AccueilLa spécificité critique du féminisme

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Publié le mardi 23 mai 2023

Résumé

Comment une conception critique de l’histoire qui se veut libératrice entretient-elle pourtant l’effacement des femmes ? Et en retour, comment le féminisme se pose-t-il en outil critique des théories libératrices ? La revue L'Homme et la Société invite les auteurs de toutes les disciplines des sciences sociales et humaines à s’interroger sur ces questions en prenant pour objet les théories qui découlent du progressisme du XVIIIe siècle : le marxisme et le discours républicain, leur impact sur le féminisme et comment le féminisme leur répond sur un plan théorique comme pratique.

Annonce

Argumentaire

Comment une conception critique de l’histoire qui se veut libératrice entretient-elle pourtant l’effacement des femmes ? Et en retour, comment le féminisme se pose-t-il en outil critique des théories libératrices ?

Nous invitons les auteurs de toutes les disciplines des sciences sociales et humaines à s’interroger sur ces questions en prenant pour objet les théories qui découlent du progressisme du xviiie siècle : le marxisme et le discours républicain, leur impact sur le féminisme et comment le féminisme leur répond sur un plan théorique comme pratique.

Le projet de ce numéro est né de l’observation de nos sociétés contemporaines et d’une double constatation sur l’histoire dans sa longue durée.

  • Les revendications féministes ont un pouvoir clivant sur les questions politiques générales d’aujourd’hui : la question de l’avortement est passée du statut de problème réservé aux femmes, à celui de question politique marqueur de l’état de la démocratie, comme l’ont montré en 2022 les élections au Congrès des Etats-Unis (En raison de la condamnation par le peuple de l’attaque menée par la Cour suprême contre le droit à l’avortement, les Républicains n’ont pas obtenu le score qu’ils escomptaient) ; l’obligation du port du voile en Iran, combattue par des femmes dès le départ, a entraîné à partir de l’automne 2022 un large et profond mouvement révolutionnaire auquel se sont ralliés de très nombreux hommes.
  • La double constatation sur l’histoire dans sa longue durée :

a/ la domination exercée par les hommes sur les femmes est inscrite dans la longue durée[1] ;

b/ ce phénomène constitue un continent noir pour les différentes conceptions de l’histoire. La raison de l’enfouissement de ce phénomène pourtant massif a été parfaitement identifiée et énoncée par Poulain de la Barre dans son Discours de l’égalité des deux sexes (1676) : « Tout ce qui est écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect car ils sont à la fois juge et partie. » Cette histoire écrite par et pour les hommes est bien évidemment soucieuse de masquer ou de légitimer – deux démarches qui répondent au même objectif d’autojustification – leur domination.

La meilleure façon d’atteindre leur objectif de domination consiste pour les hommes à naturaliser le caractère permanent de cette domination qui échapperait ainsi aux conceptions de l’histoire, non par défaut mais ‘de droit’ comme ne relevant pas de l’historique. On sait combien de discours historiographiques sont prompts à prêter aux femmes « le plus naturellement du monde » telle ou telle caractéristique « naturelle » qui « explique » qu’elles soient maintenues hors du champ de l’histoire.

C’est donc seulement en adoptant un point de vue strictement antinaturaliste, mieux strictement anaturaliste – conformément au projet éditorial de la revue L’Homme et la Société – qu’il est possible d’identifier cette durable domination comme un phénomène historique, donc susceptible de métamorphose et d’éradication sous l’impulsion d’actes politiques. Encore faut-il s’obliger à définir quel type d’historicité cette domination met en œuvre qui n’est semble-t-il pas assimilable par le discours historique « écrit par les hommes sur les femmes ».

Nous ne nous proposons pas de passer en revue n’importe quelles conceptions de l’histoire afin de vérifier comment elles procèdent à l’effacement des femmes : nous nous en tenons à l’examen de la conception progressiste qui s’élabore au xviiie siècle, se systématise au xixe siècle et domine le xxe siècle. Pourquoi ? Parce que cette conception est parvenue à s’assurer une mainmise exclusive sur la capacité critique, alors que son projet émancipateur a finalement abandonné les femmes à leur sort « naturel ».

Le progressisme emprunte deux formes principales, une forme républicaine et une forme marxiste. Ces formes ont en commun de dessiner une évolution orientée vers le mieux, évolution appréhendée comme continue ou comme discontinue, – encore que Jaurès tente de penser une synthèse anticipant une « évolution révolutionnaire ». Discours républicain et marxisme s’annoncent comme émancipateurs de l’humanité au nom d’un universel étatique pour l’un et d’une révolution prolétarienne pour l’autre (le prolétaire subissant une aliénation si profonde qu’il ne peut se libérer, est-il assené, qu’en libérant l’humanité tout entière, y compris les femmes). Ces deux formes de progressisme assurent que leur réalisation rejettera la domination patriarcale dans un passé révolu.

Cependant, du point de vue de l’émancipation des femmes revendiquée par les tenants de ce projet, l’échec est patent : l’ambition universaliste de l’État républicain en est réduite à opter pour des mesures de « discrimination positive » en vue de camoufler ses insuffisances prolongées quant à l’égalité femmes-hommes, et si l’effervescence révolutionnaire favorise d’abord l’émergence d’un mouvement porteur de revendications féministes, très vite l’urgence de la « logique révolutionnaire » range ces revendications sous la rubrique du secondaire sinon de l’obstacle (ce que confirme Enzo Traverso dans l’ouvrage important qu’il consacre à Révolution, une histoire culturelle – La Découverte, 2022 – alors même qu’il maintient son attachement à ce schéma révolutionnaire).

Ces échecs nous obligent à convenir que la domination masculine demeure pour l’essentiel inentamée par l’affirmation républicaine comme par l’irruption révolutionnaire et qu’elle s’affiche indifférente aux progrès promis par l’une et l’autre. Indifférente ? Pas tout à fait, car cette domination est apte à tenir compte des modifications historiques, entérinées par l’historicité progressiste, afin de maintenir son principe et son efficace.

Avec ce projet de numéro, nous invitons les auteur(e)s à prendre en compte de manière systématique le thème de la longue durée de la domination masculine afin de dégager quelles conséquences théoriques et politiques une attention minutieuse et rigoureuse à ce phénomène impose à celle et celui qui s’y soumet impérativement.

À titre d’exemples, nous proposons une série de conséquences, bien évidemment non exhaustive et non contraignante, de cette situation des femmes que leur construit la longue durée de la domination masculine.

Celle-ci inscrit les femmes dans une certaine contemporanéité de condition et de revendication. Ainsi pouvons-nous lire Christine de Pizan inviter en 1405 les femmes de son temps à construire une Cité des dames afin de briser les préjugés qui les enferment dans une infériorité soi-disant naturelle, et Virginia Woolf exiger, quelque cinq cents ans plus tard, en 1929, un lieu à soi et une rente pour les femmes afin qu’elles puissent créer une œuvre littéraire. A travers le temps, une même revendication anime les femmes qui contestent la condition qui leur est réservée par la domination masculine : une revendication d’autonomie. Cette dernière s’est traduite notamment par la nécessité éprouvée par les nouvelles féministes des années 1970, de travailler en réunions non-mixtes en vue d’organiser la lutte des femmes.

Cette autonomie peut être interprétée comme une forme de sécession dans la mesure où les femmes en lutte sont comme écartelées entre ces deux formes d’historicité : celle à laquelle il leur faut échapper (la forme progressiste qui les ignore) et une forme à créer en vue d’affronter l’obstacle de la durabilité de leur oppression.

1/ La pensée progressiste :

  • La dialectique marxiste découvre dans l’être même du prolétaire aliéné et opprimé par le système capitaliste la potentialité de son futur socialiste sinon communiste, par quoi elle signe son appartenance à l’idéologie progressiste. Dans le cas des femmes, cette « facilité » dialectique ne saurait être invoquée car il leur faut s’extraire, se défaire de leur être présent, cet être qui leur est assigné sous la férule de la domination masculine, et ainsi créer leur être : non plus « être » mais « avoir à être ».
  • La promesse universaliste républicaine repose sur la fiction de l’individu porteur de raison et de volonté qui empêche de penser et de surmonter la faiblesse de la représentation des femmes dans le champ politique. Aussi laisse-t-elle croire qu’il suffirait d’étendre le suffrage « universel » – formule pour le moins paradoxale – pour que la démocratie devienne une démocratie achevée !

2/ Le parti pris légitime d’une pensée féministe qui nous semble le plus à même de conduire à la libération des femmes considère que face au double échec d’un même projet progressiste d’apporter l’émancipation aux femmes, la solution est la sécession féministe pour réaliser l’émancipation par les femmes elles-mêmes. En effet, sécessionnistes, et donc sous le coup de l’obligation politique d’avoir à créer leur être, les femmes en quête de leur libération ne peuvent vivre et réfléchir cette libération que comme auto-émancipation, une auto-émancipation collective car leur sort est commun.

Cette auto-émancipation peut-elle se faire dans le cadre des sociétés dans lesquelles nous vivons et que l’on qualifie abusivement de « démocratiques » ? Ces sociétés devraient plutôt être définies comme oligarchiques (pouvoir de quelques-uns) à tendance aristocratique (pouvoir des meilleurs), comme le prouve entre autres l’existence d’une « classe politique », que les élections ont pour vocation, en fin de compte, de sélectionner et de reproduire ; ce qui ne manque pas de réduire la politique à une supposée compétence technocratique au lieu d’en faire une qualité citoyenne, mieux une liberté citoyenne. La domination masculine s’accommode fort aisément de ce système oligarchique capable de supporter des concessions sans menacer sa position dominante. C’est pourquoi l’auto-émancipation ne peut prendre forme que si le collectif des femmes qui la met en œuvre répond ici et maintenant aux exigences strictes de la démocratie.

On pourrait également s’interroger sur ce que l’on appelle les « acquis du féminisme », acquis enregistrés sinon entérinés par le droit. Lesdits acquis sont supposés être plus nombreux et mieux préservés dans un État de droit, c’est-à-dire un État dans lequel la puissance publique est limitée par le droit, conformément à la définition proposée par Kelsen. Une telle proposition mérite d’être interrogée par exemple au regard de la stabilité du nombre et du mode de traitement policier et judiciaire des féminicides qui sévissent dans les sociétés qui ont mis en place un État de droit.

Pour mettre en évidence les traits propres aux luttes féministes auto-émancipatrices et à leur impact théoriques et critiques, différentes pistes peuvent être empruntées.

Il est possible d’engager une analyse comparative d’engagements féministes appartenant à des moments historiques différents en vue de relever ce qu’ils partagent et ce qui les différencie, et d’évaluer la part de l’identique et du différent. En d’autres termes, ne devons-nous pas reconnaître l’effet d’une sororité éprouvée qui ignore les siècles, permanence qui ne signifie pas que la situation des femmes est dictée par la nature immuable, mais qui révèle la constance de la réflexion et de l’action des femmes ?

Dans les argumentations féministes théoriques y a-t-il toujours ou non un parti pris antinaturaliste initial comme leur condition de possibilité ?

Dans les mouvements féministes, comment s’exprime – ou non – la prise de conscience que les idées issues du progressisme ne permettent pas l’émancipation des femmes ?

Comment un féminisme critique qui s’écarte des théories progressistes se fait-il lui-même théorie opératoire de l’émancipation ?

Comment le féminisme crée-t-il désormais un clivage bienvenu dans toute question politique ? (élections américaines de 2022 ; révolution iranienne de 2022-2023). Quelle est la part, dans cette faculté de faire clivage, du détachement d’une partie du féminisme vis-à-vis des anciennes attentes progressistes ?

Est-il fondé de soutenir que l’inégalité femmes-hommes est l’inégalité fondamentale dont l’éradication ouvre la voie à une société proprement égalitaire et donc libertaire, car les êtres humains ne sont-ils pas égaux parce qu’ils sont libres ?

Ce ne sont là que suggestions proposées pour préciser les attentes auxquelles répondra ce numéro.

Modalité de soumission

Date limite de soumission des textes : 31 décembre 2023

Adresse de soumission des textes : michelkail@orange.fr

60.000 signes maximum, espaces comprises.

Évaluation en double aveugle

Coordination

  • Pierre Bras, University of California Study Center, Paris
  • Michel Kail, Philosophe
  • Richard Sobel, Université de Lille

Contexte

Revue : L’Homme et la Société - ISSN : 0018-4306 ISSN en ligne : 2101-0226

Publiée avec le soutien de la MSH Paris-Saclay

Notes

[1] Pour prendre la mesure de cette longue durée, on peut se plonger dans le livre indispensable, édité par Christelle Taraud, Féminicides, une histoire mondiale (Éditions La Découverte, 2022). La phrase d’ouverture est à cet égard éclairante : « Le féminicide n’est pas une anomalie. Il est le symbole d’un système de domination très ancien qui repose sur la banalité, mais aussi l’impunité, des violences faites aux femmes et des crimes de haine à caractère sexiste perpétrés contre elles » (p.11)


Dates

  • dimanche 31 décembre 2023

Mots-clés

  • féminisme, philosophie politique, émancipation, autoémancipation, théories libératrices, progressisme

Contacts

  • Pierre Bras
    courriel : pierre [dot] f [dot] bras [at] gmail [dot] com
  • Michel Kail
    courriel : michelkail [at] orange [dot] fr

URLS de référence

Source de l'information

  • Pierre Bras
    courriel : pierre [dot] f [dot] bras [at] gmail [dot] com

Licence

CC0-1.0 Cette annonce est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons CC0 1.0 Universel.

Pour citer cette annonce

« La spécificité critique du féminisme », Appel à contribution, Calenda, Publié le mardi 23 mai 2023, https://doi.org/10.58079/1b6u

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