HomeParler pour les autres
Parler pour les autres
« Revue française d'éthique appliquée »
Published on Thursday, February 01, 2024
Abstract
À quelles conditions une parole pour autrui peut prétendre à la légitimité ? Ceci suppose à la fois de savoir qui serait encore en capacité et en légitimité de parler pour les autres mais aussi de savoir comment, à partir de ce constat, les personnes concernées trouvent et désignent celles et ceux qui peuvent parler en leur nom. Il nous faut alors demander qui a le droit de parler. Les proches ? Les chercheurs ? Les artistes ? De plus, ne faut-il pas exiger une transparence par rapport à la question de savoir à qui le porte-parole s’adresse et avec quelle intention ? Enfin, le porte-parole ne devrait-il pas également dévoiler son lien affectif avec la communauté d'expérience ?
Announcement
Argumentaire
Depuis plusieurs décennies, la prétention à pouvoir « parler pour les autres » est vivement combattue par de multiples mouvements militants (féministes, trans, en faveur des personnes handicapées, etc.). « Rien sur nous sans nous » : la formule entend souligner que toute intermédiation par la parole qui s’élaborerait en l’absence des « personnes concernées » risque de maintenir des rapports de domination, en n’exprimant qu’imparfaitement, voire en trahissant les expériences vécues. De sorte que toute parole pour les autres risquerait toujours d’induire une injustice épistémique d’ordre testimonial selon les termes désormais consacrés de Miranda Fricker (2007). Ainsi s’impose, pour ne pas dupliquer les rapports de domination existants, la nécessité de « préserver la présence des sujets en tant que connaisseurs et acteurs » (Smith 1987 : 105).
Encore faut-il porter attention à l’ambiguïté sémantique que recèle la locution « pour » dans « parler pour les autres ». Car parler pour les autres, ce n’est pas seulement parler en faveur des autres mais aussi à leur place, ce qui peut engager trois actes de parole distincts potentiellement vecteurs de domination ou d’exclusion : un acte de représentation, qui suppose un mandat ou une désignation ; un acte d’interprétation, lorsque par exemple le chercheur en sciences sociales, le psychologue ou le médecin tentent de donner sens à un geste, à une parole ou à un symptôme ; enfin un acte de substitution lorsque, dans la vie ordinaire, la parole d’une personne se trouve empêchée par celle d’une autre prétendant exprimer ses idées mieux qu’elle ne pourrait le faire elle-même. À cette ambiguïté sémantique s’ajoute la diversité des situations de ces « autres » pour lesquels on parle : personnes dépourvues de la capacité de parler, personnes exclues, personnes méprisées, etc.
Le sociologue et philosophe Didier Eribon consacre le dernier chapitre de son livre « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple » (2023) à la question de savoir ce que « parler pour les autres » veut dire. Partant de la situation de sa mère résidant en maison de retraite, Eribon se demande ce qui pourrait être fait pour faire entendre la voix de ceux qui ne peuvent pas (ou plus) parler pour eux-mêmes. Parler pour les autres implique ici de parler en faveur des autres, défendre leurs intérêts sans nécessairement avoir été désigné par quiconque pour le faire (pensons également aux associations de patients, aux syndicats, aux partis politiques).
Au cœur de la réflexion d’Eribon se trouve l’impossibilité pour un collectif de personnes confrontées à des épreuves communes de se constituer en « nous », point de départ de toute action politique : séparées du reste de la société mais aussi isolées, unies par le même lieu d’habitation dans lequel elles forment cependant une juxtaposition sérielle d'individus, les personnes âgées qu’il évoque ne peuvent pas sortir seules de leur chambre, sont en incapacité de marcher et de se rassembler. L'issue proposée pour être entendu en dépit de la perte de sa voix est condensée dans la figure du porte-parole :
« C’est la question politique fondamentale : qui parle ? qui peut prendre la parole ? Et si ce geste politique élémentaire reste inaccessible à tant de gens qui comptent parmi les plus dominés, les plus dépossédés, les plus vulnérables, n’est-ce pas la tâche qui incombe aux écrivains, aux artistes et aux intellectuels de parler d’eux et pour eux, de les rendre visibles et de ‘faire entendre leur voix’ […] de leur ‘donner une voix’, cette voix qu’ils n’ont pas ou qu’ils n’ont plus, voire, pour ce qui est des personnes âgées dépendantes, qu’elles ne peuvent plus avoir ? » (Eribon, 2023 : 326)
Dans un ouvrage intitulé L’expérience de l’injustice (2017), le philosophe Emmanuel Renault recourt également à la figure du porte-parole. Selon lui, les théoriciens critiques peuvent, par leurs travaux empiriques d’anthropologues, de politistes, de sociologues, rendre visible la souffrance sociale et ainsi s'en faire les porte-paroles. La parole qui serait à porter n’est pas simplement une parole déjà constituée, mais bel et bien une parole construite (voir : Blésin & Loute 2011).
Transformation des usages et pratiques
Cette mise en cause des figures de porte-parole, sous-tendue par une exigence de justice et d’égalité, se traduit par une transformation des usages et des pratiques dans de nombreux domaines. Nous en citerons trois. Au plan des politiques publiques et des institutions, l’appel à l’inclusion, dans les multiples sens qu’il revêt et les contextes divers où il se déploie, peut être considéré comme le mot de ralliement d’une telle perspective. C’est au nom de l’inclusion que nous trouvons des Conseils Municipaux des Enfants et des Jeunes, qui visent non seulement à former de futurs citoyens responsables mais aussi à inclure la parole des enfants dans le processus de délibération politique au niveau local (voir : Boone 2020). Autre exemple significatif : de plus en plus d’actions mettent en place des outils pour transformer les villes en dementia friendly communities afin qu’elles soient accessibles aux personnes atteintes d’un handicap cognitif (voir : Hung et al. 2020). Enfin, les expériences dites de « démocratie participative », qui consistent à faire entendre la voix des citoyens, se sont multipliées ces dernières années : pensons en France aux conventions citoyennes et aux débats qu’elles ont suscitées (Rio, Loisel, 2024).
Dans le domaine de la recherche, en particulier en sciences humaines, des débats actuels, parfois houleux, ont émergé pour déterminer qui peut ou devrait écrire ou dire quoi sur qui et de quelle manière. Dans le sillage d’un débat remontant aux années 1970 (writing culture), la plupart des chercheurs partent du principe que leur travail de recherche est marqué par leur propre positionnement et par les rapports de force globaux et locaux dans lesquels ce travail s’inscrit, ce qui leur impose non seulement de réfléchir en conséquence, mais aussi, sinon de partager avec les communautés étudiées une sensibilité commune, d’essayer de valoriser la collaboration avec ces dernières (recherche participative). Depuis plusieurs années, les chercheurs sont invités à déconstruire la perspective hégémonique, à décoloniser l'écriture et à créer des espaces pour les voix et les perspectives des personnes étudiées.
Enfin, dans le domaine des activités de care, la parole des personnes malades et vulnérables est devenue l’objet d’une écoute et d’un respect inconditionnel, à rebours du paternalisme des années passées. Peut-on interpréter la parole d’une personne sans projeter sur elle nos désirs, nos préférences ou nos normes ? Et si tel n’est pas le cas, faut-il se garder alors de toute interprétation et du travail émotionnel et biographique qui l’accompagne nécessairement ? La question traverse les espaces de soin et les esprits de nombreux professionnels. Lorsqu’une interprétation des paroles ou des souhaits des personnes est inévitable, dans les cas par exemple où les personnes sont en incapacité d’exprimer leur volonté, les équipes se trouvent parfois devant des dilemmes et des conflits d’interprétation indépassables.
Vers les conditions d’une parole pour autrui légitime
Ce dossier thématique prend comme points de départs quatre convictions qui nous semblent a priori difficilement contestables, quitte à ce qu’elles fassent l’objet de critiques dans les textes du dossier.
- Les doutes, les réserves et les précautions à l’égard de toute forme d’intermédiation sont, pour les raisons énoncées plus haut, éthiquement fondées, tout comme les appels à l’inclusion et au respect inconditionnel de la parole d’autrui.
- Pour autant, les figures du porte-parole, tout comme celles de l’interprète ou du représentant, demeurent nécessaires à l’élaboration d’horizons de sens et d’action communs. Dans la mesure où les expériences et les conditions d’existence individuelles demeurent singulières et uniques, la critique de la parole pour autrui devrait, dans sa version la plus radicale, impliquer que seule la parole pour soi-même soit légitime. Cela revient à postuler la thèse de l’incommunicabilité de l’expérience individuelle et à hypothéquer par là même la possibilité de l’intercompréhension.
- Une version plus modérée de la critique de la parole pour autrui est compatible avec la thèse d’une certaine communicabilité de l’expérience individuelle au sein de collectifs partageant ou ayant partagé des expériences et des conditions d’existence communes (pensons par exemple aux associations de patients). Pour autant, la communauté d’expériences qui lie A et B ne rend pas par principe A plus légitime à parler pour B que C ou D qui ne font pas partie de cette communauté. Si, par exemple, pour une raison ou une autre, A méprise B, ce dernier verra sans doute ses attentes et ses intérêts mieux exprimés et représentés par C ou par D que par A. Par conséquent, sur quels fondements peut reposer la légitimité du porte-parole d'une communauté d'expérience ? Et quel rôle peuvent jouer les affects négatifs dans les dynamiques de représentation ?
- Enfin, nous sommes forcés de nous satisfaire de la parole pour autrui et de nous exposer donc toujours au risque de la domination. Puisque, selon le constat du sociologue Niklas Luhmann (2011), nous vivons dans une société de différentiation fonctionnelle, une inclusion totale relève certainement d’un rêve ou d’une utopie nécessaire, mais constitue une impossibilité pratique. En tant que membres d’une société, nous ne pouvons pas être inclus dans tous les systèmes sociétaux, ni simultanément (dimension temporelle), ni à propos de tout enjeu (dimension structurelle). Tous les enfants d’une ville ne peuvent pas siéger au conseil municipal et doivent ainsi désigner un porte-parole qui les représentera. Toute personne atteinte de handicap cognitif ne peut pas participer à toutes les réunions d’une ville qui pourraient la concerner. Toutes les personnes de couleur ne peuvent assister aux conseils d’entreprise pour s’assurer que la parité est respectée.
La question ne peut pas être dès lors celle de savoir si la figure du porte-parole a fait son temps, si elle doit disparaître. La question devient plutôt celle de savoir à quelles conditions une parole pour autrui peut prétendre à la légitimité. Ceci suppose à la fois de savoir qui serait encore en capacité et en légitimité de parler pour les autres mais aussi de savoir comment, à partir de ce constat, les personnes concernées trouvent et désignent celles et ceux qui peuvent parler en leur nom. Dans le cas que nous avait suggéré Didier Eribon, tous ceux qui auraient pu parler n’ont plus la capacité de le faire. Il nous faut alors demander qui a le droit de parler. Les proches ? Les chercheurs ? Les artistes ? De plus, ne faut-il pas exiger une transparence par rapport à la question de savoir à qui le porte-parole s’adresse et avec quelle intention ? Enfin, le porte-parole ne devrait-il pas également dévoiler son lien affectif avec la communauté d'expérience ?
Les participant·e·s à cet appel à contribution sont invité·e·s à proposer des articles susceptibles de porter sur une multitude de champs (handicap, santé, éducation, etc.), éventuellement en se positionnant sur les quatre convictions énoncées plus haut.
Conditions de soumission
Initiative de l’Espace éthique de la région Île-de-France et de l’équipe Recherches en éthique et en épistémologie (CESP U1018/Inserm/Paris-Saclay), la Revue française d’éthique appliquée est une publication universitaire francophone à comité de lecture. Sa vocation est de contribuer à la valorisation et la diffusion de la réflexion et de la recherche en éthique appliquée.
Ce numéro 15 sera publié en fin d’année 2024 ou au début de l’année 2025.
Les propositions d’article sont à envoyer aux adresses revue@espace-ethique.org et doivent compter environ 5000 signes (espaces comprises). Anonymes, elles comporteront un titre et des références bibliographiques. Un document distinct et joint présentera le ou les auteurs (Nom, prénom, institution, laboratoire, adresse mail). Les propositions seront examinées par les coordinatrices et coordinateurs du dossier.
Chaque article fera ensuite l’objet d’une double évaluation par un membre du comité éditorial de la revue et un relecteur extérieur à la revue.
Calendrier
- Lancement de l’appel à contribution : 25 janvier 2024
-
Date limite pour l’envoi des propositions : 22 mars 2024
- Retour de l’évaluation des propositions : 3 mai 2024
- Remise du texte complet : 12 juillet 2024
Coordination scientifique
- Sebastian J. Moser, université de Tübingen
- Paul-Loup Weil-Dubuc, Espace éthique Ile-de-France
Quelques références
Boone, Damien. (2020). S’approprier la politique, un jeu d’enfants?. Le cas de la campagne électorale d’un conseil municipal d’enfants. Revue des sciences sociales, no 64, p. 38-43.
Eribon, Didier. (2023). Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple. Flammarion.
Fricker, Miranda. (2007). L'injustice épistémique: le pouvoir et l'éthique du savoir.
Hung, L., Hudson, A., Gregorio, M., Jackson, L., Mann, J., Horne, N., ... & Phinney, A. (2021). Creating dementia-friendly communities for social inclusion: A scoping review. Gerontology and Geriatric Medicine, 7, 23337214211013596.
Loute, A. Blésin L. (2017). Nouvelles vulnérabilités, nouvelles formes d’engagement: apports pour une critique sociale. Polimetrica.
Luhmann, Niklas. (2011). Systèmes sociaux : Esquisse d'une théorie générale, Québec, Presses de l'Université Laval.
Renault, Emmanuel. (2017). L'expérience de l'injustice: essai sur la théorie de la reconnaissance. La Découverte.
Rio, Nicolas. (2024). Pour en finir avec la démocratie participative. Textuel.
Roza, Stéphanie. (2020). La gauche contre les Lumières ? Fayard.
Smith, Dorothy. (1987). The everyday world as problematic: A sociology of women.
Subjects
- Epistemology and methodology (Main category)
- Society > Sociology
- Mind and language > Thought
- Society > Political studies
Date(s)
- Friday, March 22, 2024
Keywords
- universel, incommunicabilité, injustice épistémique, parole, inclusion
Reference Urls
Information source
- Paul-Loup Weil-Dubuc
courriel : paul-loup [dot] weil-dubuc [at] universite-paris-saclay [dot] fr
License
This announcement is licensed under the terms of Creative Commons CC0 1.0 Universal.
To cite this announcement
« Parler pour les autres », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, February 01, 2024, https://doi.org/10.58079/vqir