Colloque international de l’APAD 2024 | Liège, 22-24 mai 2024
(Axe 1 : Travail et mondes du développement et de l’aide humanitaire)
Argumentaire
Depuis les années 2000, on assiste à une croissance exponentielle du marché de l’expertise privée, rattachée de près ou de loin aux politiques et programmes de développement (Rahman & Giessen, 2017). Se soumettant toujours plus à des normes, mécanismes et instruments du marché (Contamin et al., 2008 ; Nay, 2017), les banques et agences d’aide ont délégué à des acteurs du secteur privé lucratif et non lucratif — bureaux d’études et ONG — de plus en plus d’activités qu’elles assuraient auparavant en interne : accompagnement et pilotage des réformes des États Sud et de leurs politiques publiques, mais aussi pilotage et exécution des programmes de développement, tous secteurs confondus. Elles contraignent en outre les gouvernements « récipiendaires » à engager les mêmes transformations. Parallèlement, les agences de développement se sont obligées à (faire) recruter des ressortissants des pays d’intervention aux emplois qualifiés générés par l’aide.
Il y a donc des consultants « partout », tout au long de la chaine de production de l’aide et dans toutes les administrations Sud dans laquelle l’aide est encastrée. Vue sous l’angle du travail, une part croissante des actifs qualifiés dans les sociétés sous régime d’aide s’auto-désignent comme « consultants » ou sont qualifiés comme tels. Or cette catégorie indigène recouvre des réalités extrêmement variées. Il s’agit à la fois d’un métier et d’un statut d’emploi. On peut être amené à travailler comme consultant en venant des mondes académique, politico-administratif ou associatif. On peut sous cette étiquette travailler pour le compte d’une « ONG », d’un « bureau d’étude », d’un « think tank », d’un laboratoire de recherche ou se revendiquer « indépendant ». On peut travailler dans le cadre d’une étude ponctuelle, du suivi régulier d’un programme sur le long terme ou à plein temps durant plusieurs années au sein d’un ministère.
Sans chercher à réduire cette diversité par une définition objectiviste, nous proposons de prendre les « consultants » comme entrée dans ces transformations du travail, de l’action publique et de l’État « sous régime d’aide » (Lavigne Delville, 2011, p. 13). Au-delà d’enquêtes canoniques (Dezalay & Garth, 2002 ; Mitchell, 2002), les travaux portant spécifiquement sur cette catégorie d’acteurs dans le champ du développement et des politiques publiques au Sud sont encore peu nombreux (Aguillon, 2022, Al Dabaghy, 2019, Bredeloup, 2019 ; Copans, 2010 ; Charton & Owuor, 2008 ; Dini, 2018 ; Fine, 2018 ; Jampy, 2012 ; Olivier de Sardan, 2011). Le panel viserait à les mettre en discussion avec des recherches en cours. À la croisée de la sociologie du travail, des professions et groupes professionnels, de la sociologie des marchés et de la sociologie de l’action publique, il contribuerait à documenter la nébuleuse des statuts, carrières, figures, pratiques, relations et éthos professionnels auxquels renvoie cette catégorie. Il contribuerait aussi à éclaircir comment cette mise en marché de l’expertise en développement transforme — ou non — le marché du travail qualifié, le service de l’État et la production de l’action publique dans les sociétés « sous régime d’aide ».
Axes thématiques
Le premier axe d’investigation proposé serait celui de l’emploi et de la carrière. Il s’agirait de mieux comprendre qui devient et reste consultant, et comment. Quelles sont les caractéristiques sociologiques générales et les formations initiales des consultants ? Comment démarrent-ils cette activité ? Comment construisent-ils un domaine d’expertise tout en s’adaptant aux revirements thématiques ou instrumentaux des agences d’aide ? Plus largement, quelles ressources supposent leurs stratégies de carrière face à l’instabilité des ressources injectées par l’aide ? Qui parvient à passer du statut de « consultant national » à celui de « consultant international » et comment ? La mobilité géographique s’articule-t-elle ici à la mobilité sociale (Wagner, 2020) ? Et, inversement, comment sont vécues précarité et désillusions ? Quel sens les consultants donnent-ils à leurs choix, stratégies et vies professionnelles, le cas échéant au regard de leurs parcours militants, universitaires ou migratoires ? Sur tous ces plans, nous pouvons faire l’hypothèse d’une très forte hétérogénéité des situations, propriétés sociales, ressources, contraintes, mais parvenons-nous à établir des typologies et dessiner des hiérarchies ? L’enjeu serait aussi de saisir, dans une logique historique, dans quelle mesure la consultance représente une nouvelle voie d’entrée dans la vie professionnelle, une « nouvelle figure de la réussite » (Banégas & Warnier, 2012), mais aussi peut-être une nouvelle expression de vocation de servir l’État ou la chose publique.
Le second axe d’investigation porterait sur le milieu professionnel et le marché de l’expertise privée. Comment les consultants se positionnent-ils sur ce marché et expérimentent-ils la compétition ? Dans quelle mesure peut-on observer un processus de construction d’une profession ou d’un métier ? Voit-on émerger des groupes professionnels plus ou moins formalisés ? Des réseaux de solidarité ? À quelles échelles ? En quoi leur statut professionnel initial induit-il des hiérarchies internes au monde des consultants ? En tout cas que pouvons-nous dire de la complexité du rapport entre différentes figures de consultants aux frontières souvent poreuses ? Les contributions pourraient aussi chercher à rendre plus lisible la nébuleuse de structures privées — bureaux d’études, cabinets de conseil, laboratoires, think tank ou ONG — qui constituent l’offre d’expertise. Quelles sont les logiques de survie et de croissance de ces organisations ? À quel point sont-elles des entreprises personnalisées ? Comment les donneurs d’ordre structurent-ils la demande à travers les différents types de contrats et sélectionnent-ils l’offre d’expertise ? In fine, comment se délimitent et s’organisent ces marchés et la concurrence sur ces marchés ? Cet axe vise à documenter l’émergence et la structuration de nouveaux espaces d’expertise, et à éclairer en particulier les stratégies plus ou moins collectives des consultants qui les animent.
Le troisième axe d’investigation serait celui de la production des savoirs de gouvernement et de la décision publique. Les communications pourraient décrire les formes de travail sous-rémunérées, en quoi consistent le « sale boulot » (Hughes, 1951) et les tâches honorifiques, les différentes formes de rétributions matérielles, financières et symboliques, les enjeux de la division du travail, notamment de la division racialisée du travail de production des savoirs au sein des équipes ou organisations alliant consultants Nord et Sud. Au regard de situations postcoloniales particulières, on pourrait se demander par ailleurs si on assiste à une forme de « segmentation par nationalité » qui structurerait l’organisation du travail des consultants au sein des institutions internationales (Lecler, Morival & Bouagga, 2018, p. 15). Les communications pourraient aussi porter sur les savoir-faire et pratiques des consultants dans cette production des savoirs de gouvernement, le partage d’un même répertoire langagier, de mêmes outils, modèles de documents et procédures. Elles pourraient enfin traiter de leur rôle dans l’action publique aux différents stades de la formulation à la mise en œuvre, de leurs relations avec les différentes autorités publiques (gouvernements et administrations sud, agences d’aide…), leurs manières de concevoir ce rôle et ces relations. Ici serait donc interrogé le rôle politique des consultants.
Modalités pratiques
Les propositions de communications (3000 caractères hors bibliographie) doivent être soumises (en français ou en anglais) sur le site de l’APAD et envoyées à Marie-Dominique Aguillon marie-dominique.aguillon@univ-amu.fr et Camille Al Dabaghy camille.al-dabaghy@univ-paris8.fr
avant le 15 novembre 2023 minuit.
Les propositions doivent comporter : un titre, une question de recherche, le cadre théorique, le terrain étudié, et les principaux résultats. Elles mentionnent les nom et prénom de l’auteur, son rattachement institutionnel et son adresse électronique.
Calendrier
- 15 novembre 2023 : date limite d’envoi des propositions de communications
- 1er décembre 2023 : annonce des propositions retenues
- 15 avril 2024 : réception des textes complets des communications
- Entre le 22 et le 24 mai 2024 (Université de Liège) : panel (communications de 20 minutes).
Coordination scientifique du panel
- Marie-Dominique Aguillon (Aix-Marseille Université – LEST/LPED, marie-dominique.aguillon@univ-amu.fr)
- Camille Al Dabaghy (Université Paris 8 – Cresppa-LabTop, camille.al-dabaghy@univ-paris8.fr)
Références citées
Aguillon M.-D., 2022, Monde de l’expertise en migration et carrières d’experts au Sénégal, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille, France.
Al Dabaghy C., 2019, La fabrique transnationale d’une échelle de gouvernement. La commune à Madagascar et à Diégo-Suarez sous la Troisième République (1993-2010), Thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris.
Banégas, R., & Warnier, J.-P. (2012). Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir. Politique africaine, 2 (82), 5‑23.
Bredeloup, S. (2019). L’accompagnement des migrants de retour au pays : un nouveau créneau pour les consultants sénégalais, dans Mazzella S., Perrin D. (dirs.), Frontières, sociétés et droit en mouvement : dynamiques et politiques migratoires de l’Europe au Sahel, Bruylant, 82‑109.
Contamin, B., Milanesi, J., & Montaud, J.-M. (2008). Les nouvelles logiques de l’aide publique au développement : Entre rationalisation, pragmatisme et logiques institutionnelles. L’Actualité économique, 84(2), 155‑178.
Charton, H., & Owuor, S. (2008). De l’intellectuel à l’expert. Les sciences sociales africaines dans la tourmente : le cas du Kenya, Revue internationale d’éducation de Sèvres, 49, 107‑119.
Copans, J. (2010). Un demi-siècle d’africanisme africain : terrains, acteurs et enjeux des sciences sociales en Afrique indépendante, Paris, Karthala, 199 p.
Dezalay Y. et Garth B. G., 2002, The internationalization of palace wars : lawyers, economists, and the contest to transform Latin American states, Chicago, University of Chicago Press.
Dini, S. (2021). Gouverner les migrations internationales par le don. Une ethnographie économique de l’intervention du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et de l’Organisation internationale pour les migrations à Djibouti (1977-2019), Thèse de doctorat de Sociologie, Université Paris 13, 375 p.
Fine, S. (2020). L’expertise comme récompense symbolique : Comment les élites administratives turques s’intègrent à la « gouvernance migratoire européenne ». Politique européenne, 69, 96-122.
Hughes, E. C. (1951). Studying the Nurse’s Work. American Journal of Nursing, 51.
Jampy V., 2012, Le gouvernement expert de l’aide publique au développement : pratiques et représentations des « développeurs » au Sénégal, Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Lavigne Delville, P. (2011). Vers une socio-anthropologie des interventions de développement comme action publique [Mémoire pour l’Habilitation à Diriger des Recherches]. Université Lyon 2.
Lecler, R., Morival, Y. & Bouagga, Y. (2018). Pour une ethnographie des professionnels de l’international. Critique internationale, 81, 9-20.
Mitchell T., 2002, Rule of experts: Egypt, techno-politics, modernity, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London.
Nay, O. (2017). Gouverner par le marché. Gouvernements et acteurs privés dans les politiques internationales de développement. Gouvernement et action publique, 6(4), 127‑154.
Olivier de Sardan, J-P. (2011). Promouvoir la recherche face à la consultance, Cahiers d’études africaines, 202‑203, 2, 511‑528.
Rahman, M. S., & Giessen, L. (2017). Formal and Informal Interests of Donors to Allocate Aid : Spending
Patterns of USAID, GIZ, and EU Forest Development Policy in Bangladesh. World Development, 94, 250‑267.
Wagner, A-C. (2020). La mondialisation des classes sociales, La Découverte, 128 p.
APAD 2024 - International Conference | Liège, 22-24 May 2024,
Set 1 : Work and the worlds of development and humanitarian aid
Argument
Since the 2000s, there has been exponential growth in the market for private expertise linked, in one way or another, to development policies and programmes (Rahman & Giessen, 2017). Increasingly subjecting themselves to market standards, mechanisms and instruments (Contamin et al., 2008; Nay, 2017), banks and aid agencies have delegated more and more of the activities they used to carry out internally to players in the for-profit and not-for-profit private sector – consultancies and NGOs – : steering and implementing development programs but also supporting and steering the reforms of Southern countries and their public policies, in all sectors. They are forcing "recipient" governments to undertake the same transformations. At the same time, development agencies have been strongly incentivised to recruit citizens from the countries in which they operate to fill the skilled jobs generated by aid programs.
There are therefore consultants 'everywhere' throughout the aid production chain and in all the Southern administrations in which aid is embedded. From the point of view of employment, a growing proportion of qualified workers in aid societies self-identify as "consultants" or are named as such. However, this indigenous category covers extremely varied realities. It is both a profession and an employment status. People can work as consultants from the academic, political-administrative or voluntary sectors. Under this label, you may work for an "NGO", a "consultancy firm", a "think tank", a research laboratory or claim to be "independent". You may work on a one-off study, regularly monitor a long-term program or work full-time for several years in a ministry.
Without seeking to reduce this diversity through an objectivist definition, we propose to take 'consultants' as an entry point into these transformations of work, public action and the State 'under aid regime' (Lavigne Delville, 2011, p. 13). Beyond the canonical surveys (e.g. Dezalay & Garth, 2002; Mitchell, 2002), there is still little work specifically on this category of actors in the field of development and public policy in the Global South (Aguillon, 2022 ; Al Dabaghy, 2019 ; Bredeloup, 2019 ; Copans, 2010 ; Charton & Owuor, 2008 ; Dini, 2018 ; Fine, 2018 ; Jampy, 2012 ; Olivier de Sardan, 2011). The aim of the panel is to put them in conversation with current empirical research. At the crossroads of the sociology of work, professions and professional groups, the sociology of markets and the sociology of public action, it would help to document the nebulous range of statuses, careers, figures, practices, relationships and professional ethos to which the category of ‘consultants’ refers. It would also help to shed light on how this commodification of development expertise is transforming – or not – the market for skilled labour, government service and the production of public action in 'aid-driven' societies.
As first line of investigation, we propose employment and career. The aim would be to gain a better understanding of who becomes and remains a consultant, and how. What are the general sociological characteristics and initial training of consultants? How do they get started? How do they build up an area of expertise while adapting to the thematic or instrumental shifts of international aid agencies? More generally, what resources do their career strategies require in the face of the instability of the resources injected by aid? Who manages to move from the status of 'national consultant' to 'international consultant', and how? Is geographical mobility linked to social mobility (Wagner, 2020)? And, conversely, what is the experience of insecurity and disillusionment like? What meaning do the consultants give to their choices, strategies and professional lives, if necessary in the light of their activist, academic or migratory backgrounds? In all these respects, we can assume that there is considerable heterogeneity in terms of situations, social properties, resources and constraints, but are we able to establish typologies and draw hierarchies? The challenge would also be to understand, from a historical perspective, the extent to which consultancy represents a new route into professional life, a "new figure of success" (Banégas & Warnier, 2012), but also perhaps a new expression of a vocation to serve the State or public affairs.
The second line of investigation will focus on the professional environment and the private expertise market. How do consultants position themselves in this market and what is their experience of competition? Do we see the emergence of more or less formalised professional groups? Solidarity networks? On what scale? In what way does their initial professional status inform hierarchies within the world of consultants? In any case, what can we say about the complexity of the relationship between different consultant categories with often porous boundaries? The contributions could also seek to make the nebula of private structures – consultancy agencies, laboratories, think tanks or NGOs – that make up the supply of expertise more legible. What are the survival and growth strategies of these organisations? To what extent are they customised businesses? How do international banks and aid agencies select experts providers and how do the demand structure the supply of expertise, in particular as a result of the different types of contract and selection procedures that exist? Ultimately, how are these markets defined and organised, and how is competition on these markets organised? This area aims to document the emergence and structuring of new areas of expertise, and in particular to shed light on the more or less collective strategies of the consultants who navigate within them.
The third area of investigation would be the production of government knowledge and public decision-making. Papers could describe underpaid forms of work, what constitutes 'dirty work' (Hughes, 1951) and honorary tasks, the different forms of material, financial and symbolic rewards, and the issues involved in the division of labour, particularly the racialised division of knowledge production within teams or organisations combining consultants from the North and from the South. With regard to specific postcolonial situations, we might also ask whether we are witnessing a form of 'segmentation by nationality' that would structure the organisation of consultants' work within international institutions (Lecler, Morival & Bouagga, 2018, p. 15). Papers could also focus on consultants' know-how and practices in this production of government knowledge, the sharing of the same language repertoire, tools, document standards and procedures. Lastly, they could deal with their role in public action at the various stages from formulation to implementation, their relations with the various public authorities (governments and administrations in the South, aid agencies, etc.), and their ways of conceiving this role and these relations. The political role of consultants would therefore be questioned here.
Submission details
Paper proposals (3000 characters - Bibliographic titles are not included in the sign count) should be submitted (in French or English) via the website and sent to Marie-Dominique Aguillon marie-dominique.aguillon@univ-amu.fr and Camille Al Dabaghy camille.al-dabaghy@univ-paris8.fr
by November 15 at the latest.
The proposals must include a title, the research question, the theoretical framework, the fieldwork, and the main results. The proposals must include the first and last name of the author(s), their status and institutional affiliation, and their email address.
Calendar
- 15 November 2023 : deadline to submit proposals
- 1er December : Authors are notified of the proposal selection
- 15 April 2024 : deadline to submit full papers
- 22-24 may 2024 (University of Liege) : panel
Coordinators
- Marie-Dominique Aguillon (Aix Marseille Université – LEST/LPED, marie-dominique.aguillon@univ-amu.fr)
- Camille Al Dabaghy (Univ. Paris 8 – Cresppa-LabTop, camille.al-dabaghy@univ-paris8.fr)