HomeAutour de l’expérience de Stanley Milgram : quelles leçons en tirer aujourd’hui ?
Autour de l’expérience de Stanley Milgram : quelles leçons en tirer aujourd’hui ?
Revue « Philosophia Scientiae »
Published on Wednesday, December 07, 2022
Abstract
Pour contribuer à la fécondité des débats actuels sur la valeur des expérimentations de Milgram, et plus généralement de la psychologie sociale, il est nécessaire d’en dégager les présupposés et les conséquences théoriques, ainsi que les justifications, de manière de pouvoir ensuite les discuter. C’est là indiscutablement le travail des philosophes, — et celui auquel ce numéro thématique invite à se livrer. Il s’agira d’abord, dans une sorte d’effort maïeutique, de reconstituer les conceptions philosophiques qui sous-tendent les expérimentations sur l’autorité.
Announcement
Argumentaire
Dès la parution de « Behaviorial studies of obedience », en 1963, puis de Obedience to Authority en 1974, l’expérimentation menée par Stanley Milgram à Yale au début des années soixante a suscité de multiples et vifs débats. L’ouverture de ses archives par l’Université de Yale (Blass 2002), la réplication partielle l’expérimentation (Burger 2009), les interviews d’anciens « cobayes » ou collaborateurs (Perry 2012), ainsi que le contexte plus général de crise de la reproductibilité en psychologie expérimentale (Ritchie 2020) ont déclenché une résurgence de ces débats. Sur la base de ces données nouvelles, plusieurs aspects de l’expérimentation ont été rediscutés : leur protocole expérimental, qui ne correspond pas exactement au compte rendu qu’en donne Milgram (Gibson 2019) ; la décision de ne pas prendre en compte dans leur interprétation des interviews où les sujets affirmaient ne pas avoir été dupes du dispositif pourtant conçu pour les tromper (Perry, Brannigan & alii 2018) ; les leçons qu’il convient de tirer des conduites observées (Burger, Girgis & Manning 2011 ; Reicher, Haslam & Smith 2012) ; l’utilité de ces résultats pour expliquer conduite des exécuteurs ordinaires au cours des génocides, et notamment de la Shoah (Russell & Gregory 2015 ; Roth 2022) ; la légitimité morale du dispositif lui-même (Perry 2012). De plus, toutes ces enquêtes convergent sur la question de savoir si la crise de la reproductibilité affecte les expérimentations sur l’autorité et, si oui, dans quelle mesure. Comme le montre la prudence de Stuart Ritchie (2020) relativement au cas Milgram dans l’ouvrage de synthèse qu’il consacre à la crise de la reproductibilité, cette question reste ouverte. Il n’en reste pas moins que les débats sur l’un des travaux fondateurs — paradigmatiques — de la psychologie sociale expérimentale mettent ultimement en question la valeur même de cette discipline ou a minima la direction qu’il convient de lui donner. Augustine Brannigan va ainsi jusqu’à appeler à « la fin de la psychologie sociale expérimentale » (Brannigan 2017, p. 141). Enfin, l’étonnement que suscitent les résultats obtenus par Milgram avait été interprété par celui-ci, ainsi que par les psychologues et philosophes s’inscrivant dans son sillage, comme le symptôme d’une adhésion spontanée à une anthropologie erronée. Le programme de recherche dit situationniste visait ainsi à comprendre en quoi consiste, d’où vient et comment rectifier cette erreur (Ross & Nisbett 1991 ; Doris 2005 ; Sabini & Silver 2005 ; Roth 2022). La remise en question des résultats de Milgram interroge également sur la valeur de ce programme philosophique.
Les expérimentations sur l’autorité reposaient sur des présupposés épistémologiques et ontologiques qui en ont conditionné la conception et l’interprétation, et qui n’ont jusqu’à présent été que rarement dégagés et directement discutés. Par exemple, en désignant son dispositif comme « expérimentation sur l’autorité », Milgram présupposait l’existence d’un concept d’autorité qui s’appliquerait à l’expérimentation en question, mais concernant lequel il restait pourtant confus, car théoriquement éclectique, s’appuyant aussi bien à Hannah Arendt que sur la cybernétique (Milgram 1974). Stephen Gibson a ainsi cherché quel concept pouvait adéquatement décrire ce qui avait effectivement lieu durant l’expérimentation et a suggéré que le concept foucaldien de pouvoir y parvenait mieux que le concept d’autorité. Autre exemple : l’objectif explicite de Milgram n’était pas seulement de reproduire en laboratoire une relation ordinaire de subordination, mais de simuler la structure administrative et sociale qui avait rendu possible la mise en œuvre de l’extermination des Juifs d’Europe (Milgram 1963 ; Milgram 1974 ; Blass 2002). Contre le préjugé selon lequel les événements historiques sont des singularités non répétables, il présupposait donc la possibilité de résoudre expérimentalement certains des problèmes explicatifs qui taraudent les historiens ; ou encore la possibilité d’étudier les humains en laboratoire sans néanmoins en réduire l’environnement à un ensemble de stimulus, comme le faisaient les behavioristes, mais en reproduisant au contraire l’épaisseur signifiante de leurs situations et de leurs interactions sociales.
Pour contribuer à la fécondité des débats actuels sur la valeur des expérimentations de Milgram, et plus généralement de la psychologie sociale, il est nécessaire d’en dégager les présupposés et les conséquences théoriques, ainsi que les justifications, de manière de pouvoir ensuite les discuter. C’est là indiscutablement le travail des philosophes, — et celui auquel ce numéro thématique invite à se livrer. Il s’agira d’abord, dans une sorte d’effort maïeutique, de reconstituer les conceptions philosophiques qui sous-tendent les expérimentations sur l’autorité. Il faudrait par exemple examiner si Milgram conçoit les motivations de l’action en termes de causes ou de raisons ; s’il croit que les motivations de nos conduites sont directement accessibles à la conscience ; s’il prête un libre-arbitre à ses sujets ; comment il conçoit (explicitement ou implicitement) l’autorité ; quelle est sa philosophie de l’histoire, etc. Une telle reconstitution peut prendre la forme d’un examen de ses textes, mais également celle d’une archéologie : Milgram reprend au moins partiellement des dispositifs inventés par ses prédécesseurs, tels que Kurt Lewin ou Solomon Ash ; et reprendre un dispositif, c’est hériter de ses présupposés.
Il s’agira également de discuter ces présupposés philosophiques, que ce soit pour les défendre ou les contester, et cela dans de multiples perspectives. La philosophie de l’historiographie devrait se demander si le travail historique nécessite vraiment de recourir à la psychologie et, si oui, à laquelle (Colligwood 1946 ; Stueber 2006 ; Lenclud 2013). La décision de Christopher Browning (1992) de recourir aux résultats de la psychologie expérimentale pour rendre compte de la transformation d’Allemands ordinaires en meurtriers de masse ainsi que la discussion que cette décision a ouverte sont de ce point de vue particulièrement pertinents (Roth 2022). La philosophie des sciences humaines devrait, d’une manière générale, se demander si l’expérimentation de Milgram permet de dépasser les dichotomies méthodologiques entre behaviorisme et herméneutique, behaviorisme et cognitivisme, entre expliquer et comprendre, ou encore la dichotomie entre sciences nomothétiques et idiographiques (Bouvier 2009). Le projet de fondation des genocide studies interroge sur le rôle que devrait et pourrait y jouer l’expérimentation, dont l’applicabilité permettrait d’anticiper et de prévenir la mise en œuvre de politiques génocidaires. Autre piste : les philosophes de l’action pourraient questionner la conception de l’agentivité humaine qui sous-tend le projet de Milgram, ainsi que la façon dont celui-ci se représente le rapport entre un individu et sa situation. L’ontologie sociale pourrait s’interroger sur la nature des entités sociales sur lesquelles Milgram expérimente, et sur la capacité de ces entités in vitro à représenter adéquatement les entités sociales in vivo, que ce soit celles peuplant les sociétés ordinaires ou bien génocidaires ; ou encore, à la suite des travaux de Gibson (2018), l’ontologie sociale pourrait interroger le rôle que joue l’argumentation dans les interactions sociales simulées par le protocole du psychologue social (Allouche & Künstler 2022). Enfin, l’œuvre de Milgram pourrait être examinée du point de vue de la philosophie morale, en se demandant par exemple s’il faut conclure de la manipulabilité à l’irresponsabilité.
Il s’agira enfin de discuter les leçons philosophiques en philosophie morale (Jouan 2012), en éthique ou en méta-éthique (Lemaire, Desmond & Turmel 2019) qu’il convient de tirer de ces travaux, ou de ceux de la psychologie expérimentale, en tenant compte des remises en question récentes.
Nous invitons les propositions d’articles explorant les trois voies suivantes :
- Quelle est la place et le rôle de l’expérimentation de Milgram dans l’histoire de la psychologie ? Que Milgram doit-il à ses prédécesseurs et que lui doivent ses successeurs ?
- Quels sont les présupposés qui conditionnent la conception et l’interprétation des expérimentations sur l’autorité ? Dans quelle mesure la remise en question de ces présupposés modifie-t-elle l’interprétation des résultats de l’expérimentation ? L’expérience de Milgram montre-t-elle vraiment ce qu’elle prétend mettre en évidence ?
- Dans quelle mesure l’expérimentation de Milgram, et plus généralement la psychologie expérimentale, est-elle capable de soulever ou de de résoudre des problèmes anthropologiques, sociaux, politiques, moraux ?
Modalités de contribution
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Ils peuvent être soumis en anglais ou en français, et préparés pour une évaluation anonyme.
Un résumé en français et un résumé en anglais (10-20 lignes/ 200-300 mots) doivent être inclus.
La longueur des articles est limitée à 50 000 caractères (espaces, bibliographie et notes comprises). De courts articles peuvent également être soumis.
En premier lieu, envoyez-nous votre proposition sous forme d'un résumé (titre, résumé, bio-bibliographie) avant le 15 décembre 2022.
Les contributions complètes (titre, résumé, article, bio-bibliographie) doivent nous parvenir avant le 1er avril 2023).
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- Frédéric Wieber, AHP-PReST (UMR 7117), Université de Lorraine (France)
- Anna Zielinska, AHP-PReST (UMR 7117), Université de Lorraine (France)
Subjects
- Representation (Main category)
- Mind and language > Thought > Philosophy
Date(s)
- Thursday, December 15, 2022
Keywords
- Milgram, psychologie sociale, holocauste
Contact(s)
- Raphaël Künstler
courriel : raphael [dot] kunstler [at] gmail [dot] com
Reference Urls
Information source
- Raphaël Künstler
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To cite this announcement
« Autour de l’expérience de Stanley Milgram : quelles leçons en tirer aujourd’hui ? », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, December 07, 2022, https://doi.org/10.58079/1a56