Coordination
Carole Baudin, Laure Garrabé, Jeanne-Martine Robert
Argumentaire
Fluidité nerveuse et accélérée des milieux urbains, distensions des liens à la nature, agitations et spasmes autour des questions sociales (travail, migrations, etc.), frottements abrupts entre peuples, dialogues digitaux atoniques... Nos corps expriment les tensions de mondes que la crise pandémique a démultipliées. Ces « états de corps » (Guisgand, 2012), pour reprendre une expression propre à l’univers de la danse, sont précieux. Matrices de nos vies, ils rendent compte des variations subtiles de la manière dont nous faisons monde ensemble.
Or les dimensions fondamentalement charnelles, sensorielles, gestuelles, rythmiques, affectives et plus largement sensibles qui tissent, de manière ténue mais essentielle, la syntonie ou dystonie des sociétés peinent à prendre une place centrale en anthropologie. Cela peut s’expliquer en partie, car héritière d’une longue tradition cartésienne, l’anthropologie comme science, y compris lorsqu’elle s’intéresse aux univers sensoriels, s’en tient encore trop souvent à une volonté d’objectivité (Gélard, 2016), n’osant dès lors s’aventurer sur les chantiers hasardeux de ces phénomènes sensibles qui pourtant nourrissent les terrains ethnographiques. Malgré un intérêt dès les textes fondateurs de la discipline (Mauss, 1950) pour notre condition corporelle, le corps peut se trouver encore pensé comme un objet, réceptacle de « dynamiques sociales » désincarnées, un véhicule pris dans une série stérile de dichotomies : activité et passivité, intériorité et extériorité, rationalité et sensibilité, matérialité et spiritualité, individualité et socialité. Plus récemment, quelques perspectives comme le dit tournant ontologique de l’anthropologie ont fourni de nombreuses approches questionnant de manière novatrice ces phénomèn(ologi)es et leurs parcours traductifs, en réintroduisant en leur cœur les statuts épistémologiques de l’expérience et de la perception, en ce sens qu’elles peuvent fournir leur identité aux « choses » perçues.
Cependant, faute de méthodologies pour dire ces relations qui nous engagent toujours à un autre, il s’agit encore de comprendre comment elles se construisent. Le défi est alors d’élaborer les outils, techniques, grammaires, langages qui permettent de traduire ces états de corps, non seulement pour les comprendre, mais aussi pour en « faire quelque chose » au sens de Ricœur (Pueyo, 2020) qui s’inscrit dans des pratiques quotidiennes d’enseignement, de création, de conception, de travail. Parmi les « graphies » que les anthropologues n’ont eu de cesse de convoquer, la « choré-graphie » s’immisce, subtilement et pourtant fondamentalement non seulement comme forme d’écriture, mais comme système de pensée pour saisir et rendre compte de cette part du sensible, ainsi :
« La notion de chorégraphie (…) a l’avantage de nous faire comprendre (mais d’abord de nous faire ressentir, regarder, écouter) l’être ensemble du chœur qui désigne à la fois le lieu où l’on danse et l’art de danser. (…) dans le temps du kairos, il n’y a plus d’objet pouvant être considéré comme un dehors radical. Kairos est le moment précis où nous renonçons aux fictions de l’autre, de “l’étranger”, et où nous réalisons une expérience qui est celle de l’étrangeté » (Laplantine, 2016, p 42-43).
La danse manie le corps é-mouvant, le corps sentant et senti, agissant et agi, en ce sens, elle représente une « source de savoir » du sensible. En particulier, la révolution proposée par la danse contemporaine a donné naissance à une pensée du corps en gestes, du corps en relation que le regard chorégraphique proposé par le philosophe Michel Bernard permet de saisir. Non pas ce regard qui se réapproprie les outils de systèmes de notation du mouvement (Laban, 1928 ou Benesch, 1955) pour décrire et documenter des techniques du corps, mais un regard qui scrute les subtilités des corps dans leur « tensions, relâchements, jeux d’équilibres ou déséquilibres, dans leur transferts de poids, leur lien à la gravité – condition terrestre – qui se donnent dans les rythmes organiques sous-tendus par le souffle – condition de vie – et se joue dans une relation à l’espace-temps et à l’autre » (Bernard, 2001).
Aujourd’hui, dans le sillage de penseurs avant-gardistes comme Nietzsche ou Valéry, portée par des danseurs-chorégraphes, des philosophes, des anthropologues, des historiens, des neurobiologistes, cette pensée renouvelle notre compréhension de l’être humain comme corps sensible, en mouvement, relationnel, matrice de la vie sociale. Poser ce regard chorégraphique c’est donc opérer un glissement en captant le corps en mouvement, en métamorphose, le corps en relation, en posant la « relation comme valeur d’être », et en nous incitant à observer les « articulations de présences » (Angot & Hagel, 2017). Ce regard transcende le contour des corps pour y saisir les « épiphanies sensibles », puisque l’on peut considérer que « la danse n’est ni une chose en soi, ni une forme de renvoi mais une transitivité en milieux sensibles » (Bouvier, 2017 : 5). En racontant les corps dansant, comme corps en gestes (Cerclet, 2014) , en expression (Citton, 2012), en création (Laplantine, 2020), en vie (Nietzche, 1983, Valéry 2015), ces penseurs parlent, sans toujours le qualifier ainsi d’un corps à la sensorialité exacerbée, permettant d’approfondir le lien à la matérialité, à l’extériorité, en passant par l’interiorité. Un corps qui façonne les tissages sociaux, à travers ses sens en action, dans une dialectique entre l’un et le multiple ; un corps matrice des savoirs empiriques que sont les savoir sentir, ressentir qui sont au cœur de nos liens et dynamiques sociales.
Les relations entre chorégraphie et anthropologie s’inscrivent dans un champ plus large qui porte sur une Corps&Graphies ou « anthropologie par la danse ». Distincte d’une anthropologie de la danse, en ce sens qu’elle ne considère pas la danse comme objet d’étude, mais s’intéresse aux outils, techniques et pratiques qui s’appuient sur le caractère fondamentalement corporel incarné de nos vies, c’est-à-dire sentant, en mouvement, ouvert et en relation. Ce dossier thématique suppose de s’interroger sur l’expérience du chercheur comme praticien, son langage pour raconter les phénomènes sensibles dont il est témoin et partie. Cela implique de questionner ses outils conceptuels et méthodologiques, ainsi que son statut au travers de ses engagements corporels. Il s’agit aussi de se demander ce que cela change et ce que nous en faisons, au delà du projet de connaissance : enseignements, créations, diagnostics, interventions, conceptions…
Ce numéro de Parcours anthropologiques s’adresse donc aux chercheurs dans un sens large (qu’ils se définissent comme théoriciens et/ou praticiens), issus de divers domaines et disciplines, en sciences sociales et au delà. Nous souhaitons accueillir des contributions qui privilégient les réflexions sur ces “nouvelles” graphies, en portant une attention particulière aux dimensions concrètes et sensibles de l’expérience et au dialogue entre ce qui est expérimenté, ce qui est pensé et aux techniques mobilisées. Ce numéro se veut l’occasion de réaliser un premier état de l’art des travaux et réflexions qui se donnent sur ce sujet et d’explorer de manière plurielle les voies qui s’ouvrent autour des enjeux sensibles, pratiques et théoriques d’un projet de Corps&Graphies.
Le projet éditorial de Parcours Anthropologiques consiste à faire de notre revue un espace de rencontres d’idées, d’actualisation et de mise en discussion des conceptions de la discipline, notamment en ce qui concerne la pertinence et les significations actuelles de la recherche en anthropologie. La revue se veut un espace ouvert à la fois aux propositions et présentations de travaux de chercheurs de différents laboratoires d’anthropologie et d’autres univers de pratique de la discipline, tout comme aux dialogues de celle-ci avec d’autres composantes disciplinaires des sciences de l’homme.
Modalités de soumission des textes
Les chercheurs (chercheur, enseignant-chercheur, doctorant, post-doctorant) de toutes les disciplines des sciences humaines et sociales sont invités à adresser des articles originaux, en français ou en anglais, fondés sur des données de recherche empiriques et n'ayant pas déjà fait l'objet d'une publication dans des revues, ouvrages ou actes de colloques.
Ces propositions doivent être envoyées par courrier électronique au format .doc uniquement aux deux adresses suivantes : <carole.baudin.n@gmail.com> et <denis.cerclet@univ-lyon2.fr>
Elles peuvent être accompagnées de documents photographiques et/ou vidéos de bonne qualité.
Un accusé de réception sera adressé en retour.
La note aux auteurs est consultable à cette adresse https://journals.openedition.org/pa/219
Échéancier et évaluation
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Premier appel : 15 décembre 2023. Soumission des articles.
À réception, ils seront examinés par le comité de rédaction qui jugera de leur recevabilité. Ensuite, ils seront adressés à deux évaluateurs qui les lierons de manière anonyme et nous transmettrons leur avis. La décision de publication est du seul ressort du comité de rédaction de la revue.
- Mai 2024 : Fin du processus d’évaluation par les pairs et communication des résultats aux auteurs.
- 1er septembre 2024 : Dépôt des versions finales des articles retenus.
- Automne 2024 : Fabrication du numéro
- Début 2025 : Publication de la revue en ligne.
La rédaction
Rédacteur en chef
- Denis CERCLET, Maître de Conférences - HDR, Université Lumière Lyon 2
Comité de rédaction
- Bianca BOTEA, Maître de Conférences, Université Lumière Lyon 2
- Alexandrine BOUDREAULT-FOURNIER, Professeur, Univ. de Victoria, Canada
- Michèle CROS, Professeur, Université Lumière Lyon 2
- Nadine DECOURT, Maître de Conférences HDR, Université Lumière Lyon 2
- Magali DEMANGET, Maître de Conférences, Université Paul Valéry Montpellier 3
- Laurent DENIZEAU, Maître de Conférences, Université Catholique de Lyon
- Patrick DESHAYES, Professeur, Université Lumière Lyon 2
- Adriano FAVOLE, Professeur, Université de Turin, Italie
- Armelle GIGLIO-JACQUEMOT, Maître de Conférences, Université de Poitiers
- Pauline GUEDJ, Maître de Conférences, Université Lumière Lyon 2
- Christine LAURIERE, Chargée de recherche au CNRS
- Olivier LESERVOISIER, Professeur, Université Paris 5
- Jorge P. SANTIAGO, Professeur, Université Lumière Lyon 2
- André SOUBEIGA, Maître de Conférences, Université de Ouagadougou, Burkina Fasso
- Salah TRABELSI, Maître de Conférences, Université Lumière Lyon 2
- Leny TRAD, Professeur, Université Fédérale de Bahia, Brésil
Comité de lecture
Le comité de lecture est composé de membres du comité de rédaction et/ou du comité scientifique, ainsi que d'experts extérieurs, sollicités en fonction de la thématique ou de la rubrique retenue pour le numéro en cours d'édition.
Editors
Carole Baudin, Laure Garrabé, Jeanne-Martine Robert
Argument
From the nervous and accelerated fluidity of urban milieux, to the distensions of our bonds with nature, to restlessness and spasms surrounding social issues (such as work, migration, etc.), to abrupt friction between people, to atonic digital dialogs… our bodies express tensions in the world, tensions that have been exacerbated by the pandemic. These “states of the body” (« états de corps », Guisgand, 2012), to take an expression from the field of dance, are precious. As matrices of our lives, they account for subtle variations in the way we create the world.
Nonetheless, the fundamentally carnal and sensorial dimensions, those of gestures, rhythms, affects, and more generally of the senses, that tenuously but essentially contribute to the syntony or dystonia of societies, have still far from attained a central place in anthropology. This is partially explicable, for anthropology as a science is heir to a long tradition of Cartesian methodology, even when dealing with the universe of the senses, which is riveted to a desire for objectivity (Gélard, 2016) and thus does not dare to venture out into the hazardous mess of phenomena of the senses that nevertheless feed into ethnographic fieldwork. Even though as early as the founding texts of the discipline (Mauss, 1950), texts showed an interest in our corporal condition; the body continues to be construed as an object, a repository of disincarnated “social dynamics”, a vehicle caught in a sterile series of dichotomies: activity and passivity, interiority and externality, rationality and sensitivity, materiality and spirituality, and individuality and sociality. More recently, some perspectives as the so-called ontological turn in anthropology have provided various approaches, opening up a new line of questioning of those phenomenologies and the trajectories through which they are translated, by reintroducing the epistemological status of experience and perception into their very core, within the sense that they can give their identity to the perceived “things”.
However, for want of methodologies which state those relations that forever engage us to an Other, what is at stake is understanding how such relations are made. The challenge is then to elaborate tools, techniques, grammars, or languages that allow us to translate those states of body, not only to understand them, but also to “make something”, in Ricoeur’s sense (Pueyo, 2020), of them, a making that is inscribed in the daily practices of learning, creation, conception and work. Among “graphies” to which anthropologists forever elude, “choreography” is entering the scene, subtly yet fundamentally, not just as a form of writing, but as a system of thought which is able to grasp and account for this dimension of the senses, hence:
“the notion of choreography (…) has the advantage that it makes us understand (but first of all to make us feel, watch, and listen) the being together of the chorus that designates both the place where people dance and the art of dancing. (…) in the time of kairos, there is no longer an object that can be considered as being radically outside. Kairos is the precise moment at which we renounce the fictions of Otherness, of ‘the stranger’, and at which we have an experience of strangeness” (Laplantine, 2016, p.42-43).
Dance manages the body in its movement and its emotions, both the sentient and what is sensorially perceived, the acting body and the body that has been acted upon, and in this way, it represents a “source of knowledge” of what can be perceived by the senses. In particular, the revolution proposed by contemporary dance has given birth to a conception of the body in terms of gestures, of the body in relation that the choreographic gaze such as that put forward by the philosopher Michel Bernard. Not that gaze that reappropriates the tools of notation systems of movement to describe and document the techniques of the body, but a gaze that scrutinizes subtleties of bodies in their “tensions, looseness, balance or plays of disequilibrium, in their transfers of weight, their relationship to gravity – the terrestrial condition – given in organic rhythms reposing upon breath – the condition of life – and which is determined in a relation to time-space and to the Other” (Bernard, 2001).
Today, in the wake of avantgarde thinkers such as Friedrich Nietzsche or Paul Valéry, and borne by dancer-choreographers, philosophers, anthropologists, historians and neurologists, this line of thought renews our understanding of the human being as a body endowed with senses, in motion, relational, and the matrix of social life. This choreographic gaze then shifts to capturing the body in motion, in metamorphosis, i.e. the body in relation, positing that the “relation is a value”, and inducing us to observe the “articulations of presences” (Angot & Hagel, 2017). This gaze transcends the outlines of the bodies to grasp the “sensitive epiphanies” in them; for it can be said that “dance is neither a thing in itself, nor a form of reference but a transitivity in a milieux of the senses” (Bouvier, 2017: 5). By recounting dancing bodies as bodies in gestures (Cerclet, 2014), in expression (Citton, 2012), in creation (Laplantine, 2020), in life (Nietzche, 1983, Valéry 2015), these thinkers speak, not always explicitly, about a body with exacerbated senses, making it possible to deepen the tie to materiality, externality, by way of interiority. It is a body that forms social linkage, through senses in action, in dialectics between the one and the many – a matrix of empirical knowledge which is the feeling and perceiving knowledge at the core of our social bonds and dynamics.
The relations between choreography and anthropology are inscribed on a wider basis – a “Corps&Graphies”1 or an “anthropology through dance”. In contrast to an anthropology of dance, in that it does not consider dance as an object of study, but it is instead interested in tools, techniques and practices that refer to the fundamentally bodily incarnated dimension of our lives, meaning sentient, in motion, open and in relation. This thematic issue calls for inquiries about researchers’ experiences as practitioners, using language to narrate sensorial phenomena of which s/he bears witness and in which s/he participates. This implies questioning his/her conceptual and methodological tools as well as his/her status through his/her corporal engagement. It is also about wondering what changes and what we make of it, beyond the project of knowledge: learning, creation, diagnosis, interventions, conceptions, etc.
This issue of Parcours Anthropologiques calls upon researchers in a wider sense (who define themselves as theorists and/or practitioners), from various areas and disciplines, in and beyond the social sciences. We invite contributions that privilege reflection on “new” “graphies”, with particular attention to the concrete and sense-oriented dimensions of experience and to the dialogue between what is experienced, what is thought and techniques that are mobilized. This issue is an opportunity to draw an initial state of the art of works and reflection on that topic and to engage in diverse exploration of ways that open up to the sensorial, practical and theoretical stakes of a “Corps&Graphies” project.
1 “BodyGraphy” could be used for the neologism that serves as a title for this issue, as “Corps choré (...)