HomeLe travail émotionnel des hommes
Published on Thursday, June 15, 2023
Abstract
L’ambition de ce colloque est de saisir, dans les mondes professionnels, le travail émotionnel des hommes (reposant sur des émotions naturalisées comme féminines en se demandant si et à quelles conditions les hommes sont soumis à ce genre d’exigences) et l’existence d’un travail émotionnel au masculin (c’est-à-dire reposant sur des émotions essentialisées comme masculines), de voir comment ces formes de travail sur les émotions affectent les hommes ou comment ils s’en protègent et comment les émotions participent à reproduire des rapports de domination, notamment masculine, et des hiérarchies entre les masculinités. Ce colloque met à l’étude les conditions et les implications épistémologiques d’élargissement du concept de « travail émotionnel », forgé dans un cadre féministe pour révéler un travail non reconnu des femmes.
Announcement
20 et 21 novembre 2023 Université PSL – Paris Dauphine
Argumentaire
Il y a, actuellement, un intérêt grandissant des sciences sociales pour les émotions, concomitant d'un regain d'attention publique plus large pour cette question (Bernard, 2017). La place croissante des relations de service dans la structure des emplois, l’ouverture d’espaces médiatiques où se déploient le récit de soi et la monstration de ses affects ou encore les mobilisations féministes contre les inégalités domestiques et notamment sur la « charge mentale » qu’elles impliquent sont autant de cas qui rendent visible la place que prennent les émotions dans les rapports sociaux de domination. En sciences sociales, la question des émotions a déjà été soulevée par des historiens (Courtine, Corbin et Vigarello, 2011, 2016), des anthropologues (Fassin 2009 ; Greg, Seigworth, 2010) ou des politistes (Jasper, 1997; Traïni, 2010). En sociologie, si les pères fondateurs de la discipline s’intéressaient déjà aux émotions (Bernard, 2013), ce domaine de recherches a été marqué par un ouvrage plus qu’aucun autre : celui d’Arlie Hochschild, The Managed Heart, publié en 1983 et traduit en 2017 en français sous le titre Le prix des sentiments.
Dans cet ouvrage, Arlie Hochschild analyse les exigences émotionnelles pesant sur les individus, femmes et hommes, dans le cadre professionnel comme intime, dans une société capitaliste. Si la réflexion proposée est large, l!enquête d’A. Hochschild qui a retenu l!attention porte sur le travail et la formation des hôtesses de l!air. C!est à partir de cette dernière qu!elle forge la notion de travail émotionnel, qu’elle définit comme « l’acte par lequel on essaye de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment ; pour créer chez l’autre certains sentiments » (Hochschild 2003 : 29). Ce concept met en lumière un aspect du travail exigé des femmes mais non reconnu : le travail émotionnel exercé sur autrui – qu’il s’agisse d’un collègue (supérieur hiérarchique ou subordonné) ou d’un usager (client, patient, justiciable) – repose sur l’utilisation de qualités naturalisées comme féminines (être compréhensives, à l’écoute), mobilisées sans être reconnues comme de véritables compétences professionnelles. Ce concept s’accompagne ainsi d’une critique féministe de la part invisible du travail des femmes et de la division sexuée du travail (Mainsant, 2021 : 142-143).
En parallèle, A. Hochschild interroge l!existence d!exigences émotionnelles dans les métiers masculins. Les agents de recouvrement qu’elle étudie doivent manifester distance, fermeté, rigueur et autorité vis-à-vis des clients endettés, mais ces sentiments prescrits par l!organisation sont moins éprouvants. Leur travail suppose moins que celui d’hôtesse de l’air de produire un effort pour s!ajuster émotionnellement aux attentes des client·es : il est moins susceptible d’être aliénant (Hochschild s’appuie là sur Marx), c’est-à-dire de les amener à devenir étranger·es à eux- mêmes. A. Hochschild distingue, pour expliquer cela, le jeu en surface (#un échange d!actes d!affichage”), du jeu en profondeur, qu!elle considère comme la seule forme de travail émotionnel où le sujet travaille, au-delà des émotions qu!il affiche, sur les émotions qu!il ressent. Le travail
émotionnel ou jeu en profondeur, est donc pensé en des termes restrictifs chez Hochschild : il n!est réalisé que dans des activités de service et de care, effectuées majoritairement par des femmes de classes moyennes, contraintes de s’ajuster aux attentes des clients avec lesquels elles entrent en contact (voir notamment : Soares, 2000 et 2003 ; Mercadier, 2002). Le succès de la notion de travail émotionnel a paradoxalement laissé dans l!ombre la réflexion sur les exigences distinctes émotionnelles pesant sur les hommes.
Depuis la publication de l’ouvrage d’Arlie Hochschild, des recherches montrent que l’expérience des hommes au travail n’est pas exempte d’émotions. En France, les travaux menés en psychodynamique du travail depuis les années 1980 ont lié l’analyse des styles de masculinités à celle de l’expression des émotions. À partir du cas d’ouvriers du bâtiment, Christophe Dejours (1980) a montré l’existence d’« idéologies défensives de métier », qui supposent de la part des membres de collectifs de réprimer toute peur de l’accident pour pouvoir travailler. Dans d’autres métiers masculinisés et supposés éprouvants, comme celui d’agent des pompes funèbres, de policier sur la voie publique ou de conducteur de train, différentes recherches ont analysé comment des hommes apprennent à « gérer » leurs émotions – et celles des autres – en se reposant sur leur collectif de travail (Loriol, Boussard et Caroly, 2006 ; Bernard, 2009 ; Fortino, 2015 ; Loriol, 2016 ; Bonnet, 2016 et 2020). Si ces auteur·es ont montré combien les émotions font partie de l’expérience du travail de différentes catégories d’hommes, les rapports de genre à travers lesquels s’affirment les masculinités ne sont pas au centre de leurs travaux.
En parallèle, l’ouvrage publié en 2018 par Aurélie Jeantet sur Les émotions au travail ainsi que le numéro de la Nouvelle Revue du Travail du même nom paru en 2015 ont incité les sciences sociales à davantage se saisir de la dimension émotionnelle du travail dans leurs enquêtes pour renouveler les approches critiques de la domination dans les organisations. L’attention prêtée au genre y demeure toutefois secondaire relativement à la critique des injonctions managériales contemporaines à s’engager toujours plus, subjectivement, dans sa vie professionnelle, dans un contexte d’intensification des concurrences entre travailleur·euse·s. Tout en mettant en exergue le fait que des hommes peuvent recevoir des injonctions à se conformer à certaines normes émotionnelles, ces recherches n’ont pas montré comment des hommes « travaillent » concrètement – ou pas – sur leurs émotions.
Ce geste analytique a été davantage le fait de travaux d’inspiration interactionniste, s’appuyant sur des enquêtes ethnographiques. Au sein des professions juridiques, Jennifer Pierce (1995) a ainsi montré comment le « détachement affectif » (dispassion) conditionne la manière dont chacun·e (femme ou homme, associé·e, collaborateur·rice ou assistant·e) est perçu·e dans des cabinets d’avocat·es. Son travail a révélé comment, pour les hommes, mettre en scène ses émotions peut participer de la construction d’une posture d’autorité au travail. Dans les services d’enquête sur le proxénétisme, Gwénaëlle Mainsant (2010 et 2021) a mis en avant le jeu en surface joué par les policiers : ceux-ci performent un policier viril, gouailleur et autoritaire, tantôt séducteur ou paternaliste avec les prostituées, tantôt colérique ou bon camarade avec les hommes proxénètes. Ce rôle émotionnel de « vrai flic » fait l’objet d’un apprentissage, pouvant entrainer des situations de dissonance chez les policiers. Il est encadré par la hiérarchie et fait l’objet de sanctions par les pairs s’il n’est pas endossé. Cette norme émotionnelle virile non seulement assure le maintien d’un monopole masculin sur le contrôle de la sexualité (en tenant à l’écart les policières) mais induit aussi une mise en œuvre genrée du droit. Dans le raffinage pétrolier enfin, Edwige Rémy (2021) a rendu compte de la manière dont des ouvriers expriment leur sentiment de vulnérabilité face aux machines, alors qu’ils sont en groupe entre hommes et en présence de la sociologue. Analysant les conditions de possibilité de l’expression de ces émotions au travail, elle a montré comment, pour un homme dans ce milieu professionnel, se montrer vulnérable peut s’avérer paradoxalement être un « juste comportement de genre » (West et Zimmerman, 1987). L’expression de ces sentiments est en même temps conditionnée, chez eux, par la mise à distance permanente du « soupçon » de féminité. Ainsi, détachement affectif, performance d’une virilité gouailleuse et expression de sa vulnérabilité sont trois modalités d’un travail émotionnel effectué par des hommes dans des cadres d’interaction qui imposent différentes masculinités.
Quel que soit le genre des émotions abordées dans ces travaux, ces recherches ont révélé les attendus émotionnels pesant sur les hommes au sein d’organisations de travail et ont invité à repenser l’éventuel « travail émotionnel » effectué par des hommes à leurs postes : quelles sont les conditions de possibilités de ce « travail émotionnel », sur quelles émotions s’appuie-t-il, et quelles fonctions remplit-il dans l’exécution de leurs missions ?
L!ambition de ce colloque est de saisir, dans les mondes professionnels, le travail émotionnel des hommes (reposant sur des émotions naturalisées comme féminines en se demandant si et à quelles conditions les hommes sous soumis à ce genre d$exigences) et l$existence d$un travail émotionnel au masculin (c’est-à-dire reposant sur des émotions essentialisées comme masculines), de voir comment ces formes de travail sur les émotions affectent les hommes ou comment ils s’en protègent et comment les émotions participent à reproduire des rapports de domination, notamment masculine, et des hiérarchies entre les masculinités. Cette réflexion s’appuie sur deux hypothèses forgées par les travaux préexistants. (1) Le travail émotionnel, s’il constitue une série de contraintes qui pèsent sur les femmes employées dans les services, peut se révéler une ressource pour les hommes qui favorise et assoie leur position de domination dans une organisation. (2) Les hommes, d’autant plus s’ils sont dominants, disposent d’une marge de manœuvre plus grande dans la manière de jouer leur rôle professionnel, en particulier dans la palette des émotions qu’ils peuvent s’autoriser/être autorisés à emprunter au travail. Ces questions invitent donc à réfléchir aux conditions et aux implications épistémologiques d’élargissement du concept de « travail émotionnel », forgé dans un cadre féministe pour révéler un travail non reconnu des femmes.
Nous accorderons une attention particulière à l!exposition des dispositifs empiriques mettant en lumière les émotions comme travail sur soi, que ce soit dans l’énonciation de prescriptions émotionnelles au cours de formations professionnelles ou dans les injonctions hiérarchiques, dans le contrôle par les pairs et les sanctions face au non-respect de règles émotionnelles, ou encore dans l’énonciation d$une dissonance émotionnelle (Mainsant, 2010, 2021). Suivant Hochschild, on pourra se demander si les scripts émotionnels sont plus ou moins formalisés selon les professions, leur position au sein de la structure sociale, la nature du travail réalisé et le secteur d’activité où il s’exerce.
Axe 1 : Un travail émotionnel des hommes dans les métiers de care et de service ?
Un premier axe s’intéresse aux configurations où ce sont les hommes, et non les femmes, qui exercent un travail émotionnel ou de care. Les fonctions de care, on l’a dit plus haut, impliquent une palette d’émotions essentialisées comme féminines : empathie, écoute, douceur, sollicitude (Avril, 2003 ; Olivier, 2015). On sait que les hommes, bien que minoritaires dans les professions féminisées, tendent à être mieux rémunérés, moins précaires, mieux représentés dans les organisations professionnelles, et à davantage accéder à des postes d’autorité et de prestige (Buscatto et Fusulier, 2013 ; Louey et Schutz, 2014). Qu’est-ce que le fait d’être un homme dans des professions supposant de s’appuyer sur des émotions « féminines » produit sur la nature et l’intensité du travail émotionnel exigé d’eux ? Qu’est-ce que cela produit sur la division du travail, sur les carrières et d’éventuelles spécialisations au sein des organisations ? On étudiera ici autant la production que l’appropriation de contraintes émotionnelles à destination des hommes.
Quelles formes prennent les exigences émotionnelles pesant sur les hommes dans des professions de service et de care ? Sont-elles davantage de l’ordre de la contention émotionnelle à l’instar de ce que montre Julien Bernard (2009) pour les croque-morts dont le rôle oscille entre manifestation d’une compassion envers les familles et maintien d’une distance émotionnelle avec celles-ci à travers une certaine tenue du corps ? Les contraintes émotionnelles se distinguent t- elles entre femmes et hommes exerçant les mêmes fonctions ? On sait que l’exigence d’un autocontrôle est plus élevée pour les femmes que pour les hommes, alors qu’ils exercent le même métier. En comparaison, dans la fonction de juge pour enfants largement féminisée, les hommes peuvent parfois manifester de l’empathie et de la familiarité avec les enfants, comportement que ne peuvent s’autoriser les femmes occupant ces mêmes postes car elles prennent le risque de ne pas être considérées comme neutres ou impartiales (Paillet et Serre, 2014). Comment ces moindres exigences d’autocontrôle se manifestent-elles concrètement dans d’autres cas où ce sont des hommes qui sont engagés dans un travail relationnel avec un public ?
Plus encore, Diane Desprat (2015) explique que l’on attend davantage des coiffeurs des marques d’autorité et de distance vis-à-vis des clients. De la même manière que pour les coiffeuses, est-ce que les exigences exprimées par la hiérarchie, mais aussi par les client·es, sont moindres pour les travailleurs que pour les travailleuses, et/ou est-ce qu’elles se portent vers d’autres tâches plus valorisées ? Il s’agit ainsi de questionner la façon dont les hommes tirent potentiellement un bénéfice d'une prescription différenciée de ce travail émotionnel.
Axe 2 : Dominer, un travail émotionnel au masculin ?
Un deuxième axe propose d’interroger le travail émotionnel au masculin, c’est-à-dire le travail sur soi que font les hommes pour performer des émotions essentialisées comme masculines, de la colère à la contention émotionnelle. Comment, à des positions dominantes dans les organisations, le travail émotionnel produit par les hommes renforce t-il, ou non, leur position et participe-t-il d’une éventuelle naturalisation de leur autorité ?
Les études sur la socialisation professionnelle montrent comment les travailleurs apprennent leur rôle professionnel et incorporent la juste distance avec les clients ou avec le public. Dans certains cas, cet ajustement au rôle passe par le voilement de ses émotions, qui est positivement perçu comme un gage d’autorité, de raison et de neutralité et permet d’asseoir une position de domination. C’est le cas des agents de recouvrement étudiés par Hochschild en contrepoint des hôtesses de l’air. C’est aussi celui des expert.e.s en management, qui réalisent un travail sur leur voix et sur leurs façons de parler pour construire leur identité professionnelle en établissant un lien de confiance avec les prestataires (Boni-Le Goff, Noûs, 2020). À l’inverse, dans d’autres cas de figure, c’est le fait de « dévoiler », dans d’inégales mesures, ses sentiments qui permet à des hommes d’être considérés comme étant naturellement à leur place dans des rôles dominants (Sohn, 2013). Il s’agit par exemple de jouer de l’informel, ce que Wouters (2010) appelle le « relâchement contrôlé des contrôles », pour asseoir sa position de domination. Certains hommes politiques ont aussi pu jouer de manière plus exacerbée la carte du « dévoilement » de leurs émotions : en exprimant publiquement des sentiments d’indignation pour manifester leur proximité supposée avec un électorat populaire : Nicolas Sarkozy a ainsi endossé une virilité exacerbée rompant avec l’esprit de tempérance et de modération caractérisant habituellement le rôle présidentiel (Achin, Dorlin, 2008). Ces différentes configurations traduisent l’hétérogénéité des présentations de soi masculines où voilement et dévoilement des émotions (Fernandez, Lézé, Marche, 2006), rapprochement ou éloignement de leurs publics servent à asseoir la domination. On invitera des communications venant enrichir ce champ de recherche sur la production émotionnelle de la domination.
Axe 3 : Des protections masculines contre le fait d’être affecté au travail ?
De surcroit, on interrogera les façons dont les hommes sont affectés par les interactions avec les client·es ou usager·es. La production émotionnelle de la domination au travail repose-t-elle sur des formes de protection (par exemple à travers une socialisation préalable au quant-à-soi) qui leur permettent d’être moins affectés par leurs interactions avec différents publics ?
Hochschild montre que les hôtesses de l’air sont incitées à réaliser un « jeu en profondeur » qui les conduit à ne plus séparer ce qu’elles sont en privé de ce qu’elles sont professionnellement, ce qui est le meilleur moyen de ressentir les émotions dans une intensité ajustée, sans que le rôle ne paraisse artificiel aux clients. Mais l’un des risques du « jeu en profondeur » se trouve dans la difficulté à prendre de la distance lorsqu’elles sont confrontées à des interactions violentes, comme ces employées de l’industrie de luxe qui doivent garder la face lorsqu’elles se font humilier (Pinna, 2018), ou ces hôtesses d’accueil qui doivent continuer à sourire alors qu’elles se font lourdement draguer (Schutz, 2018). Il est probable que les client·es s’autorisent moins à adopter des postures agressives ou de domination face à des professionnels hommes et que ces derniers aient donc moins à s’en protéger. On se demandera dans quelle mesure ces hommes peuvent disposer de formes de protections pour ne pas être affectés par certaines situations de travail. À partir d’une enquête dans la grande distribution, Karen Messing (2016) met en lumière l’existence de ce qu’elle a appelé un « fossé empathique » entre des managers hommes en supermarché et leurs équipes de caissier·es, qui protège les premiers du fait d’être affectés par la prise en compte des difficultés au travail des second·es. La question a aussi été posée dans le cas des chirurgiens (Zolesio, 2012) ou encore des pompiers (Pudal, 2016), dont le recours à l’humour noir et au cynisme a pour fonction de mettre à distance collectivement des expériences potentiellement traumatisantes. A l’inverse, les injonctions à ne pas passer pour « faible » ou pour une « victime » peuvent conduire certains hommes à censurer leurs émotions pour continuer à paraître performants et ne pas être relégués dans la hiérarchie des masculinités. Ces injonctions peuvent avoir pour conséquence des souffrances au travail qui rappellent qu’elles engendrent aussi des coûts pour la masculinité (Dulong, Neveu, Guionnet, 2019 ; Jacquemart, 2020). Derrière tous ces travaux, deux questions retiendront notre attention : d’une part, celle de l’existence (ou non) d’un travail émotionnel chez les hommes qui reposerait sur un jeu en profondeur et pas seulement sur un jeu de surface et qui affecterait les hommes, et d’autre part, celle des formes de socialisation, professionnelle notamment, permettant aux hommes de se protéger face aux exigences émotionnelles qui pèsent sur eux.
Axe 4 : Résister aux scripts émotionnels dominants ?
Un quatrième axe invite à étudier les possibilités pour des hommes dominés de mettre à distance voire de s’affranchir des prescriptions émotionnelles des groupes sociaux dominants. Arlie Hochschild montre comment le travail émotionnel des hôtesses de l’air implique une conformation à certaines normes de genre, qui passe en particulier par un travail sur le corps. Ce travail sur soi est d’autant plus important que les individus sont éloigné·es de l’idéal féminin ou masculin désigné par l’organisation. Comment les hommes gèrent-ils la tension entre assimilation et résistance à un idéal masculin dominant ? Comment les injonctions au travail émotionnel conduisent-elles à redéfinir son rapport à la masculinité ?
Hommes et femmes semblent particulièrement inégaux quant à la possibilité d’une fidélité à soi et à son groupe. L’histoire des luttes syndicales et politiques a donné lieu à la construction de la figure positive et masculine du « working class hero », qui a parfois fait de la colère une valeur positive lorsqu’elle se mêle à des revendications collectives. Chez les femmes, les mêmes affects se sont trouvés plus facilement marginalisés comme un comportement déviant : des manifestations « hystériques » dans les mouvements féministes. Toutefois, tous les hommes ne semblent pas avoir les mêmes possibilités d’être associées positivement aux affects qui se manifestent dans les antagonismes politiques. La figure du « working class hero » a surtout marqué l’histoire des ouvriers blancs, au détriment d’une stigmatisation des ouvriers racisés (Roediger, 2018), dans un contexte marqué par la force des mouvements syndicaux et des mobilisations populaires. Plus généralement, la certitude de sa légitimité sociale, la fierté de ses origines, le fait de ne pas douter de qui l’on est, semblent tendanciellement caractériser les groupes masculins blancs qui se perçoivent comme dominants (Bouron, 2017), à l’opposé du sentiment de honte que peuvent parfois ressentir les femmes de classes populaires (Skeggs, 1997) et de la peur du mépris de classe et du racisme (Rénahy et Sorignet, 2020). On peut interroger sous cet angle, et dans le cas des hommes, le phénomène d’aliénation que discute Hochschild, proche de la double conscience des femmes d’origine populaire dont le travail les place au contact des classes supérieures (Pouly, 2015) mais aussi groupes racialisés qui, placés au contact des blancs, sont en permanence suspects de ne pas être suffisamment assimilés (Du Bois, 2007). A quelles conditions des registres émotionnels habituellement dévalués par les classes dominantes se trouvent au contraire validés au sein d’autres collectifs ?
Dans son ensemble, le colloque viendra alimenter les recherches sur le genre des organisations, qui ont montré comment les émotions, la sexualité et la procréation y sont peu pris en compte (Acker, 1990). Il alimentera par-là plus largement les réflexions sur les recompositions contemporaines de la domination masculine, qui ont été marquées depuis les années 1990 par le développement des men’ studies (Connell, 2014). Le colloque actualisera ainsi la pensée d’Arlie Hochschild sur le travail émotionnel dans le cas des hommes en intégrant la manière dont il reconduit des hiérarchies au sein des organisations, y compris entre hommes (Rivoal, 2021).
Modalités de contribution
Les propositions de communications de 4000 signes maximum, accompagnées d’une brève notice biographique (nom, prénom, discipline, affiliation et statut) sont à envoyer à l’adresse suivant : travailemotionneldeshommes@gmail.com
pour le 15 juillet 2023.
Les propositions devront préciser le contexte, le cadre théorique, le dispositif méthodologique ainsi que les résultats.
Le colloque se déroulera à l’Université Paris Dauphine-PSL les 20 et 21 novembre 2023.
Les textes des communications de 40 000 signes devront être envoyés le 25 octobre 2023 pour transmission aux discutant·es.
Comité d’organisation
Samuel Bouron (IRISSO, Université Paris Dauphine-PSL), Gwénaëlle Mainsant (IRISSO, CNRS, Université Paris Dauphine-PSL), Edwige Rémy (Triangle, CNRS, Université Lyon 2).
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Subjects
- Sociology (Main category)
- Society > Sociology > Sociology of work
- Society > Sociology > Gender studies
Places
- Université Paris Dauphine-PSL
Paris, France (75)
Event attendance modalities
Full on-site event
Date(s)
- Saturday, July 15, 2023
Attached files
Keywords
- travail émotionnel, genre, masculinité
Information source
- Samuel Bouron
courriel : samuel [dot] bouron [at] dauphine [dot] psl [dot] eu
License
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To cite this announcement
« Le travail émotionnel des hommes », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, June 15, 2023, https://doi.org/10.58079/1bdw