015, L’entretien compréhensif en sociologie. Usages, pratiques, analyses, Paris, Armand Colin.
Subjects
- Sociology (Main category)
Places
- Amphithéâtre Durkheim - 54 rue Saint-Jacques
Paris, France (75005)
Event attendance modalities
Hybrid event (on site and online)
Date(s)
- Tuesday, November 15, 2022
Attached files
Keywords
- entretien, méthode qualitative, observation, relations d'enquête
Contact(s)
- Anaïs MARY
courriel : anais [dot] mary [at] hotmail [dot] fr
Information source
- Anaïs MARY
courriel : anais [dot] mary [at] hotmail [dot] fr
License
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To cite this announcement
« Distance et proximité par rapport à ses enquêtés : comment procéder pour établir une relation de confiance ? », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, September 22, 2022, https://doi.org/10.58079/19jq