L’essor du numérique et des nouvelles technologies interroge l’éducation et l’école, mettant au défi de la juste estimation des transformations produites et de leur qualification. Le présent dossier entend contribuer à la réflexion en interrogeant les usages des tutoriels et vidéos amateurs vulgarisant des savoirs et savoir-faire sur internet, par les jeunes scolarisés, de l’école à l’université. Il s’agira d’interroger le rôle de ces supports, disponibles à tout moment dans les apprentissages, mais aussi, plus largement, leur articulation avec le rapport aux études, à la culture et à l’information.

Coordination scientifique

Anne Barrère et Dominique Pasquier (laboratoire CERLIS) )

Argumentaire

L’essor du numérique et des nouvelles technologies interroge l’éducation et l’école, mettant au défi de la juste estimation des transformations produites et de leur qualification. Le présent dossier entend contribuer à la réflexion en interrogeant les usages des tutoriels et vidéos amateurs vulgarisant des savoirs et savoir-faire sur internet, par les jeunes scolarisés, de l’école à l’université. Il s’agira d’interroger le rôle de ces supports, disponibles à tout moment dans les apprentissages, mais aussi, plus largement, leur articulation avec le rapport aux études, à la culture et à l’information.

Les enquêtes sur les pratiques culturelles des jeunes, dans des tranches d’âge où ils sont massivement scolarisés, révèlent depuis plusieurs années déjà l’intensité de leur assiduité numérique et donnent des informations sur la diversité de leurs pratiques et de leurs usages, selon les âges, le genre, l’origine sociale et les contextes de vie (Octobre, et alii, 2010). Mais les enquêtes sont rares sur le sujet précis abordé par le dossier. La dernière livraison de l’enquête Pratiques Culturelles des Français constate une forte hausse de la consultation de vidéos en ligne depuis 2008, surtout dans les jeunes générations, mais n’a pas les moyens de préciser la nature des vidéos consultées (Lombardo & Wolff 2020). Le baromètre du numérique annuel du CREDOC est aussi muet sur la question.  En revanche, une enquête récente sur le rapport des 15-25 ans aux You Tubeurs scientifiques montre que dans cette classe d’âge la consultation de vidéos sur YouTube est très fréquente (prés de 9 jeunes sur 10 s’y rendent au moins une fois par semaine et les 3⁄4 d’entre eux y vont tous les jours ou presque). Les sciences arrivent en 4ème position des vidéos les plus regardées, et la confiance accordée aux You Tubeurs de ces chaines, par exemple aux plus connus d’entre eux, Doc Seven ou docteur Nozman est forte :  43% des enquêtés pensent qu’ils rendent l’information plus facile à comprendre, 34%  qu’ils font évoluer sur certains sujets, 25% qu’ils apportent des informations inédites (Lecture Jeunesse/INJEP 2019).

L’école au temps du numérique fait l’objet de nombreuses publications, interrogeant la place de l’informatique et des nouvelles technologies dans son évolution de plusieurs manières : interrogation de l’assouplissement de la forme scolaire et de l’avènement d’autres espaces-temps éducatifs, qui cependant mettent en avant d’autres exigences  cognitives et comportementales auxquelles tous les élèves sont inégalement préparés (Tricot, 2021); conséquences sur le métier d’enseignant, à l’heure de l’élargissement exponentiel de ressources éducatives, gratuites ou payantes, dans un espace désormais mondialisé (Boissière, Bruillard 2022), ou sur les établissements scolaires eux-mêmes, dans leurs  espaces de travail  ou moyens de communication entre différents acteurs des établissements scolaires (Cottier, Burban, 2016), réfutation du numérique comme « solution à tout faire » des problèmes de motivation et d’efficacité des apprentissages scolaires (Galland, 2020) La crise sanitaire a été d’ailleurs un contexte d’opportunité pour la poursuite de ces recherches, alors même que l’enseignement à distance a été vu comme un moyen de surmonter la situation ( Bonnery, Douat, 2021).

Si bien sûr, ce dossier est en conversation avec ces résultats de recherche, il s’en distingue cependant par sa porte d’entrée, centrée sur les usages et les productions des tutoriels de savoirs pratiques et des vidéos de vulgarisation scientifique et culturelle, considérant d’emblée un périmètre de réflexion à la fois plus large que celui des contenus scolaires et des programmes scolaires, mais aussi plus restreint que la question des apprentissages informels dans leur ensemble, qui peuvent concerner tous les domaines de la vie quotidienne et des loisirs.

Ainsi, le numéro circonscrira les domaines des vidéos amateurs étudiées à ceux qui touchent à des objets d’étude généralistes abordés par l’école, qu’ils soient définis par les contours des disciplines scolaires, ou par des compétences transversales signalées également par l’institution (citoyenneté, esprit critique, créativité etc…). Les contenus étudiés, leurs auteur-e-s, leur mode de production et de réception seront envisagés à la fois dans la compréhension des finalités que leur attribuent les jeunes, dans une sphère culturelle où les frontières entre divertissement, apprentissage ou désir d’ouverture au monde sont largement brouillées, dans la manière dont s’instaurent des continuités ou ruptures avec une culture scolaire elle-même en pleine évolution, notamment du fait du numérique (Kambouchner, Meirier, Stiegler, 2012), enfin en essayant de préciser les pratiques de tous ordres induites par ces visionnages, qu’il se rapportent à la sphère scolaire ou à d’autres comportements (consommation, sociabilité, engagements divers), et d’évaluer leurs conséquences sur les trajectoires. L’étude de la production de ces vidéos et tutoriels par des créateurs de contenus, éventuellement enseignants eux-mêmes, entre dans le périmètre de cet appel, tout comme la question de la confiance attribuée aux contenus,  celle de la légitimité attribuée à leurs producteurs, interrogeant du coup aussi l’évolution du métier enseignant et prolongeant la question vive du rapport aux différents régimes de vérité (Education et sociétés, 2014). L’importance du charisme des vidéastes, l’attention portée à l’esthétique des images et aux voix, la mise en scène de la relation, la manière dont sont partagées, commentées, ou conservées ces productions seront également des perspectives d’analyse.  

Les articles proposés dans le cadre de ce dossier pourront s’inscrire dans quatre axes différents, présentés ici en cercles concentriques à partir d’une centration sur l’activité scolaire au sens strict du terme, jusqu’à des questions plus larges, à l’image du projet lui-même, touchant aux  transformations du rapport aux savoirs et à l’apprentissage dans un contexte où l’ordinaire d’Internet (Martin, Dagiral, 2016) rencontre constamment l’ordinaire scolaire. Il s’agit au total de mieux cerner les contours d’une confrontation entre contenus et apprentissages à l’école et sur la toile, qui, si elle est quotidienne, peine toutefois à être décrite et analysée, tant elle paraît large, dispersée et polysémique. En ce sens, et devant l’ampleur de la tâche, le dossier assume un aspect exploratoire, sur des objets qui focaliseront à coup sûr les chercheurs en éducation dans les années à venir.  

1. les usages par les élèves des vidéos d’aide aux devoirs chez les élèves et les étudiant-es. Cet axe vise à cerner les contextes et circonstances dans lesquels les jeunes ont recours à des tutoriels centrés sur des sujets ou travaux directement prescrits par l’école.  Quels déplacements ces vidéos opèrent-ils par rapport à la forme scolaire habituelle ? Comment leur temporalité très courte s’inscrit-elle dans les agenda scolaires et universitaires ?  Quels éléments mettent-ils en exergue, au travers de la mise en scène choisie ? Avec quels résultats, estimés ou constatés par les jeunes et les enseignants ? Les propositions pouvant également prendre pour objet les discours des enseignants sur ces usages, voire les usages de ces tutoriels par les enseignants eux-mêmes dans leurs pratiques pédagogiques.
2. Les usages par des élèves, étudiants et jeunes adultes de vidéos de vulgarisation concernant des apprentissages généralistes (sciences, culture, sport, art, langues vivantes, actualité). La question des frontières entre études et loisirs, régimes ludiques et ascétiques d’apprentissages, sera au cœur de cet axe. Comment les jeunes circulent-ils entre des objets d’étude pris en charge à l’école et en dehors d’elle ? Comment les vidéos et tutos réaménagent-ils ou subvertissent-ils les modalités d’exposition, de transmission scolaire des savoirs et savoir-faire ?  Comment ces circulations sont-elles traversées par les inégalités éducatives ?
3. Les interrogations des deux premiers axes peuvent aussi poursuivies en s’intéressant à la sous-population particulière d’adolescents ou de jeunes adultes en rupture plus ou moins temporaire avec l’école, non scolarisés mais néanmoins visionnant ce type de contenus. Quel rôle jouent-ils alors ? Dans quelle mesure le recours à ces vidéos est-il lié au contournement de l’obstacle de l’écrit ? Quel regard les jeunes portent-ils sur des domaines qui peuvent être rattachés à l’école, alors même qu’ils en sont partis ou s’en sont sentis exclus ? Ces contributions pourront éclairer les liens entre usages numériques, décrochage et raccrochage scolaire et/ou mieux comprendre les évolutions du rapport aux savoirs de ces jeunes
4. Enfin, un quatrième axe pourra apporter des connaissances sur les trajectoires scolaires et universitaires des vidéastes, leurs discours sur l’école et leur rapport aux enseignants et/ou sur  la manière dont certains concilient leur métier d’enseignant « ordinaire » et la production de contenus.  On sait que certaines chaines sont initiées par des enseignants eux-mêmes. Pourquoi et comment produisent-ils ces contenus, hybridant formats scolaires ordinaires (exposition magistrales, face caméras, tableaux noirs) et codes visuels et esthétiques sur le web ? Quelles représentations ont-ils de cette activité de diffusion des savoirs ?

Modalités de contribution

Les propositions d’articles (Titre, mots-clés, résumé de 2 pages précisant le terrain effectué, 4000 signes maximum ) sont attendues aux adresses suivantes :

• Anne Barrere CERLIS (anne.barrere@u-paris.fr)
• Dominique Pasquier CERLIS (pasquier@ehess.fr)

pour le 15 septembre 2023.

Les articles retenus sont attendus pour le 1^er février 2024

La publication du dossier est prévue fin 2024

Bibliographie

Bonnery S, Douat E (sous la dir). L’éducation aux temps du Coronavirus, Paris, La Dispute, 2021

Boissière J, Bruillard E., L’école digitale : une éducation à construire et à vivre : Numérique et transformation de l’école, Paris, Armand Colin, 2022

Cottier P, Burban F (coord), Le lycée en régime numérique : usages et compositions des acteurs, Toulouse, Erès, 2016

Education et sociétés, n°33, 2014-1. Concurrence des régimes de vérité à l’école.

Kambouchner D, Meirieu P, Stiegler P., L’école, le numérique et la société qui vient, Paris, Mille et une Nuits, 2012

Galland B., Le numérique révolutionnera-t-il l’Education, Cahiers du Girsef n°121, 2020

Lecture Jeunesse (2019), « Les 15-25 ans & les YouTubers de sciences »http://www.lecturejeunesse.org/livre/enquete-15-25ans-youtubers-scientifiques/

Lombardo P. & L. Wolff (2020), « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Culture Études, vol. 2.

Martin O, Dagiral E. ? L’ordinaire d’Internet, le web dans nos pratiques et nos relations sociales, Paris, Armand colin, 2016

Octobre S., Berthommier N, Detrez C., Mercklé P ; L’enfance des loisirs, trajectoires communes et parcours singulier de l’enfance à la grande adolescence, DEPS, La documentation française, 2010

Tricot A., Le numérique permet-il des apprentissages scolaires moins contraints ? Une revue de littérature, in Education et sociétés, 2021, n° 45, pp 37-54