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Un chercheur en prison

Comment construire une subjectivité carcérale

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Published on Thursday, December 21, 2023

Abstract

Il s'agira d'examiner et d'autopsier le milieu carcéral à partir principalement du vécu et de l'expérience des détenus. Il sera question de donner la parole à ceux qui ont été enfermés, ou qui ont pu assister au travail en coulisses de la machine carcérale, en y étant confrontés, d'où qu'ils viennent. Nous ouvrirons également le champ de cette contributionà ceux qui fréquentent les lieux d'enfermement et qui, à ce titre, disposent d'un poste d'observation privilégié.

Announcement

Argumentaire

Avant toute chose, compte tenu de la complexité de la thématique, le contributeur pourra apporter sa propre lecture à l'égard des axes exposés plus loin.

Il s'agira d'examiner et d'autopsier (Derrida) le milieu carcéral à partir principalement duvécu et de l'expérience des détenus. Il sera question de donner la parole à ceux qui ont été enfermés, ou qui ont pu assister au travail en coulisses de la machine carcérale, en y étant confrontés, d'où qu'ils viennent. Nous ouvrirons également le champ de cette contribution à ceux qui fréquentent les lieux d'enfermement et qui, à ce titre, disposent d'un poste d'observation privilégié.

Admettons qu'il n'est pas donné à tout le monde d'aller en prison. Il faut en quelque sorteêtre certifié par la condamnation, dans un processus codifié et ritualisé, manière de rendre authentique et légitime le label dont on affuble le prévenu. Premier enjeu d'une recherche dans le champ carcéral, comment pénétrer un milieu hostile et/ou fermé tel que celui-ci ? Souvent une recherche tient davantage de ses conditions et de ses rites d'initiation (Favret-Saada) au contact des enquêtés que de l'élaboration de sa problématique, laquelle se verra chamboulée, déconstruite et reconstruite plusieurs fois au fur et à mesure des difficultés rencontrées sur le terrain. Ainsi quelle serait la meilleure des voies pour entrer en prison ? A.Chauvenet dit y être entrée par hasard. Existe-t-il un bon statut qu'il faudrait "secuisiner" pour y parvenir (Katz) ?

Si l'on admet que le milieu carcéral est une expérience rare, bouleversante et mortifère, comment vivre et penser de l'intérieur une situation-limite (Jaspers) qui touche au corps, au sensorium et à la psyché de l'individu ?

Cependant, chez les détenus, on observe quelquefois un possible sursaut pour celui qui s'yattarde et qui s'en donne les moyens. Voie possible parmi d'autres : pourquoi ne pas étudier en milieu carcéral (Salane) ? Et pourquoi ne pas retourner le régime de surveillance que subit le détenu en une opération d'étude et de réflexivité, dans un regard subtil et complexe entre objectivité et subjectivité ? Voilà un nouvel enjeu : se faire voyant/voyeur alors qu'on est maintenu de force dans un régime d'invisibilité en milieu carcéral.

Plus largement, être incarcéré est une occasion rare de se lancer dans une ethnologie carcérale depuis « l'intérieur », face à une administration publique et souvent anonyme (Ion et Peroni). Il s'agira de changer sa posture secrètement et silencieusement ou alorsouvertement et déclarée afin de mettre sur les charbons ardents l'institution pénale, avecou sans leur consentement. Au fond, comment se détacher au long cours du joug carcéral ? Possiblement en faisant un pas de côté ou en faisant volte-face (à chacun sa technique). Il s'agira de reconquérir sa propre subjectivité, une certaine autonomie nécessaire à la connaissance objective, le gage d'un travail universitaire réussi. Il s'agirait alors de quitter une discipline carcérale pour une autre, celle-ci universitaire. C'est en cela que l'on parlerait d'une nouvelle épistémologie, qui prendrait forme dans ce que d'aucuns appelleraient la Convict Criminology (Salle). Celle-ci deviendrait désormais française après avoir pris forme dans le monde anglo-saxon. La France semble compter quelques anciens détenus parvenus àproduire sur le milieu pénitentiaire une recherche, laquelle nous engage aujourd'hui àfaire un bilan et une analyse critique face à une recherche plus « conventionnelle » (Petitgas, Poulalion par exemple).

Axe 1 : Régime universitaire versus régime carcéral

Lorsqu'on est chercheur en milieu carcéral ou qu'on tend à le devenir, il faut admettre que la prison est le théâtre d'un affrontement de plusieurs volontés et systèmes symboliques. Cohabitent difficilement dans ce dispositif défensif (Scheer) deux types de logique et derègles qui légitiment et affirment ici deux régimes : le premier universitaire, le second carcéral. Et pourtant, par bien des entrées, la prison reste une thématique féconde dans la bibliographie, à la limite du fantasme depuis la fin du XIXe siècle, à tel point que le champ carcéral s'avère saturé, plus encore depuis la publication du livre du Docteur Vasseur.

Être incarcéré n'est-ce pas se mettre en situation de recherche, après avoir été celui qu'on recherchait après le méfait ? Pour trouver une échappatoire du corps et/ou de l'esprit ? Par la religion, le sport et des études dont certaines auraient un caractère universitaire, faute d'être plus communément empirique ? Par quel truchement et méthodologie faudrait-il construire un savoir ? Et se construirait-il une solide position pour celui qui s'autorise à nouveau à parler (Arendt) ? Alors qu'on est incarcéré, comment atteindre une légitimité et à sa suite une posture de recherche ? Quel type de relation entretenir avec l'institution ? Être détenu marque-t-il la fin inévitable de la pensée ? Faudrait croire que non ! Une détention n'est pas le signal qui marquerait lasuspension ou la fin de l'exercice de l'esprit (Socrate, Gramsci). Parfois, on observe mêmeun sursaut salutaire (Jean Cachot), la possibilité d'une mise en branle du chef, autrement que pour se morfondre et rester infiniment dans le passage à l'acte.

Comment élabore-t-on une recherche sur la prison ? Et comment fait-on pour choisirce milieu difficile qui sent le renfermé, au point de provoquer chez le chercheur une forme de lassitude et de gêne à la longue ? Cède-t-on à un effet de mode ou à la pression d'un directeur de recherche ? Et à quel type de connaissance peut-on accéder ? Est-ce que faire un état de la recherche peut éclairer la problématique ? Comment enquêter in fine sur les enquêteurs, dont on aurait intérêt à déconstruire leurs techniques et leurs savoirs ? Enquête scientifique versus enquête policière.

Axe 2 : Mode d'être et mode d'apparaître en milieu carcéral

Qu'est-ce que l'enfermement ? Et l'enfermement carcéral en particulier ? Est-ce que seul un détenu peut dire ce qu'est être privé de liberté ? Il faudra axer sa contribution sur le ressenti, sans tomber dans la complainte, la douleur, l'injustice de celui qui aurait été maljugé, donc qui serait un éternel mal aimé. Il faut admettre que certains chercheurs (non détenus) ont parfaitement rendu ce qui se trame dans l'incarcération (Ricordeau, Fischer, Rostaing, entre autres).

Comment devenir chercheur peut constituer un mode d'être, un mode de résistance, un mode d'apparaître face à une institution coercitive (Rebout/Poulalion) dans et après la détention ? Là se construit une subjectivité dans l'épreuve, dans la confrontation face àplus fort que soi. La déposition de soi qu'oblige l'entrée en milieu carcéral intimerait-elle l'ordre d'une nouvelle recomposition de son être et de sa psyché jusqu'à sonamoindrissement (Pollak) ?

D’une certaine façon, tout "taulard" est un chercheur potentiel, un anthropologue, un philosophe qui s’ignore, qui voudrait par confort s’oublier en raison de la douleur provoquée par sa situation obsidionale. On peut être frappé quelquefois par les éclairs delucidité de certains détenus au sujet de ce qu'ils sont en train de vivre. Quand bien même n’aurait-il pas les mots (Bessette), le détenu comprend ce double mouvement de propulsion et d'écrasement de son être, entre un ouvert naturel et un fermé subi. Un chercheur peut ainsi naître de bien des façons : d’une chute, d’une rupture, d’unravissement ou d’une réconciliation et d'une réparation. Resterait à accéder à la parole et au champ symbolique. Le milieu carcéral est quelquefois le berceau d'un homme nouveau, d'un homme qui se pense lui-même, qui réfléchit à ce qui se passe par là.

Comment construire une subjectivité (à la manière de Foucault) qui serait cette fois-ci carcérale ? Comment dire je en prison (Rebout) ? Quelle identité maintient-on dans un cadre oppressant et hostile ? Comment surmonter la panne d'essence que subit le détenu, sans exclure le chercheur et le personnel de surveillance ? Quand l'incarcération touche aux fonctions symboligènes de l'individu (Dolto), comment retrouver un je par l'écriture, dans une forme de symbolisation, retranscrit ou non dans un texte ? Doit-on envisager une subjectivité différente selon le type d'enfermement ? Asilaire, concentrationnaire etscientifique ? Si on fait le pari de confronter la théorie à l'expérience du terrain, qui est le chercheur en tant que sujet en milieu carcéral ?

Axe 3 : Vers une Convict criminology

Dans ce troisième axe, il s'agira de faire un état de la recherche, des savoirs sur le milieu carcéral en général et en France en particulier qui nourrirait ce qu'on appelle la Convict Criminology, dans la lignée de l'article de Grégory Salle. Qu'est-ce qui fait que de nombreux intellectuels ou universitaires français (Derrida, Cohen, Klapisch-Zuber, etc...) qui ont connu l'enfermement, l'incarcération, ou des démêlés avec la justice pour des motifs politiques souvent (par la guerre aussi), n'ont pas tenté d'en faire un sujet de recherche ? L'enfermement ou le contact avec la loi ne ferait-il pas sens dans la vie d'un individu ? Pourtant, dans une relation difficile, des passerelles ont été dressées entre l'institution carcérale et universitaire. Il serait pertinent de revenir sur le parcours de Bernard Stiegler (entre autres) qui a été incarcéré pendant 5 ans. Une fois libéré, il est devenu par la force de l'étude un intellectuel de premier rang qui a su rendre l'expérience carcérale dans son livre Passage à l'acte. Faudrait-il voir dans son parcours pénal le fondement de sa réussite universitaire ?

Dans toute quête, il est nécessaire de récolter des informations dans des endroits incertains, engageant le chercheur dans des postures dignes des meilleurs contorsionnistes, à la limite du légitime, du légal et du loyal. Autrement dit, aux confins de situations-limites qui sont autant de laboratoire de pensée et l'expression d'une vie exacerbée par rupture, amputation et remise en cause.

Il conviendrait d'enquêter sur les enquêteurs afin de retourner les techniques qui ont prévalu à l'accomplissement de leur mission, parfois dans la prise du détenu, en direction de l'institution pénale. Que faire après coup de sa nouvelle légitimité intellectuelle, sa relative supériorité face à un gardien qui ne comprend pas toujours son rôle dans ce milieu ? Comment comparer ou analyser enquête intellectuelle et enquête judiciaire ? La différence s'y situerait-elle dans les buts poursuivis, les intentions ou les moyens ? Quel lignage et parenté entre les deux ? Quelle généalogie dresser entre plusieurs générations de chercheurs et directeurs de grandes écoles qui ont connu chacun l'enfermement et l'incarcération ? Faut-il désarticuler l'intellect de l'émotion dans une recherche ? Ne faut-il pas faire tout le contraire, c'est-à-dire y mettre du sien, s'écrire, une condition qui nous ferait toucher l'animal symbolique que nous sommes (Barus-Michel) ?

Il va de soi que le terme de subjectivité carcérale implique des approches multiples et croisées. D'ailleurs, très peu de chercheurs ont cherché à définir cette notion (mis à part Husserl ou Khosrokhavar). Tout reste à faire en France ou presque, à notre sens, car est passé sous silence, le carburant qui produit la recherche : l'expérience de terrain confrontéeà l'enfermement vécu de l'intérieur. Combien d'individus peuvent-ils dire qu'ils sont d'anciens détenus et détenteurs d'une connaissance intime du milieu carcéral couchée parfois dans un mémoire universitaire ? Ce double caractère ne va-t-elle pas à l'encontrede l'invisibilisation et de la mise sous tutelle d'un détenu, lequel est défini comme ayantperdu l'usage de la parole et donc de sa faculté d'apparaître selon son bon vouloir (Tevanian) ?

Conditions de contribution

À ce titre, le statut du contributeur restera ouvert, ainsi que le style et le mode de construction de la contribution. Seule une proposition construite autour d'un questionnement relatif à la subjectivité confrontée à l'enfermement comptera dans l'appréciation. Il sera important d'orienter sa contribution sur l'expérience carcérale, l'expérience de l'enfermement (détenus ou personnes fréquentant les lieux de l'enfermement), à l'origine d'un vécu peu commun qui peut déboucher sur un mode de production d'un savoir différent face à ce que la bibliographie présente déjà.

L'intérêt de cet ouvrage collectif résidera dans ce qu'il recensera des situations, des individus qui éclaireront différemment le milieu carcéral, la chaîne pénale, l'enfermement, le confinement, la perte de la liberté réelle ou ressentie d'un individu.

Calendrier

Jusqu'au 31 mars 2024 : Les propositions de contribution comporteront de 2 à 3 pages avec une courte présentation de l'auteur.

Une réponse sera donnée au plus tard le 21 avril, puis le contributeur disposera de six mois afin de rendre sa communication selon les consignes rédactionnelles.

Comportant de 10 à 20000 signes, le texte pourra prendre la forme d'un échange, d'un résumé d'une recherche de terrain, d'une critique de la bibliographie existante, compte-rendu d'une expérience d'enfermement (carcéral ou non), l'élaboration d'un article fondamental, d'une biographie documentée sur un chercheur/détenu, etc.

Publication de l'ouvrage janvier 2025.

Le projet éditorial est porté par les Éditions Phanères.

Veuillez adresser vos projets à l'adresse suivante : ed.phaneres@gmail.com

Responsables scientifiques

  • Amrouche Morad, docteur en Sciences de l'Éducation, Chargé d’enseignement à laFaculté d’Éducation et de formation de l’ICP et enseignant à l'ÉPIDE
  • Rangheard Guillaume, architecte D.E., doctorant en Sciences de l'Art, enseignant en Architecture d'Intérieur
  • Rebout Lionel, docteur en Philosophie, auteur de plusieurs livres sur l'enfermement etle milieu carcéral

Date(s)

  • Sunday, April 21, 2024

Keywords

  • visibilité, légitimité, catégorisation, épistémologie, réflexivité, autorité, enquête/enquêteur

Contact(s)

  • Lionel Rebout
    courriel : ed [dot] phaneres [at] gmail [dot] com

Information source

  • Lionel Rebout
    courriel : ed [dot] phaneres [at] gmail [dot] com

License

CC0-1.0 This announcement is licensed under the terms of Creative Commons CC0 1.0 Universal.

To cite this announcement

« Un chercheur en prison », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, December 21, 2023, https://doi.org/10.58079/vdyo

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