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Les « voiles »
Traditions religieuses et exégétiques, enjeux éthiques et politiques, aspects identitaires et culturels
Published on Friday, August 25, 2023
Abstract
Ce numéro thématique de la revue Religiologiques sur la thématique des « voiles » sera l’occasion de penser les « voiles » – et non le « voile » (au singulier) –, en retraçant leurs rapports au pouvoir, au savoir et au genre qui traversent ce phénomène. Plusieurs dimensions peuvent être explorées : les traditions religieuses et exégétiques, les enjeux éthiques et politiques et les aspects identitaires et culturels. Plusieurs champs d’études peuvent être mobilisés : la philosophie où la question du voile devient métaphore épistémologique dans notre rapport à l’être/l’étant. Le voile peut aussi être objet de mode et de consommation ou signifiant esthétique/éthique dans différentes sphères artistiques. Le voile peut être un objet politique emblématique d’une praxis anti-hégémonique en contexte occidental tout en étant problématique pour l’État et requérant une gestion, voire une discipline par le juridique.
Announcement
Appel à contribution pour un numéro thématique
Argumentaire
Dans les traditions religieuses monothéistes, les « voiles » féminins sont rattachés à la question du corps, ce que les femmes doivent laisser apparaître de leur corps et ce qu’elles doivent cacher. Le voile, donc, comme objet vestimentaire, prend une place importante dans les textes bibliques et coranique. Le voile a connu plusieurs significations à travers l’histoire, dont la forme et la fonction restent incertaines malgré les indices textuels. À titre d’exemple, on trouve dans l’hébreu ancien des termes comme la ṣammāh (Ct 4,1.3, 6,7), le ṣa‘îf et le redîd (Ct 5,7) se rapportant aux effets vestimentaires que portent les femmes et qui semblent signifier « couvrir » ou « envelopper » la personne. Ainsi, dans le Livre de la Genèse, Rébecca se voile lorsqu’elle aperçoit son futur époux Isaac (Gn 24,65), et Tamar se couvre le visage devant son beau-père Judah (Gn 38,14.19).
En ce qui concerne la littérature islamique, on recense plusieurs termes qui désignent le voile comme le « niqāb », le « ḥijāb », le « khimār » (sourate 24,31-32), etc. Ce sont, en général, des étoffes dont le rôle est de cacher la « ‘awra ». La ‘awra est une notion religieuse qui définit ce qui est permis, pour la femme et l’homme, de montrer du corps humain. Si la ‘awra chez l’homme ne concerne que la partie allant du nombril aux genoux, chez les femmes, au contraire, cela concerne presque la totalité de son corps. Les femmes doivent se vêtir d’une manière à envelopper leurs corps de la tête aux pieds devant les hommes dont le degré de parenté les autorise à les épouser. Cependant, la ‘awra, particulièrement celle des femmes, a soulevé une multitude de controverses dès le VIIIe siècle, et cela, jusqu’à nos jours – avec la quasi-absence de la contribution des femmes dans la littérature exégétique et théologique.
- Comment les femmes doivent-elles agir : couvrir l’intégralité du corps incluant le visage en portant un niqab ou couvrir tout le corps sauf le visage et les mains en portant un hijab ?
Peut-on penser le voile au masculin ? Dans le Livre de l’Exode (Ex 34, 30 s.), on a évoqué le visage voilé de Moïse lorsqu’il s’est adressé à son peuple, et le visage découvert lorsqu’il s’est entretenu avec son Seigneur sur la montagne. Les réalités sociologiques nous enseignent que dans plusieurs traditions religieuses et culturelles, les hommes portent aussi le voile (juif, musulman, sikh, touareg, mouride, etc.). Comme les femmes juives se couvrent la tête avec une perruque ou un foulard, les hommes à leur tour se couvrent la tête avec une « kippa » et enveloppent leurs corps dans le « talith », un châle de prière porté lors de Yom Kippour (Jour du Grand Pardon). Ces voiles symbolisent la soumission à Dieu le Protecteur. Le « turban », une sorte de voile de 5 à 8 mètres de longueur, est porté sur la tête par les hommes, il est appelé « dastar » chez les sikhs et « tagelmust » ou « chèche » chez les Touaregs et les Berbères du Maghreb, ainsi que chez les Mourides soufis de l’Afrique de l’Ouest. Il couvre les cheveux et le visage des hommes. Les hommes en Arabie et au Moyen-Orient portent aussi un foulard (« shemagh » ou « keffieh ») comme signe de respect et de démarcation sociale.
Le voile dans son histoire est loin d’être un vêtement univoque, il a pris une variété de formes (tissus, couleurs, bijoux, objets, etc.) couvrant le corps ou le visage, des femmes et des hommes, selon les différentes traditions religieuses et culturelles. Aussi, le voile peut désigner un « lieu », Marie s’est bien abritée dans un lieu isolé pour voiler sa grossesse, et les femmes du Prophète Mohamed se sont installées dans leur foyer protégé par des rideaux et des paravents.
En philosophie, la question du voile revêt une autre dimension qui dépasse les effets vestimentaires, elle s’attarde d’abord à la vérité (de l’être/l’étant), sa réalité, ses prétendus et ses prétentions. Selon Héraclite, la nature est toujours voilée, elle ne se met jamais à nu, elle aime se cacher « Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ » (Heidegger), ainsi, le sens profond de la vérité est toujours voilé. À chaque fois qu’on dévoile la vérité profonde des choses ou de la psychè humaine, elle se dévoile dans un jeu permanent de voilement et de dévoilement. Il est de même pour le langage (mathématique, mythique, poétique, etc.) que la nature (être/étant) a approprié pour s’exprimer et dévoiler sa vérité cachée. Souvent, la raison risque de « voiler » la vérité qui dérive de l’âme. En ne reconnaissant pas le Christ, les juifs se sont mis un voile, le « kalummà », sur leur cœur, un voile qui les a empêchés de se tourner (de se convertir = épistrephein) vers le Seigneur (S. Paul) (Letellier). En islam, le soufisme prêche l’existence d’une vérité cachée que seul le maître (‘ārif) peut saisir par le biais de la science intérieure (‘ilm bāṭin).
Le voile/hijab peut être un objet politique emblématique dans les pays occidentaux. À titre d’exemple, au Québec, la loi 21 sur la laïcité interdit aux fonctionnaires en position d’autorité dans des institutions de l’État de porter des signes religieux ostentatoires lorsqu’ils exercent leurs fonctions. La loi a suscité un vif débat de société en ce qui concerne l’inclusion d’enseignantes « voilées » dans les écoles primaires et secondaires publiques, profession soumise à la restriction de signes religieux. D’un côté, certains s’accordent à dire que cette restriction toucherait principalement les femmes musulmanes portant le hijab, en décrivant cette loi de discriminatoire et stigmatisante. De l’autre côté, d’autres pensent que cette loi est un pas nécessaire pour compléter le processus de la neutralité de l’État et de la sécularisation de la société entamé depuis la Révolution tranquille (Koussens).
- Pour quelle raison le voile prend-il une place importante dans le débat sur la laïcité dans les pays occidentaux (Tévanian) ?
- Dans quelle mesure les enjeux éthiques du voile sont liés aux enjeux politiques de la laïcité ?
- Peut-on considérer cette interdiction comme une contrainte à la liberté religieuse des femmes, de sorte que les normes actuelles de la laïcité visent principalement la liberté vestimentaire de ces dernières ?
- Les lois interdisant de voiler et dissimuler le visage, soit le « voile intégral », dans l’espace civique, notamment dans les établissements publics – et dans l’espace public (dans la rue) comme en France – engendrent-elles des conflits entre les exigences du droit et les demandes de liberté ?
- Pour quelle raison le port de la perruque (femmes hassidiques), le chapeau (certaines femmes chrétiennes) et le bonnet (certaines femmes musulmanes) ne suscitent-ils pas de conflit similaire avec les nouvelles normes de la laïcité ?
- Comment la question du voile a alimenté ces dernières années la jurisprudence par l’évolution de la législation en lien avec son port dans différents espaces ?
Le voile est aussi devenu un symbole de la révolte contre les modes politiques modernes tels que le capitalisme mondialisé, un marqueur social et identitaire et un lieu de négociation, une forme de désenchantement devant le recul de l’État providence, de la religiosité et de la famille traditionnelle dans les sociétés occidentales.
- Comment le voile s’est-il transformé en bannière du jihad contre le McWorld (Barber) ?
- Le jihad contre le colonialisme n’était pas souvent associé au voile (exemple des martyres/mūjahhidāt lors des occupations française et britannique), alors comment ce dernier est-il devenu, avec l’État-Islamique (EI), le symbole du jihad ?
- Anthropologiquement parlant, quels sont les possibles parallèles entre le voilement du corps (martyres/mūjahhidāt) et la violence purificatrice, celle qui actualise la tradition du « sacrifice des êtres humains » pratiquée dans les sociétés anciennes (Tarot) ?
- Quelle place occupe le voile dans le système de solidarité et des croyances relatives au sacré et à l’idéal moral ?
- Quelle place occupe le voile dans les utopies politico-religieuses révolutionnaires (Qutb) ?
- Et comment forme-t-il un principe moral fondamental de la société idéale ?
Féminisme et débats autour du voile
- Le débat est-il entre les féministes qui voient dans le voile une forme d’oppression, qui dérive du patriarcat, et les féministes qui voient dans le voile un choix vestimentaire, lié aux droits et libertés modernes ?
- Quelle est l’influence du patriarcat dans la pratique moderne du port du voile ?
- Le voile est-il un signe de soumission ou un outil d’émancipation ?
- Voiler et dissimuler le visage nuisent-ils aux efforts féministes pour l’égalité homme femme ?
- Peut-on considérer la critique du voile comme une critique de celles qui le portent, une critique « voilophobe » ?
- Comment l’herméneutique et l’exégétique peuvent-elles donner une nouvelle interprétation aux textes religieux qui permettra l’émancipation des femmes même si la définition du terme d’émancipation demeure source de controverse entre différents courants féministes ?
- Le débat sur le voile escompte-t-il un débat de fond sur les inégalités sociales et salariales, la précarité et le chômage qui touchent d’abord les femmes ?
Dans sa connotation spirituelle, le voile est vu comme un acte de modestie, une expression épistémique du sacré et de la pudeur et d’une subjectivité invisible. Cependant, il semble qu’à l’ère de la mondialisation, se voiler exprime le désir de s’afficher (Taylor). Le voile est devenu un objet de mode et d’art dans les réseaux sociaux (Instagram, TikTok, etc.), plusieurs « tiktokeuses » et « fashionistas » faisant la promotion de la mode et de l’esthétique du voile (Clévenot). Plusieurs questions peuvent inciter notre curiosité à ce sujet.
- Comment le marketing capitaliste a fait du voile un objet de mode et de consommation ?
- On mobilisera le nexus « remède/poison » : pourrait-on voir dans le voile une sorte de poison pour remédier aux maux de la société du spectacle et de marchandisation ?
- Comment la mode a réinventé le voile, principalement avec la haute couture qui a transformé le voile en un accessoire chic et précieux ?
- Comment le voile arrive-t-il à s’introduire dans la sphère artistique, dans l’art visuel contemporain (cinéma, télévision, cartoons populaires, etc.), d’une mise en beauté et d’une image érotique à l’instar de celle inventée par l’orientalisme fasciné par un Orient mystérieux ?
L’objectif est de passer en revue la pluralité des voiles. Il s’agira de penser les « voiles » et non le « voile », au singulier, et de retracer les rapports de pouvoir, de savoir et de genre qui traversent ce phénomène.
Bibliographie
- Barber, Benjamin. 1995. Jihad vs. McWorld : How Globalism and Tribalism Are Reshaping the World. New York : Times Books.
- Clévenot, Dominique (dir.). 2014. Esthétiques du voile. Toulouse : Presses universitaires du Mirail.
- Heidegger, Martin. 1989. Essais et conférences. Paris : Gallimard.
- Koussens, David. 2015. L’épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours. Bruxelles : Bruylant.
- ___. 2023. Secularism(s) in Contemporary France. Law, Policy and Religious Diversity, Cham : Springer.
- Letellier, Joel. 1988. « Le thème du voile de Moïse, chez Origène (Exode 34, 33-35 et 2 Corinthiens 3, 12-18) ». Revue des sciences religieuses, vol. 62, no 1, p. 14-26.
- Qutb, Sayyid. S.d. [1951] al-Islām wa al-salām al-‘ālamī [L’islam et la paix mondiale] (3e éd.). Le Caire : Maktabat Wahba.
- Taylor, Charles. Les sources du moi : la formation de l'identité moderne. Paris : Seuil.
- Tarot, Camille. 2008. Le symbolique et le sacré : théories de la religion. Paris : La Découverte.
- ___. 2019. L’actualité de la religion. Introduction critique aux sciences sociales des religions. Paris : Le Bord de l’eau, 2019.
- Tévanian, Pierre. 2005. Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique ». Paris : Raisons d’agir.
- Livres bibliques, Coran.
Modalités de soumission
Longueur des articles:
Les articles doivent être de 6 000 à 8 000 mots, en format WORD (.docx) et conformes aux « Consignes de présentation » qui sont disponibles en ligne sous l’onglet « Soumission d’articles » du site Web de Religiologiques (https://www.religiologiques.uqam.ca).
Soumission des articles :
- Les textes sont soumis à l’adresse courriel suivante religiologiques@uqam.ca.
- Avant de soumettre un texte pour évaluation, il est recommandé d’acheminer une proposition d’article (de 300 à 400 mots) à la direction du numéro thématique pour fin septembre 2023.
- Les manuscrits sont à soumettre avant la fin du mois de mars 2024.
Pour de plus amples informations, veuillez contacter la direction du numéro thématique
- Mounia AIT KABBURA, Université de Sherbrooke, Centre d’études du religieux contemporain (CERC). Courriel : mounia.ait.kabboura@usherbrooke.ca
- David KOUSSENS, Université de Sherbrooke, Faculté de droit. Courriel : david.koussens@usherbrooke.ca
Sur la revue Religiologiques
RELIGIOLOGIQUES_est une revue de sciences humaines qui s’intéresse aux multiples manifestations du sacré dans la culture ainsi qu’au phénomène religieux sous toutes ses formes. Elle s’intéresse également au domaine de l’éthique. Les articles qu’elle publie font l’objet d’une évaluation des comités de lecture spécialisés (à double insu ; habituellement sollicitation de trois expertises) et indépendants de son comité de rédaction.
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Date(s)
- Saturday, September 30, 2023
Attached files
Keywords
- religion, religieux, fonction, modestie, violence, utopies, corps, féminisme, laïcité, patriarcat, subjectivité, émancipation, oppression, fashionistas, lois, voilement, dévoilement, philosophie, épistémologie, spiritualité, sacrée, masculin,
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To cite this announcement
Mounia Ait Kabboura, « Les « voiles » », Call for papers, Calenda, Published on Friday, August 25, 2023, https://doi.org/10.58079/1bpe