Argumentaire
Les thématiques de l’art et de la culture ont mis du temps à s’implanter et à s’épanouir dans le champ de la recherche et de la production sociologiques françaises, tant elles ne correspondaient pas aux préoccupations premières des précurseurs et des pères fondateurs de la discipline. Pourtant, dès les années 1960-1970, notamment sous l’impulsion des travaux essentiels de Raymonde Moulin et de Pierre Bourdieu, les questions artistiques et culturelles sont explorées sous des angles théoriques multiples (et parfois contradictoires). Elles sont alors fréquemment adossées à l’analyse de données empiriques recueillies sur des terrains de recherche diversifiés. Au fil des décennies, les recherches en sociologie de l’art et de la culture, toujours plus légitimes institutionnellement, se sont étoffées et ont croisé les problématiques traitées non seulement dans le cadre français mais également dans d’autres contextes nationaux, et parfois avec une perspective comparative affirmée.
L’objectif de ce dossier de L’Année Sociologique consiste à proposer un panorama des recherches actuelles dans ces domaines sous l’angle des identités, que ces dernières soient niées, revendiquées, assignées ou transgressées par les différents membres des mondes de l’art observés – artistes, critiques, publics, productrices, diffuseurs... Sont a priori concernées toutes les disciplines artistiques étudiées - musique, arts visuels, littérature, danse, cirque, cinéma, etc. –, qu’elles soient prises en compte séparément ou au contraire combinées dans l’analyse, et ce que ce soit du point de vue de la production, de la réception ou de la médiation.
Adopter le prisme des identités nous est apparu pertinent pour plusieurs raisons. Tout d’abord, une connaissance, même superficielle, des mondes de l’art fait apparaître un usage récurrent de ce terme pour défendre une œuvre, pour expliquer une création, pour rendre compte d’une réception, pour valoriser ou dénigrer une production artistique… Quel est le sens pouvant être donné à ces usages d’un point de vue sociologique (et donc selon une approche distanciée) ? Par ailleurs, de manière volontaire ou non, les questions artistiques et culturelles croisent fréquemment les questions identitaires, que ces dernières soient assignées, revendiquées, niées, transgressées ou déconstruites aussi bien par les artistes que par les intermédiaires culturels, les productrices ou les consommateurs des œuvres d’art. Comment rendre compte de ces jeux identitaires et, plus largement, que nous disent-ils des manières dont s’organisent et se construisent les mondes de l’art dans les sociétés contemporaines ? En effet, à travers l’identification et l’analyse des jeux identitaires suscités par la production, la réception et la médiation des œuvres d’art, nous visons à accéder à ce qui se joue plus profondément dans le processus social de production, de médiation et de réception artistiques. De surcroît, l’angle identitaire permettra de rendre compte de recherches récentes qui prennent en compte avec minutie, et désormais parfois en les combinant, les multiples facettes identitaires intervenant, à un titre ou à un autre, dans les pratiques artistiques. Enfin, la définition de l’identité sociale peut être si large qu’elle permet d’aborder nombre de terrains d’enquête et de questions théoriques en sociologie de l’art et de la culture.
Trois axes de recherche peuvent être explorés, sans souci d’exhaustivité cependant.
- Un premier axe renvoie aux identités culturelles géographiquement situées. Les identités locales, régionales et nationales, à une époque de circulation internationale et transnationale intense, continuent à jouer un rôle majeur dans l’espace artistique. Les artistes sont ainsi parfois érigés en représentants d’un territoire particulier (ville, région, pays) dont ils ou elles se revendiquent et/ou qui les revendiquent lorsqu’ils et elles accèdent à un certain niveau de notoriété et de reconnaissance. La production artistique peut alors devenir le symbole archétypique de l’entité locale ou nationale à laquelle elle est rattachée – quitte à résulter en réalité de toute une série de mélanges, de combinaisons et de confrontations à des productions artistiques issues d’autres cadres géographico-culturels et qui contribuent tout autant à les façonner. Elle peut encore enfermer les artistes concerné·e·s dans une reconnaissance territoriale limitée quand elles ou ils aspirent à une reconnaissance universelle.
- Un deuxième axe concerne les identités de genre, de classe et de « race », en particulier dans des travaux où le concept d’intersectionnalité s’est imposé au fil du temps. Ce concept est en effet de plus en plus mobilisé dans les sciences sociales – et en particulier en sociologie des arts – pour rendre compte de la production comme de la médiation et de la réception des œuvres en lien avec certaines caractéristiques sociales entremêlées des artistes ou des publics. Par exemple, sont désormais disponibles de multiples travaux sur le rap qui croisent, aussi bien pour les artistes que pour leurs publics, les variables du genre (voire de l’orientation sexuelle), de l’origine sociale et de l’origine « ethnique ». La prise en compte simultanée de ces variables est également prépondérante pour d’autres disciplines artistiques, que ce soit la littérature, les arts visuels, le cinéma, le cirque ou la danse.
- Un troisième axe permettra de prendre en compte les identités professionnelles des producteurs et des médiatrices de biens culturels, ainsi que les identités en termes de construction de soi par les récepteurs de ces mêmes biens. Du côté des productrices et des médiateurs, s’élabore et se fabrique une identité liée à un métier et aux manières possibles de l’exercer. Du côté des récepteurs des œuvres s’établit parfois une relation à ces biens qui participe pleinement à la construction identitaire des individus s’appropriant des biens culturels, que ceux-ci soient nobles et légitimes ou moins valorisés ou reconnus dans l’espace social.
Soumission des synopsis et calendrier
Les propositions de contribution, en français ou en anglais, présenteront les cas empiriques étudiés et les questionnements théoriques qui y sont associés. Ces propositions, comptant au plus 5 000 signes (hors bibliographie), devront être envoyées aux deux coordinatrices, Marie Buscatto (marie.buscatto@orange.fr) et Clara Lévy (clevy.paris@gmail.com)
avant le 1er décembre 2022.
Celles et ceux dont les propositions auront été retenues par les coordinatrices (réponses envoyées début janvier 2023) devront soumettre une première version de leur texte avant le 15 mai 2023. La longueur ne devra pas dépasser 65 000 signes (espaces, bibliographie et figures compris). Après navette avec les coordinatrices et accord de ces dernières, une version retravaillée sera envoyée le 1er septembre 2023 à Delphine Renard (delphine.renard@sorbonne-universite.fr). Chaque article sera alors évalué, de manière anonyme, par le comité de rédaction de L’Année sociologique.
Nous invitons les auteurs et autrices intéressé·e·s à consulter les règles de soumission sur la page de L’Année sociologique (site des PUF).
La publication du numéro est prévue pour le printemps 2024.
Correspondance :
Rédaction de L’Année sociologique
Maison de la Recherche
28 rue Serpente
75006 Paris (France)
delphine.renard@sorbonne-universite.fr
Coordination scientifique du numéro
- Marie Buscatto (Paris I) marie.buscatto@orange.fr
- Clara Lévy (Paris VIII) clevy.paris@gmail.com
Références blibliographiques
Agone, 65 : « Sous le talent : le genre, la classe, la “race” » dirigé par Marie Buscatto, Marine, Cordier, Joël Laillier, 2020.
Biens symboliques, 10 : « Dynamiques intersectionnelles dans la production artistique », 2022.
Becker Howard S., Les mondes de l’art [1982], Paris, Flammarion, 1988.
Bourdieu Pierre, Darbel Alain, Schnapper Dominique, L’amour de l’art Les musées d’art européens et leurs publics, Paris, Minuit, 1969.
Bourdieu Pierre, Les règles de l’art, Paris, Le Seuil, 1992.
Buscatto Marie, « La forge conceptuelle. “Intersectionnalité” : à propos des usages épistémologiques d’un concept (très) à la mode », Recherches sociologiques et anthropologiques, 47, 2, 2016, p. 101-115.
—, « Beyond Frontiers. From Japanese Traditional Koto to Transnational Improvised Music » dans Marie-Odile Blin et Pierre-Jean Castanet (dir.), Musique, Mondialisation et Sociétés, Rouen, Presses universitaires de Rouen (à paraître).
Casanova Pascale, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
Condry Ian, Hip-Hop Japan: Rap and the Paths of Cultural Globalization, Duke University Press, 2006.
Demeulenaere Pierre, Une théorie des sentiments esthétiques, Paris, Grasset, 2001
Djavadzadeh Keivan, Hot, Cool & Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien, Paris, Les Prairies ordinaires, 2021.
Freidson Eliott, « Les professions artistiques comme défi à l’analyse sociologique », Revue française de sociologie, XXVII, 1986, p. 431-443.
Glevarec Hervé, L’expérience culturelle, Affects, catégories et effets des œuvres culturelles, Lormont, Le bord de l’eau, 2021.
Goyon Marie, « Comment être artiste, femme et autochtone au Canada ? Du stigmate à son renversement dans l’art contemporain », Sociologie de l’art, 17 : « Les pratiques artistiques au prisme des stéréotypes de genre » dirigé par Marie Buscatto et Mary Leontsini, 2011, p. 35-52.
Hammou Karim, Sonnette-Manouguian Marie (dir.), 40 ans de musique hip-hop en France, Paris, Ministère de la Culture-DEPS, 2022.
Harchi Kaoutar, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve, Paris, Pauvert/Fayard, 2016.
Heinich Nathalie, États de femmes, L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996.
—, Être écrivain, Paris, La Découverte, 2000.
Hosokawa Shuhei, Toru Mitsui (eds), Karaoke around the World. Global technology, local singing, New York, Routledge, 1998.
Iwabuchi Koichi, Recentering globalisation. Popular culture and Japanese transnationalism, Durban (NC), Duke University Press, 2002.
Jan-Ré Melody, L’œuvre du genre, Paris, L’Harmattan, 2019.
Jean-Pierre Laurent, Roueff Olivier (dir.), La culture et ses intermédiaires. Dans les arts, le numérique et les industries créatives, Paris, Archives Contemporaines, 2014.
Lahire Bernard, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
Lévy Clara, Écritures de l’identité, Paris, PUF, 1998.
—, Quemin Alain « Stéréotypes genrés dans l’œuvre, reconnaissance esthétique et succès marchand d’une artiste plasticienne : le cas de Marina Abramovic », Sociologie de l’art, 18 : « La reconnaissance artistique à l’épreuve des stéréotypes de genre » dirigé par Marie Buscatto et Mary Leontsini, 2011, p. 53-71.
Lévy Clara, Le Roman d’une vie. Les livres de chevet et leurs lecteurs, Paris, Hermann, 2015.
Lize Wenceslas, Naudier Delphine, Roueff Olivier, Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Paris, Documentation française/DEPS, 2011.
Martin Laurent, La diversité ethnoculturelle dans les arts, les médias et le patrimoine. Enquête en France et en Europe, Paris, L’Harmattan, 2021.
Menger Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Le Seuil, 2003.
Moulin Raymonde, Le marché de la peinture en France, Paris, Minuit, 1967.
Moulin Raymonde, Jean-Claude Passeron et alii, Les artistes. Essai de morphologie sociale, Paris, La Documentation française, 1985.
Naudier Delphine, « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », Sociétés contemporaines, 44, 2001, p. 57-73.
Quemin Alain, Les stars de l’art contemporain, Paris, CNRS Éditions, 2013.
Rabot Cécile, Sapiro Gisèle, Profession ? Écrivain, Paris, CNRS Éditions, 2017.
Segré Gabriel, Fan de… Sociologie des nouveaux cultes contemporains, Paris, Armand Colin, 2014.
Thiesse Anne-Marie, Le roman du quotidien : lecteurs et lectures à la belle Époque, Paris, Le Seuil, 1984.
—, La fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique, Paris, Gallimard, 2019.
Wade Bonnie C., Music in Japan. Experiencing Music, Expressing Culture, New York, Oxford University Press, 2005.
Zolberg Vera L., Constructing a Sociology of the Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
CORRESPONDANCE
Argument
The themes of art and culture have been slow to take root and flourish in the field of sociological research and production, since they did not correspond to the primary concerns of the precursors and founding fathers of the discipline. However, from the 1960s-1970s, notably under the impetus of the essential work of French sociologists Raymonde Moulin and Pierre Bourdieu, artistic and cultural questions were explored from multiple (and sometimes contradictory) theoretical angles. They have then frequently been backed up by the analysis of empirical data collected on diversified research fields. Over the decades, research in the sociology of the arts and culture, becoming more and more legitimate institutionally, has expanded and crossed the issues addressed not only in the French context but also in other national contexts, and sometimes with a strong comparative perspective.
The objective of this issue of L’Année Sociologique is to offer an overview of current research in these fields from the perspective of identities, whether they are denied, claimed, assigned or transgressed by the various members of the observed art worlds—artists, critics, audiences, producers, distributors... All artistic disciplines - music, visual arts, literature, dance, circus, cinema, etc.—are a priori concerned, whether they are studied as such, or combined in the analysis. The article can relate to production, reception and/or mediation.
Identities has been chosen as our main focus for several reasons. First of all, even a superficial knowledge of art worlds reveals a recurrent use of this term to promote a work of art, to explain its creation, to account for its reception, to valorize or to denigrate it... Which meaning is to be given to these uses from a sociological (and distanced) standpoint? Moreover, voluntarily or not, the artistic and cultural questions frequently cross the questions of identity, whether a given identity is assigned, claimed, denied, transgressed or deconstructed as well by the artists as by the cultural intermediaries, the producers or the consumers of the artworks. How can we account for these identity games and, more broadly, what do they tell us about the ways in which art worlds are organized and constructed in contemporary societies? Indeed, through the analysis of identity games raised by the production, the reception and the mediation of artworks, we aim at reaching what is more deeply played in the social process of artistic production, mediation and reception. Moreover, adopting an identity angle allows us to take into account recent researches which precisely deal with, and sometimes even by combining them, the multiple identity facets intervening, one way or the other, in the artistic practices. Finally, the definition of social identities can be so broad that it allows to approach many fields of investigation and theoretical questions in the sociology of the arts and culture.
The three following lines of research can be explored, without being exhaustive.
- A first axis refers to geographically situated cultural identities. Local, regional and national identities, in an era of intense international and transnational circulation, continue to play a major role in the artistic spaces. Artists are thus sometimes set up as representatives of a particular territory (city, region, country) of which they claim to be part of and/or which claim them when they reach a certain level of fame and recognition. The artistic production can then become the archetypal symbol of the local or national entity to which it is attached - even if it is in fact the result of a whole series of mixes, combinations and confrontations with artistic productions from other geographical and cultural frameworks that contribute just as much to shaping them. It can still lock the concerned artists in a limited territorial recognition when they aspire to a universal recognition.
- A second axis relates to the identities of gender, class and “race”, in particular in those works in which the concept of intersectionality has imposed itself over time. This concept is indeed more and more mobilized in the social sciences—and in particular in the sociology of the arts—to account for the production as well as the mediation and the reception of artworks in relation to certain intertwined social characteristics of the artists or the public. For example, many studies on rap music are now available that cross-reference the variables of gender (and even sexual orientation), social origins and “ethnic” origins, both for the artists and for their audiences. The simultaneous consideration of these social determinants is also preponderant for other art worlds, be it literature, visual arts, cinema, circus or dance.
- A third axis will allow us to take into account the professional identities of producers and mediators of cultural goods, as well as the identities in terms of self-construction by the consumers of these same goods. On the side of the producers and the mediators, an identity is elaborated and linked to a profession and to the possible ways of exercising it. On the side of the consumers of the artworks, a connection to these goods is sometimes established, and this connection participates fully in the identity construction of the individuals appropriating cultural goods, whether they are legitimate or less valued in contemporary societies.
Submission of manuscript proposals and calendar
Proposals for contributions, in French or in English, should present the empirical cases being studied as well as the theoretical questions associated with them. These proposals, with a maximum of 5000 signs (excluding bibliography), must be sent by email to the two co-editors of this special issue, Marie Buscatto (marie.buscatto@orange.fr) and Clara Lévy (clevy.paris@gmail.com)
before December 1st, 2022.
If your proposal is being accepted (answers will be sent at the beginning of January 2023), you must submit a first version of your article by May 15th, 2023. The length should not exceed 65,000 signs (including spaces, bibliography and figures). Based on the editors’ initial comments and suggestions, and once agreed upon by the two co-editors, a new version will be sent by the author on September 1st, 2023 to Delphine Renard (delphine.renard@sorbonne-universite.fr). Each article will then be evaluated anonymously by the editorial board of L’Année sociologique Journal.
We invite interested authors to consult the rules of submission on the page of L'Année sociologique (PUF website). The issue is expected to be published in Spring 2024.
Scientific coordination and Correspondance
- Marie Buscatto (Paris I) marie.buscatto@orange.fr
- Clara Lévy (Paris VIII) clevy.paris@gmail.com
L’Année sociologique
Delphine Renard
Maison de la Recherche - 28 rue Serpente - 75006 Paris (France)
delphine.renard@sorbonne-universite.fr