Négocier dans le monde grec antique
Les cités grecques à l’aune de « l’âge de la négociation »
Published on Thursday, October 19, 2023
Abstract
Dans la lignée de A. Strauss, les sociologues considèrent que les sociétés contemporaines sont entrées dans l’« âge de la négociation ». Jusqu’à récemment, l’usage du concept de « négociation » dans le domaine de l’histoire antique était limité aux champs de la diplomatie et des relations économiques. Il est désormais fréquemment utilisé pour décrire différents aspects de la société de la Grèce antique. Face à ces nouveaux usages, cet appel à communication propose de réfléchir collectivement aux attendus du paradigme de la négociation, afin d’en préciser la notion et son emploi. Elle invite ainsi à explorer les rapports entre négociation et pouvoir, négociation et autorité, négociation et violence. En décomposant les temps de la négociation, on entend mettre en évidence les stratégies de négociation, les capacités à négocier, l’incertitude à toutes les étapes de la négociation. On interrogera l’issue des négociations afin de savoir dans quel mesure l’ordre est négocié ou imposé.
Announcement
Appel à contribution pour une journée d'étude : Les cités grecques à l’aune de « l’âge de la négociation » - vendredi 15 mars 2024 - Université de Lille
Argumentaire
À l’instar de la société contemporaine, l’histoire grecque est-elle entrée dans ce qu’A. Strauss a appelé l’« âge de la négociation » ? (Strauss 1992) Le sociologue américain considérait que l’époque contemporaine était caractérisée par la négociation permanente des valeurs, des principes et des positions sociales ; toutefois, cet âge se distinguerait des précédents moins par le développement de la négociation que par sa visibilisation croissante.
La négociation a longtemps eu comme acception principale la diplomatie entre États, l’art de mener les affaires publiques, de négocier la paix après avoir fait la guerre – c’est encore dans ce sens-là qu’on retrouve le mot dans Philhellénisme et impérialisme, J.-L. Ferrary (1988) maîtrisant tous les aspects de la langue classique. La négociation intervient aussi traditionnellement dans les études sur l’économie antique, en rapport avec les questions du marché et de la capacité des acteurs à fixer les prix, ainsi qu’avec l’enjeu du contrôle par la cité des négociations sur l’agora ou dans les ports, à travers les magistrats spécialisés comme les agoranomes. Le champ d’application du concept de négociation s’est élargi ces dernières années, sous l’impulsion d’historiens et d’historiennes de l’Antiquité ancrés dans cet « âge de la négociation ». Leur conception de la négociation est plus large que dans les études précédentes et recouvre donc plus de champs possibles jusqu’à pouvoir concerner toutes les interactions sociales.
La négociation dans ce sens-là peut être définie comme une relation d’échange entre plusieurs personnes ou institutions, ayant a priori des intérêts divergents, selon des règles à la fois fixées ou bien elles-mêmes négociées. Ces négociations aboutissent à des engagements de la part des parties prenantes, qui viennent s’ajouter aux règles et aux normes déjà existantes et les reconfigurent ; le résultat de ces négociations crée un lien nouveau entre les parties.
Cette conception interactionnelle, dynamique et pluridimensionnelle de la négociation a été fécondée, pour les études antiques, par le double apport de l’agency (la capacité d’action des individus, y compris dominés) et du linguistic turn qui étudie le langage comme outil de négociation : on s’est attaché à le mettre en évidence chez les orateurs attiques, dans les récits des historiens, dans les inscriptions, ou encore dans l’organisation de l’espace. J. Ma a ainsi étudié la manière dont les cités avaient converti la domination pure en ordre négocié grâce au langage évergétique (Ma 1999) ; Chr. Müller a proposé de voir dans l’évergétisme une négociation entre les bienfaiteurs et la cité autour de leurs intérêts économiques propres (Müller 2011) ; W. Mack étudie les négociations entre les petites et les grandes cités dans les processus de sympolities (Mack 2013) ; les contributions du volume d’A. Heller et O. Van Nijf conçoivent l’évergétisme comme une négociation politique entre les élites et le dèmos (Heller & van Nijf 2017). On a, encore, pu dire que les cités grecques essayaient de négocier avec Rome leur statut, qu’il était possible de négocier son statut social ou juridique au sein d’une cité, ou que les identités collectives en tant que constructions sociales étaient le résultat d’une négociation permanente.
Cette journée d’étude est conçue comme une invitation à penser pleinement ce nouveau paradigme de la négociation afin d’en déplier les attendus et les conséquences et de mieux concevoir sa pertinence et ses limites. Sans prétendre épuiser cette vaste thématique, les intervenants sont invités à éclairer différentes facettes du concept autour des thèmes suivants :
1. Négociation, pouvoir et autorité
L. Capdetrey a pu considérer que « l’absence de négociation du principe de la contrainte » était au cœur du statut de cité soumise dans le royaume séleucide (Capdetrey 2012). Peut-on parler de négociation quand le statut des deux parties est tellement déséquilibré et que le pouvoir de l’un sur l’autre est tellement écrasant qu’il n’a pas intérêt à négocier ? Les relations de pouvoir sont-elles des relations d’échange ? Le langage évergétique des cités était-il à destination des rois ou de la communauté politique ? La question peut également se poser à propos des puissances divines avec lesquelles les Grecs considéraient interagir : le sacrifice, souvent considéré comme un« commerce » (Bruit Zaidamn 2001) peut-il être perçu comme une négociation avec les dieux ?
2. Négocier dans la communauté : décisions collectives, rapports de force et capacité des acteurs à se positionner dans le jeu des négociations
La discussion politique en assemblée (infra-civique, civique, confédérale) peut-elle être assimilée à une négociation entre les intérêts privés ou est-elle autre chose, plus que cela ? Récemment, plusieurs études ont tenté de repenser le processus délibératif (Canevaro 2019 ; Bernini 2023) en posant la question de sa relation au consensus et aux méthodes pour arriver à arrêter une décision. Les débats en assemblée sont-ils un marchandage destiné à arriver à un accord, ou une lutte pour imposer son idée ? Cette approche implique de décomposer les pratiques, les comportements, les stratégies lors des discussions politiques, individuelles comme collectives – autant de choses que les sources laissent peu deviner. La question de l’existence de groupes d’intérêts constitués en dehors de l’assemblée, avant la réunion, pour influencer les négociations politiques doit toutefois être posée, de même que celle, plus générale, de la capacité des acteurs à négocier. Les réflexions pourront donc également porter sur la relation entre négociation et rapport de force. Cette démarche appelle à segmenter les étapes de la négociation en distinguant : 1° la situation qui nécessite une négociation, 2° la préparation à la négociation, 3° le moment de la négociation, 4° la mise en œuvre des résultats de la négociation, 5° les conséquences sur l’ordre négocié. Une place est ici accordée aux conséquences de l’échec de la négociation ainsi qu’à l’incertitude qui accompagne les acteurs à toutes les étapes et qui peut modifier leur comportement dans la négociation.
3. La négociation, un outil au service de l’universalité ou de la pluralité ?
Il est possible de se demander dans quelle mesure la négociation, dans sa relation avec les normes et les lois, participe à construire un ordre universel ou s’il s’agit au contraire d’un ordre pluriel. Les négociations inter-personnelles ou inter-étatiques n’impliquent qu’une partie des cités ou des individus et sont destinées à régler une situation particulière. Le résultat est-il l’application d’une règle qui s’applique à tous ou bien une situation privilégiée ? Le statut de cité libre dans l’Empire romain n’a jamais été défini juridiquement, mais est le résultat de négociation entre les autorités romaines et une cité. Il en va de même des titres comme néocore ou métropole pour lesquels les cités d’Asie Mineure se battent (Heller 2006). La conséquence est une diversité des situations dans l’Empire romain. À l’intérieur d’une cité, les étrangers peuvent aussi être situés dans toute une gamme de situations particulières en fonction des privilèges qu’ils ont acquis. Mais peut-on retrouver des tendances, de structures, des régularités derrière les décisions et situations particulières ?
4. Les limites de la négociation : échecs, alternatives, interdits.
Les réflexions pourront aussi porter sur les limites du concept et les situations dans lesquelles il ne peut pas être appliqué. On réfléchira alors aux alternatives : arbitrage, coopération, mais aussi affrontement. La guerre est-elle une forme de négociation, continuée par les moyens de la violence, ou relève-t-elle d’un autre modèle ? On sait combien l’arbitrage est central pour comprendre les relations entre cités mais aussi la justice à l’intérieur des cités, à toutes les époques de l’histoire grecque. Peut-on dire que le recours à la justice de la polis est le résultat d’une négociation qui a échoué, tout comme le recours à l’arbitrage de juges étrangers ou d’une cité tiers dans le cas d’un conflit entre deux cités ? Enfin, la coopération peut être le résultat d’une négociation, mais une fois la chose négociée, est-elle une autre forme d’interaction sociale ? Cette question peut concerner en priorité les koina, en se demandant si, dans ces structures, la négociation était permanente.
Peut-on par ailleurs identifier dans les sources des domaines qui seraient « non négociables » ? En d’autres termes, certains éléments de la vie civique seraient-ils mis à part comme des principes, des valeurs, un ordre fondamental ? Cette question se rattache à l’idée d’une différence entre notre époque, « âge de la négociation », et la Grèce antique où les positions seraient davantage figées et les valeurs établies, sans négociation permanente. Un esclave qui négocierait son statut, sa position, est-il limité par le cadre normatif établissant une barrière entre liberté et servitude ? Les négociations entre un aspirant bienfaiteur et le démos sont-elles susceptibles de reconfigurer des valeurs comme l’aretè, l’eusebeia, la philodoxia, où ces dernières sont-elles des principes non négociables ? Il s’agit ici de s’interroger aussi sur les limites de la négociation, en dépassant l’idée peut-être trop caricaturale d’une vision « libérale et anglo-saxonne » d’une société fluide où tout serait négociable.
Modalités de contribution
Les propositions doivent être envoyées aux organisateurs avant le lundi 4 décembre 2023 avec les éléments suivants :
- NOM, prénom, adresse mail
- Affiliations institutionnelles
- Titre de la communication (provisoire)
- Un résumé de 300 à 500 mots
Les propositions seront examinées et sélectionnées par le comité scientifique dans le courant du mois de décembre. La journée donnera lieu à une publication.
Organisateurs
- Julie Bernini, HALMA, Université de Lille : julie.bernini@univ-lille.fr
- Nicolas Genis, HALMA, Université de Lille : nicolas.genis@univ-lille.fr
- Alexandre Vlamos, HALMA, Université de Lille : alexandre.vlamos@univ-lille.fr
Comité scientifique
- Julie Bernini, HALMA, Université de Lille
- Nicolas Genis, HALMA, Université de Lille
- Alexandre Vlamos, HALMA, Université de Lille
- Laurianne Sève, HALMA, Université de Lille, École française d’Athènes
- Claire Barat, LARSH, Université polytechnique Hauts-de-France
- Michaël Girardin, HLLI, Université du Littoral Côte d’Opale
Références
Bernini, J. (2023) : “Plaise au peuple”. Pratique et lieux de la décision démocratique en Ionie et en Carie hellénistiques, Ausonius, Bordeaux.
Bruit Zaidman, L. (2001) : Le commerce des dieux. Eusebeia, essai sur la piété en Grèce ancienne, TAP / Histoire classique, Paris.
Canevaro, M. (2019) : “La délibération démocratique à l’Assemblée athénienne. Procédures et stratégies de légitimation”, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 74e année, 2, 337 381.
Capdetrey, L. (2012) : « Droits de la force ou force du droit ? Paradigme juridique et sujétion des cités en Asie Mineure à la haute époque hellénistique », in Chr. Feyel (éd.), Communautés locales et pouvoir central dans l’Orient hellénistique et romain, Nancy, p. 31-63.
Heller, A. et O.M. van Nijf, éd. (2017) : The politics of honour in the Greek cities of the Roman Empire, Leiden.
Ferrary, J.-L. (1988): Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, BEFAR 271, École française de Rome, Rome.
Heller, A. (2006) : "Les bêtises des Grecs": conflits et rivalités entre cités d'Asie et de Bithynie à l'époque romaine (129 a.C.-235 p.C.), Bordeaux.
Ma, J. (1999) : Antiochos III and the cities of Western Asia Minor, Oxford, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
Mack, W.J.B.G. (2013) : “Communal Interests and Polis Identity under Negotiation : Documents Depicting Sympolities between Cities Great and Small”, Topoi. Orient-Occident, 18, 1, 87 116.
Müller, C. (2011) : “Evergétisme et pratiques financières dans les cités de la Grèce hellénistique”, Revue des études anciennes, 113, 2, 345 363.
Strauss, A.L. (1992) : La Trame de la Négociation, Sociologie quantitative et interactionnisme. Textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger, Paris, Éditions L’Harmattan.
Subjects
- History (Main category)
- Society > History > Economic history
- Mind and language > Religion > History of religions
- Periods > Prehistory and Antiquity > Greek history
- Zones and regions > Europe
- Society > History > Social history
- Society > Political studies
- Society > Law
Places
- HALMA (UMR 8164) - bâtiment E - Université de Lille, Campus Pont-de-bois Cedex
Villeneuve-d'Ascq, France (59653)
Event attendance modalities
Full on-site event
Date(s)
- Monday, December 04, 2023
Keywords
- négociation, cité grecque, histoire sociale, histoire politique, statut social, religion grecque, décision politique, arbitrage, conflit
Contact(s)
- Alexandre Vlamos
courriel : alexandre [dot] vlamos [at] univ-lille [dot] fr - Julie Bernini
courriel : julie [dot] bernini [at] univ-lille [dot] fr - Nicolas Génis
courriel : nicolas [dot] genis [at] univ-lille [dot] fr
Information source
- Julie Bernini
courriel : julie [dot] bernini [at] univ-lille [dot] fr
License
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To cite this announcement
« Négocier dans le monde grec antique », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, October 19, 2023, https://doi.org/10.58079/1c04