Published on Wednesday, October 26, 2022
Abstract
Il suffirait de porter attention aux événements éditoriaux de ces dix dernières années pour s’apercevoir que, dans le champ de la phénoménologie française et francophone, ce que l’on pourrait nommer trop approximativement encore la « question anthropologique » a pris une place prépondérante, dénotant par là une préoccupation, sinon une inquiétude, quant à la capacité de la phénoménologie contemporaine de se doter d’un concept ou d’un eidos satisfaisant de l’homme. La biennale inaugurale de la Société francophone de phénoménologie abordera le sujet de la phénoménologie, l’homme et les sciences humaines à travers un axe métaphysique, un axe historique et/ou esthétique, un axe explorant ces questions à partir des sciences humaines et un axe interrogeant les rapports de la phénoménologie, de l’éthique et du politique.
Announcement
13 et 14 avril 2023 - Maison de la Recherche, Université Paris 8
Argumentaire
Il suffirait de porter attention aux événements éditoriaux de ces dix dernières années pour s’apercevoir que, dans le champ de la phénoménologie française et francophone, ce que l’on pourrait nommer trop approximativement encore la « question anthropologique » a pris une place prépondérante, dénotant par là une préoccupation, sinon une inquiétude, quant à la capacité de la phénoménologie contemporaine de se doter d’un concept ou d’un eidos satisfaisant de l’homme. On peut citer par exemple les traductions, en 2017 et 2021 chez Gallimard, des deux maîtres-ouvrages de Plessner et Gehlen, Les Degrés de l’organique et l’Homme: Introduction à l’anthropologie philosophique et L’Homme, sa nature et sa position dans le monde ; les parutions en 2011 et 2017 chez Folio et aux Éditions du Seuil, des livres d’Étienne Bimbenet L’animal que je ne suis plus et Le Complexe des trois singes, ainsi qu’en 2020 aux éditions des Mémoires des Annales de Phénoménologie, la publication de l’ouvrage important de Grégori Jean L’Humanité à son insu. Phénoménologie, anthropologie, métaphysique, sans oublier encore la toute récente réédition, en 2022 chez Vrin, de l’ouvrage de Mikel Dufrenne Pour l’homme.
L’hypothèse de travail que nous souhaiterions soumettre aux participant.e.s de ce colloque est que la phénoménologie francophone contemporaine a raison de s’inquiéter de son éventuelle inaptitude à fournir un tel concept, et cela parce qu’elle semble condamnée à osciller entre deux conceptions de l’homme contradictoires l’une avec l’autre. Pour le dire d’un mot, tout se passe comme si la phénoménologie francophone contemporaine se situait de part et d’autre de cette grande rupture instauratrice de ce que Foucault désignait comme l’épistémè moderne, et dont l’un des traits d’essence consisterait à définir l’homme comme ce « doublet empirico-transcendantal » que Kant nous a appris à reconnaître en lui, faisant de lui celui qui « est à la fois au fondement de toutes les positivités et présent, d’une façon qu’on ne peut même pas dire privilégiée, dans l’élément des choses empiriques »[1]. Bref, il ne semble nullement exagéré d’affirmer que la phénoménologie – et c’est tout le problème – se positionne simultanément à l’intérieur de l’épistémè moderne en prenant sous son égide le doublet empirico-transcendantal et à l’extérieur de celle-ci en prenant ce dernier pour cible, se faisant alors, à sa manière, l’avocate de « la fin de l’homme ». D’où, pour un observateur placé à quelque distance, cette étrange impression que notre phénoménologie refuse et défend l’homme, tout à la fois.
Et en effet, comment ne pas voir que, dans le sillage du Husserl des Ideen I et de la Krisis, une certaine tradition française s’est donnée pour tâche de défendre l’homme, non pas comme on le croit trop souvent en tant qu’il serait sujet, mais en tant au contraire qu’il se définirait en propre par sa position amphibie, par sa duplicité, à la fois et indissolublement empirique et transcendantal, objet et sujet, de telle sorte qu’une phénoménologie de l’homme ne saurait être autre chose qu’une phénoménologie de l’ambiguïté, elle-même transcendantale, du transcendantal et de l’empirique[2]. Or une telle manière de concevoir phénoménologiquement l’homme se doit d’entraîner avec elle un certain nombre de conséquences théoriques fondamentales systématiquement dépendantes les unes des autres – ainsi la relation de l’ego empirique et de l’ego transcendantal est-elle élevée à l’état de problème et l’humanisme métaphysique se voit systématiquement critiqué ou rejeté en raison, précisément, de l’appartenance de l’homme au monde et de sa dépendance à son égard. Particulièrement révélateur de cet ancrage à l’intérieur de l’épistémè moderne est également le rapport de ce type de phénoménologie aux sciences humaines, puisqu’il s’agit à chaque fois pour elle, seulement, de critiquer leurs résultats au motif que, en raison de leur prétention objectivante, elles seraient réductrices. Ainsi, si Sartre peut se positionner, lorsqu’il affirme que « l’homme de l’anthropologie est objet », là où « l’homme de la philosophie est objet-sujet »[3], en critique de l’objectivation anthropologique, ce n’est pas, et c’est essentiel, parce que l’homme ne serait pas objet, mais bien parce qu’il n’est pas seulement et uniquement un tel objet, et que le savoir objectif devrait alors être complété par une restitution phénoménologique du vécu qui correspond à un tel savoir. Parce que l’homme est à la fois dans le monde et devant lui, parce qu’il est un doublet empirico-transcendantal, la description phénoménologique ne peut que venir compléter le savoir objectif ; il y aurait donc bien, de ce point de vue, « un parallélisme entre le savoir positif et la philosophie, qui fait qu’à chaque affirmation de l’un correspond une affirmation de l’autre »[4], et la phénoménologie devrait alors prendre place parmi les sciences humaines, en tant que gardienne de l’aspect subjectif de l’existence, existence que ces sciences documenteraient, quant à elles, dans le milieu de l’objectivité[5].
Mais il semble tout aussi indéniable qu’un second versant de la phénoménologie francophone contemporaine tente au contraire de franchir le mur de l’épistémè moderne et de libérer l’homme, phénoménologiquement compris, de son statut de doublet empirico-transcendantal. Une telle conception renouvelée de l’homme nous semble particulièrement bien articulée par cette thèse de Michel Henry d’après laquelle « l’humanitas véritable de l’homo humanus » ferait de lui un « eidos de l’apparaître », déterminant l’homme « comme apparaître pur, en lui-même et par lui-même identique à l’être »[6]. Ce qui se trouve explicité ici n’est rien d’autre que la thèse d’après laquelle, loin d’être entre l’empirique et le transcendantal, l’humanité de l’homme serait purement et simplement identique au transcendantal lui-même : l’humanité de l’homme ne serait donc rien d’autre, phénoménologiquement, que l’accès à la réalité du réel, ce qui suppose encore que, comme l’a bien montré Grégori Jean, l’humanité ne doive plus être conçue comme autre chose que comme ce mode d’apparaître capable de faire apparaître l’apparaissant tel qu’il est en lui-même. En d’autres termes, c’est le réalisme phénoménologique (le Husserl des Recherches logiques et le premier Sartre, par exemple) ainsi que son renouveau très vivace aujourd’hui en France (Jocelyn Benoist, Etienne Bimbenet, Claude Romano et Grégori Jean) qui portent cette anthropologie phénoménologique renouvelée, réalisme qui prétend accomplir effectivement la fin d’une certaine vision de l’homme et nous permettre de sortir de l’épistémè précédente dans laquelle la phénoménologie se serait comme engluée depuis un demi-siècle. Et, on l’aura compris, il suit de cette option anthropologique des conséquences systématiques symétriquement opposées aux précédentes : ainsi, le problème de la relation de l’ego empirique et de l’ego transcendantal est purement et simplement supprimé, et le rapport à l’humanisme métaphysique devient, sous la forme d’un humanisme renouvelé, beaucoup plus ambigu – puisque c’est désormais l’homme qui est dépositaire du réel comme tel. Enfin, le rapport de la phénoménologie aux sciences humaines se trouve lui aussi fondamentalement bouleversé puisqu’il ne s’agit plus ici de penser une complémentarité entre elles, mais bien plutôt un rapport de contradiction : puisque l’homme n’est phénoménologiquement plus rien d’autre qu’une saisie du réel tel qu’il est en soi, il devient absolument nécessaire à son humanité, c’est-à-dire à cet accès au réel avec lequel elle se confond, qu’il ignore tout et ne puisse jamais vivre ce que les sciences humaines seraient, par ailleurs, susceptibles de lui apprendre de lui-même. Jamais l’homme de sciences ne serait susceptible d’accomplir cette science qu’il fait en se vivant lui-même selon ce que cette dernière lui apprend de soi : homme de sciences ou sciences de l’homme, il faut désormais choisir.
Une fois cette situation clairement ressaisie, nous n’avons plus d’autres choix que de nous mettre au travail, et c’est un tel travail que nous aimerions entreprendre lors de la Biennale de la Société Francophone de Phénoménologie : la phénoménologie peut-elle parvenir à un concept unifié et cohérent de l’homme, et si c’est le cas, est-ce en se prononçant en faveur d’une de ces deux conceptions, ou, au contraire, en tentant de déterminer phénoménologiquement une troisième voie ? Comment, dès lors, devrions nous penser le rapport de la phénoménologie et des sciences humaines ? Est-ce dans une relation de complétion critique, de distanciation réfutative, ou dans un autre rapport, encore à déterminer ? Peut-on, par ailleurs, estimer que les problèmes traditionnels tels les problèmes du rapport entre ego empirique et ego transcendantal ou les problèmes induits par l’humanisme, qu’il soit métaphysique ou non, sont de vieux problèmes qu’il nous faut enterrer, ou doit-on considérer au contraire qu’ils ont encore une pertinence phénoménologique ? Dans quelle mesure ces interrogations conduisent-elles à renouveler les rapports entre l’anthropologie philosophique et l’éthique ? Quelles représentations de l’homme – métaphysiques, historiques, esthétiques ou politiques – sont mises en jeu par ces débats contemporains ? Ce sont toutes ces questions, et d’autres encore, que nous soumettons aux chercheur.e.s francophones en phénoménologie.
Au cours de ces deux journées d’étude, qui se tiendront les 13 et 14 avril 2023 à Paris, nous déclinerons et approfondirons ces questions selon quatre axes :
- I/ un axe métaphysique ;
- II/ un axe historique et/ou esthétique ;
- III/ un axe explorant ces questions à partir des sciences humaines ;
- IV/ un axe interrogeant les rapports de la phénoménologie, de l’éthique et du politique.
Modalités de soumission
Les propositions de communication (1 page ou 500 mots, détaillant l’intervention qui ne devra pas excéder 30 minutes) doivent être envoyées à l’adresse suivante : sfrapbiennale2023@gmail.com
au plus tard le vendredi 16 décembre 2022 (minuit).
Le programme définitif sera établi et communiqué avant la fin du mois de janvier 2023.
Pour tout renseignement complémentaire : sfrapheno@gmail.com
Comité scientifique
- Charles Bobant, président, (Institut Catholique de Paris)
- Elodie Boublil, vice-présidente, Université Paris Est Créteil (UPEC)
- Charles-André Mangeney, secrétaire général et trésorier, (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Le Bureau de la SFraP
- Charles Bobant, président
- Elodie Boublil, vice-présidente
- Charles-André Mangeney, secrétaire général et trésorier
- Renaud Barbaras, président d’honneur
Informations pratiques
La participation au colloque est conditionnée au règlement des frais d’adhésion à l’association, selon les montants en vigueur (cf. bulletin d’adhésion et la page “Adhérer“ du site de la société : https://sfrap.hypotheses.org/550). L’association est à but non-lucratif, l’ensemble des cotisations servira exclusivement à l’organisation d’événements scientifiques et, en premier lieu, à la Biennale.
Notes
[1]Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 356.
[2]C’est la position très clairement exprimée par Dufrenne, à tel point que, pour lui, défendre l’homme, c’est défendre son ambiguïté constitutive : « […] ce que cet examen nous enseigne, pour le dire en un mot, c’est l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine : l’homme est au monde comme partie du monde, et comme corrélat du monde, comme sujet empirique et comme sujet transcendantal […] », voir Mikel DUFRENNE, Pour l’homme. Essai [1968] Paris, Vrin, 2022, p. 171. On ne saurait mieux dire qu’on ne peut défendre l’homme qu’en défendant le doublet empirico-transcendantal qui le constitue, c’est-à-dire encore, qu’en prenant résolument position au sein de l’épistémè moderne que ce doublet caractérise. Mais une telle nidification au sein de l’épistémè moderne était déjà la position de Merleau-Ponty (« […] mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose », voir L’œil et l’esprit [1960], Paris, Gallimard, 1964, p. 19), reprise par Renaud Barbaras dans Dynamique de la Manifestation (« comment le sujet peut-il faire partie du monde et le faire paraître, c’est-à-dire en différer radicalement, sous le même rapport ? », voir Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013, p. 83), avant qu’il ne s’emploie à la refondre complètement dans L’Appartenance, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2019.
[3]Jean-Paul SARTRE, Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 283
[4]Maurice MERLEAU-PONTY, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 128.
[5]C’est, du reste, le paradigme majoritaire de l’usage de la phénoménologie dans les sciences humaines, comme le montrent bien Bruno Frère et Sébastien Laoureux dans leur ouvrage collectif La phénoménologie à l’épreuve des sciences humaines : il s’agit, à chaque fois, de recourir à la phénoménologie afin de restituer le vécu subjectif des déterminations objectivement établies par les différentes disciplines positives se consacrant à l’étude de l’homme. Nous renvoyons notamment à l’introduction très éclairante de l’ouvrage, voir La phénoménologie à l’épreuve des sciences humaines, Bruxelles, Peter Lang, 2013. Ajoutons que nous aurions un excellent exemple d’un tel usage de la phénoménologie dans Se défendre, une philosophie de la violence, ouvrage d’Elsa Dorlin paru aux éditions de la Découverte en 2017, voir en particulier le chapitre « Phénoménologie de la proie ».
[6]Michel HENRY, Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, Paris, PUF, 1985, p. 109-110.
Subjects
- Thought (Main category)
- Mind and language > Thought > Philosophy
- Mind and language > Thought > Intellectual history
Places
- Université Paris 8 - Maison de la Recherche
Paris, France (75)
Event attendance modalities
Full on-site event
Date(s)
- Friday, December 16, 2022
Keywords
- phénoménologie, sciences humaines, philosophie
Contact(s)
- Société Francophone de Phénoménologie
courriel : sfrapheno [at] gmail [dot] com
Reference Urls
Information source
- Élodie Boublil
courriel : sfrapbiennale2023 [at] gmail [dot] com
License
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To cite this announcement
« La phénoménologie, l’homme et les sciences humaines », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, October 26, 2022, https://doi.org/10.58079/19pw