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Changements de paradigmes

Savoirs situés, approches relationnelles, effets disciplinaires

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Published on Monday, February 12, 2024

Abstract

Les changements de paradigmes qui travaillent les sciences humaines et sociales et les obligent à questionner leurs outils, leurs méthodes et leurs objets traduisent les défis et les transitions (politiques, culturels, climatiques, politiques) auxquels doivent faire face les sociétés contemporaines. En cela, ils nous permettent d’interroger la production et la circulation des savoirs et des catégories, les modes de cohabitation et d’adaptation, les répertoires d’action des individus et des groupes, le poids des expériences et la construction des imaginaires. Investir les changements de paradigmes en sociologie, en anthropologie, en philosophie, en esthétique, en histoire, en géographie, en architecture ou encore en paysage permet d’affirmer la dimension politique de la recherche en sciences humaines et sociales.

Announcement

Argumentaire

Depuis plus de trente ans, les sciences humaines et sociales connaissent une série de recompositions et cumulent différents « tournants » : tournant « narratif » en anthropologie impulsé par C. Geertz ; tournant culturel des sciences spatiales ; tournant spatial initié par les géographes E. Soja et D. Harvey ; tournant « ontologique » toujours en anthropologie porté par E. Viveiros de Castro ou P. Descola, tournant post-colonial (D. Chakrabarty et H. Bhabha) et décolonial (W. Mignolo et A. Escobar) touchant les lettres, la sociologie, l’anthropologie comme l’histoire ; tournant des « humanités écologiques » cherchant à dépasser les binarités de la rationalité occidentale pour penser les désastres et considérer les non-humains dans une cohabitation, voire des relations de partenaires (R. Park, I. Stengers, A. Tsing, B. Zitouni) et pour réintroduire les savoirs autochtones tels que définis par D. Bird Rose ; ou encore « tournant » et découverte de l’écoute autour de P. Szendy, J. Sterne et E. Thompson ; et enfin déplacement de la création vers la naissance dans la réflexion sur le care ou à travers l’engagement des femmes.

Chacun de ces tournants revendique un questionnement des catégories, des modes de pensée et des démarches de recherche existants, montrant la nécessité de « vivre avec le trouble » (D. Haraway), de prendre en compte et au sérieux les transitions, les mutations à l’œuvre ainsi que les conditions de production des savoirs, leur décloisonnement dans une logique non linéaire et inclusive. En somme, il s’agit d’intégrer la pluralité des mondes et de rendre visibles d’autres approches de la modernité (B. Latour). Ces changements de paradigmes suscitent des concurrences entre eux, des conversations comme des controverses qui nous amènent à proposer un séminaire transversal interrogeant leurs contenus et leurs effets sur nos disciplines et nos objets de recherche, tant du point de vue épistémologique et méthodologique que thématique et critique.

À cette fin, nous avons considéré six thématiques transversales offrant des complémentarités et des approfondissements d’interrogation heuristiques pour les doctorants comme pour les enseignants chercheurs en SHS. Partant d’une approche macro liée au positionnement et à la pratique scientifiques (la recherche impliquée et les savoirs situés) comme à la théorisation (le prisme écologique/écoféministe), elles déploient ensuite des approches plus micro autour de modalités sensorielles (le son et l’écoute), de valeurs éthiques, esthétiques et politiques (le soin et l’altérité ou encore les naissances du care à la création artistique) et de la question spatiale.

Relais d’une demande actuelle de la part des doctorants de questionner des « savoirs situés » (S. Harding et D. Haraway) et des approches relationnelles des savoirs, ces thématiques ont en commun de faire signe vers un horizon politique, qu’elles soient prises isolément et/ou en relation les unes aux autres. En effet, une des conséquences de ces changements de paradigmes est de privilégier l’identification de thématiques, d’objets carrefours ou de champs d'étude ouverts (le format des studies anglo-saxonnes) comme prisme de réflexions plutôt que les disciplines cloisonnées.

Plusieurs questions interconnectées animent l’ensemble de notre proposition : que reflètent ces changements de paradigmes eu égard aux changement profonds d’aspirations comme de modèles et de formes d’action dans nos sociétés ? Quelle est leur portée théorique et pratique et quels sont leurs apports et où se situent leurs limites ? Comment ces changements de paradigmes engagent-ils un renouvellement des manières de (se) penser, de faire et de développer une recherche, de considérer celle-ci en tant que mode de relations situé dans le monde ?

Chaque séance articule plusieurs lignes de questionnements, afin de montrer, comme indiqué plus haut, les résonances aux niveaux épistémologique, méthodologique, politique et critique ainsi que les passerelles entre les différentes disciplines des SHS. Ainsi chaque séance déploiera :

1- Un apport théorique, épistémologique, sur l’historicité d’une notion associée à la thématique de la séance.

2- Une articulation entre la théorie et des éléments concrets, des expériences et des situations précises.

3- Une réflexion sur la production des savoirs et la mise en récits (écrite, mais pas seulement : visuelle, auditive), ce qui est aussi une préoccupation majeure de la recherche contemporaine.

4- Une approche concernant l’espace vécu, sa conception et la spatialité.

5- La confrontation entre plusieurs champs disciplinaires sur un même objet-carrefour.

Programme

23/02/2024 Séance 1 – La recherche impliquée : « en être » ou pas. Questionner la production des savoirs

Nous constatons qu’un changement de paradigme est advenu en sciences humaines et sociales autour de ce que nous pouvons appeler une recherche impliquée et des savoirs situés. Cela s’accompagne d’une considération du « je » dans le processus de recherche et dans les formes de restitution de la recherche (l’écriture, mais pas seulement). Nous souhaitons interroger à partir de vos pratiques et objets de recherche ce que ce changement de paradigme peut vouloir dire, peut permettre de traiter, de prendre en compte. Cela peut se déployer selon plusieurs axes principaux : l’observation participante, la participation observante, la question d’être affecté·e, l’horizon politique ou encore d’engager de nouvelles qualités de dialogue. Tout un ensemble qui travaille, et alors comment, l’axiome de la soi-disant neutralité scientifique.

9h30 introduction générale

  • 9h45 Céline Barrère, sociologue, LACTH, ENSAP de Lille : « Être situé·e, se situer : produire de la connaissance et questionner la neutralité axiologique »

Cette intervention se propose de revenir sur plusieurs moments épistémologiques qui mettent en intrigue la norme de la neutralité scientifique et investissent les places et points de vue des chercheures et chercheurs comme modalités de production de connaissances. Dans cette perspective, positionnement de recherche et positionnement politique sont amenés à se rencontrer. A travers les notions de « savoirs situés » (D. Harraway), « d’être affecté·e » (J. Favret Saada) et les épistémologies du « point de vue » (S. Hekman), seront questionnés les régimes de production de connaissance, les types de connaissance produits et ce qui peut produire de la connaissance.

  • 10h30 Véronique Goudinoux, historienne et théoricienne de l’art contemporain, CEAC, U. Lille : Projets d’artistes / Projets de musées : des collaborations situées pour des recherches situées

Historienne des arts plastiques et visuels contemporains, je m’intéresse particulièrement à des projets d’artistes menés dans des musées d’histoire, de société ou de civilisation (Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris ; Musée du Quai Branly, Paris ; AfricaMuseum- Musée Royal d’Afrique Centrale, Tervuren) dont certains programmes croisent des questions sociétales contemporaines. Comment comprendre la présence de ces artistes dans ces musées non dévolus à la présentation d’œuvres d’art ? Avec deux collègues du CEAC, Raphaël Gomérieux et Natacha Yahi, nous avons mis en place des ateliers de recherche associant des étudiant.es, des conservateur.ices ou des chargé.es de collection et des artistes ayant travaillé ensemble dans ces musées, l’idée étant de réfléchir à plusieurs voix, chacune précisément située, à ce que ces projets mettent en jeu ou déplacent. Cette communication fera état de quelques-unes des pistes ouvertes par ces ateliers.

  • 11h15 Frédérique Villemur, historienne d'art, laboratoire LIFAM, u. Paul-Valéry-Montpellier 3, ENSA de Montpellier : « Vous en êtes ? ». Faire un pas de côté.

Je reviendrai sur l'interaction de quelques champs disciplinaires dans ma recherche en empruntant la voie d'une attention située et de sa mise en intrigue.

12h discussion

12h45 pause déjeuner

  • 14h Marie-Thérèse Grégoris, géographe, TVES, U. Lille, avec Pauline Bosredon, géographe, TVES U. Lille : Faire de la recherche sur un terrain en conflit, en lien avec la coopération décentralisée des villes : l’impossible neutralité ?

Chercheuses françaises travaillant sur le terrain palestinien (Cisjordanie) et participant à la coopération décentralisée entre les villes de Lille et de Naplouse, nous questionnons dans cette communication notre implication comme chercheuses dans la collaboration des gouvernements locaux, sur un terrain soumis à de fortes tensions géopolitiques. Cette implication nous amène à réfléchir sur le cheminement qui nous conduit à prendre position dans le conflit israélo-palestinien. Nous évoquerons d’abord notre posture auprès des acteurs de la coopération décentralisée, puis nos objets de recherche et finalement notre expérience d’un terrain qui sollicite en permanence une sensibilité rendant illusoire toute « neutralité scientifique ».

  • 14h45 Quentin Bazin, philosophe, Chaire Valeurs du soin, U. Lyon et Tanaïs Rolland, philosophe, Chaire Valeurs du soin, U. Lyon : « Recherche impliquée et libéralisation de la recherche »

Nous sommes deux chercheureuses en philosophie dont les manières de travailler accordent une place importante à l'expérience directe et au terrain. Lors de nos récentes enquêtes postdoctorales dans le champ de la philosophie du soin, nous avons découvert que la professionnalisation de la recherche philosophique de terrain modifiait nos pratiques et questionnaient la place de la philosophie. Nous témoignerons de ces modifications ainsi que nos manières d'envisager cette nouvelle articulation entre philosophie et libéralisation de la recherche.

  • 15h30 Lina Bendahmane, architecte D.E-sociologue, LACTH : Révéler les voix du milieu : expérience d’une observation participante à l’hôpital

Comment observer et analyser l’espace hospitalier et les spatialités de ses acteurs sans y être et sans s’appuyer sur les situations empiriques ? Cette question de départ m’a menée vers une recherche par observation participante où j’ai fait l’expérience du « milieu » sans « en être ». Si mon implication sur le terrain a interrogé la relation d’enquête, la juste distance et l’inconfort ethnographique, elle a relevé une autre question : comment donner aux interlocuteurs une juste voix dans la recherche et une juste place dans sa restitution ?

16h15 discussion

29/03/2024 Séance 2 – Éco-féminisme, écologie et subsistance. Questionner les éthiques de l’attention

Des questions se posent, se développent et s’animent depuis quelques années autour de la notion de subsistance et de ses réalités ainsi que des interdépendances devant un monde en crises. Cela fait lien à des perspectives écoféministes qui concernent la production, le quotidien, le politique tout en ouvrant un champ de réflexion sur des éthiques de l’attention. Faisant la critique de la séparation et de l’extractivisme (en lien avec l’anonymisation de la production), cet ancrage théorique et activiste correspond à un changement de paradigme en cours depuis la seconde moitié du XXe siècle. Nous souhaitons interroger à partir de vos pratiques et objets de recherche ce que ce changement de paradigme peut vouloir dire aujourd’hui, peut permettre de traiter, de prendre en compte et/ou de lier

  • 9h30 Céline Barrère  sociologue, Lacth, ENSAPL et Catherine Grout chercheure en esthétique, Lacth, ENSAPL Présentation générale

Des questions se posent, se développent et s’animent depuis quelques années autour de la notion de subsistance et de ses réalités ainsi que des interdépendances devant un monde en crises. Cela fait lien à des perspectives écoféministes qui concernent la production, le quotidien, le politique tout en ouvrant un champ de réflexion sur des éthiques de l’attention. Faisant la critique de la séparation et de l’extractivisme (en lien avec l’anonymisation de la production), cet ancrage théorique et activiste correspond à un changement de paradigme en cours depuis la seconde moitié du XXe siècle. Nous souhaitons interroger à partir de pratiques et objets de recherche évoqués dans cette séance ce que ce changement de paradigme peut vouloir dire aujourd’hui, peut permettre de traiter, de prendre en compte et/ou de lier.

  • 9h45 Corinne Luxembourg  géographe, ER 7338 - PLEIADE U. Sorbonne Paris Nord « Penser le care par sa dimension spatiale »

Le care est une notion sociale mais également spatiale, même si elle est peu abordée encore par ce prisme. Il s'agit à la fois de replacer les dimensions sociales du care dans les enjeux spatiaux et de penser le care lorsqu'il est nécessité par la gestion, l'administration spatiale. Cette intervention s'appuiera principalement sur des exemples de territoires de marges en France (quartiers populaires, espaces ruraux...)

  • 10h30 Geneviève Pruvost  sociologue, CEMS, Directrice de recherche CNRS, Centre d’étude des mouvements sociaux, EHESS « L'entre-subsistance : conter/compter/figurer ce qui compte. Le cas de boulanger-paysans vivant en yourte. »

L’intervention se développera autour du dernier ouvrage de l’autrice, La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte (La Découverte, 2024) et abordera également les questions de mise en espace et d'architecture en habitat léger.

Dans les sociétés de consommation-production où nous vivons, le travail de subsistance est devenu invisible et, avec lui, tous les circuits mondialisés dont nous dépendons. D'autres formes de vie s'épanouissent pourtant, qui mettent au centre les flux de matières, l'entraide, les circuits courts, et construisent pas à pas une autonomie écologique. Rien d'utopique dans ces manières d'exister mais un engagement entier et réfléchi, dont il importe aujourd'hui, face à l'évidente catastrophe environnementale, de cerner au plus près les conditions de possibilité.

Il a fallu pour cela inventer une forme inédite d'observation, en devenant graphomane du labeur quotidien. Sur fond de dix ans d'enquête auprès d'alternatives rurales, ce livre propose de zoomer sur une maisonnée, dans un bocage peuplé d'habitats légers : des boulangers-paysans y travaillent pour réenclencher des cycles d'abondance, les mains dans la terre, en synergie avec un biotope et tout un réseau de sédentaires et de nomades. Qui fait quoi, sur combien de mètres carrés, avec quelles techniques, quels moyens financiers, quelle formation, combien de personnes, d'animaux, de plantes, d'outils ? Tous les échanges en argent, en nature, en paroles ont été consignés, stylo et montre en main, pour conter ce qui compte

Voici le récit haletant de cette lutte feutrée qui politise le moindre geste. Car tel est bien l'enjeu : donner chair et réalité à un monde dont la radicalité est méconnue ; montrer que des alternatives à la " modernité capitaliste " résistent et qu'elles peuvent gagner du terrain. 

  • 11h15 Marcelle Bruce  Docteure, CECIILLE, U. Lille « Esthétiques décoloniales et ontologies relationnelles : les apports de l’Amérique Latine »

Cette communication abordera la façon dont le « tournant décolonial » de la pensée latino-américaine a ouvert la possibilité de déconstruire la réflexion moderne-occidentale sur l’être et sa relation au monde, afin d'incorporer l’altérité et contribuer à la construction d’une pensée pluriverselle. Nous examinerons comment certain·e·s artistes intègrent la pensée décoloniale dans la création de pratiques artistiques décoloniales qui mobilisent des ontologies relationnelles.

12h45 Pause

  • 14h Céline Barrère  et Catherine Grout suite de la présentation autour de notions clés
  • 14h30 Mathilde Chenin artiste et chercheuse en sociologie « Le commun par l’usage. Fabriquer ensemble le lieu de vie et de travail »

Habiter et créer entretiennent de longue date une relation étroite. Leur rencontre dessine un horizon d’actions où l’art et le quotidien constituent un temps essentiel de la transformation sociale, laissant présager, dans l’élaboration de formes et de manières de vivre alternatives, la possibilité d’une émancipation concrète. S’appuyant sur les trajectoires de deux regroupements d’artistes dont les membres consacrent une part conséquente de leur temps à construire et prendre soin de leur lieu collectif de vie et de travail (bermuda, Sergy, FR ; La Déviation, Marseille, FR), la communication entend mettre en lumière de quelles manières le travail de subsistance, abordé ici depuis le prisme de l’activité collective de construction, produit des formes singulières de composition du commun.

  • 15h15 Flaminia Paddeu  maîtresse de conférences en géographie à l’Université Sorbonne Paris Nord et membre de l’UR Pléiade. Fabien Roussel  maître de conférences en géographie à l’Université Sorbonne Paris Nord et membre de l’UR Pléiade. Audrey Bochaton  maîtresse de conférences en géographie à l’Université Paris Nanterre et membre de l’UMR LADYSS. Kaduna Demailly  maîtresse de conférences en géographie à l’Université Paris 8 et membre de l’UMR LADYSS. « Gingko, ail des ours et pissenlits. Les migrantes chinoises et la cueillette de plantes dans le Grand Paris: enquête sur des pratiques discrètes d'écologie populaire. »,

Que révèle l’exploration des pratiques de cueillette urbaine à propos des relations au vivant, aux espaces de nature et à soi quand on est en situation de migration ? Dans le contexte métropolitain du Grand Paris, cueillir des plantes apparaît pour des femmes chinoises comme une façon de participer à leur soin et leur subsistance, de faire usage de leurs savoirs et savoir-faire, de s’approprier leurs territoires de vie tout en créant une continuité culturelle avec le pays de départ. A travers une relation d’usage qui se tisse avec la flore, se forme un type particulier d’écologie populaire discrète, multisituée et intersectionnelle.

30/05/2024 Séance 3 – Écouter, réverbérer, retentir. Questionner le lieu du son

  • 9h30 Alexandre Chèvremont (CEAC, Université de Lille)Du paradigme de la voix à celui de l’écoute – enjeux politiques, phénoménologiques et artistiques

L’hypothèse de travail est que l’écoute est devenue le paradigme dominant pour penser le son, sur le plan technique, phénoménologique et artistique, avec des conséquences sur le plan politique. Pourtant, on fera retour vers la question de la voix, centrale pour penser une écoute incarnée, non abstraite.

  • 10h15 Séverine Bridoux-Michel (architecte, LACTH, Ensapl) – Changement de paradigme, changement de penser : concevoir l'espace avec l'écoute. Réflexion sur des croisements de pensées

L’œil ne cesse de dominer l’espace bâti, « en connivence avec un pouvoir central, visible ou invisible. Optique, panoptique, archipel optique […] ; nous voici aujourd’hui captés par cet œil qui nous regarde du dehors depuis les satellites-ordinateurs : ils nous plongent dans un monde d’images et de simulations ». Notre occident s’est construit sur l’œil et « l’oreille oubliée, se venge aujourd’hui ». C’est en ces termes qu’au début des années 1980, Paul Blanquart, philosophe, directeur du CCI, propose avec le soutien du ministre de l’Environnement Michel Crépeau, une exposition axée sur la question de la perception sonore, et notamment la perception du bruit et de différents types de surcharges sonores. Cette exposition parisienne "l’oreille oubliée" au Centre Pompidou (1982) fait part d’un changement de penser le son, invitant compositeurs, médecins, architectes à partager leurs points de vue autour de la question de la perception du bruit et du silence. Axée sur la question de l'écoute, cette communication "concevoir l'espace avec l'écoute", propose de revenir sur quelques "croisements de pensées" — notamment ceux répertoriés dans ma thèse « architecture et musique. Croisements de pensées après 1950 » (2006). Nous tenterons de voir (et d’écouter !) quelques propositions relativement discrètes, restées dans l’ombre — L’oreille oubliée au Centre Georges Pompidou, la série d’installations « Les pierres sonnantes » —, pour lesquelles l’écoute, aussi discrète qu’elle soit, est révélatrice d’un certain changement de paradigme pour l’architecte.

  • 11h Catherine Grout (LACTH, Ensapl) – Apports d'Akio Suzuki 鈴木 昭男 pour l'ouïe et l'écoute : expérience et changement de paradigme

En 1988 le musicien et artiste sonore japonais Akio Suzuki (né en 1941) a transformé son approche artistique. Après avoir développé des performances autour d’une relation qu’il a appelé « lancer (nagekake) et suivre (tadori)), son expérience de l’écoute puis de l’ouïe une journée entière avec son projet sonore (日向ぼっこの空間 , Hinatabokko no kūkan, Space in the Sun) l’a engagé dans une approche que le chercheur en psychologie Yutaka Fujishima a nommé « passive period of listening », la différenciant de l’« active period of hearing » qui le caractérisait auparavant. Cette différence est au cœur de son œuvre aujourd’hui et de la richesse de son apport qui correspond à un changement de paradigme. Au-delà de l’approche de Suzuki, celui-ci concerne à la fois le sujet moderne, la relation à l’écoute, à une œuvre sonore et à ce qui est présent ou co-présent. Afin de l’expliciter, je vais présenter quelques unes de ses œuvres, en commençant par Space in the Sun. Il sera question de spatialité, d’accueil, de respiration, de vent et d’eau vive, mais aussi de silence, d’imagination et de playfulness.

  • 14h Makis Solomos (Université Paris 8) – Écouter et résonner avec des lieux de mémoire par l’écologie et la création musicale et sonore

Cette communication présentera le projet en cours d’élaboration Gyaros’s project. Sound agency in memories of political detention through ecological creative practices. Ce projet porte sur l’île grecque (Cyclades) de Gyaros, une île déserte qui a servi de lieu de déportation (camp de concentration) pendant la guerre civile grecque (1947-61) et la dictature des Colonels (1967-74), et qui est aujourd’hui sous la protection de la société écologique WWF.

  • 14h45 Manola Antonioli (LAA, ENSA Paris-La Villette) – Retentissement de la musique dans Mille plateaux

Dans Qu’est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent la philosophie comme « l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts ». Dans le même ouvrage, ils présentent le concept comme une multiplicité qui a des composantes et se définit par elles. Tout concept est donc affaire d’articulation, de découpage et de recoupement et constitue un tout fragmentaire qui émerge du chaos qui l’entoure : « le concept se définit par l'inséparabilité d'un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie ». Qu’est-ce que la philosophie ? explicite également une dimension géo-philosophique qui est toujours présente dans l’écriture des deux auteurs : penser ne se fait pas dans les catégories du sujet et de l’objet, mais dans un rapport variable du territoire et de la Terre, de la territorialisation et de la déterritorialisation, rapport qui a des dimensions politiques, esthétiques, conceptuelles et vitales. La ritournelle est un concept qui prend forme presque en même temps dans Mille plateaux et dans L’Inconscient machinique (ouvrage signé seulement par Félix Guattari), et dont l’hétérogenèse associe indissolublement une composante territoriale et géophilosophique, une composante esthétique, une composante politique (particulièrement évidente dans L’Inconscient machinique), et une philosophie de la Nature qui dialogue avec les acquis de la biologie et de l’éthologie. Aucun concept n’a de « commencement » absolu, puisqu’il ne cesse de renvoyer à d’autres concepts et qu’il est soumis aux variations processuelles infinies de ses composantes ; la ritournelle a donc plusieurs « commencements ». Dans L’Inconscient machinique elle naît d’une réflexion qui concerne en même temps l’éthologie et la politique, dans Mille plateaux elle est liée à une pensée de la musique, de la Terre et des territoires. Ces « commencements » multiples et ces composantes distinctes   ne cessent d’entrer dans des « zones de voisinage » ou des « seuils d'indiscernabilité » : l’éthologie pose ainsi des problèmes politiques, la musique implique des processus de territorialisation et de déterritorialisation, le territoire naît des rythmes, etc. L’« animal conceptuel » qui assure le lien entre Qu’est-ce que la philosophie ?, L’Inconscient machinique et Mille plateaux, le « point » nécessaire pour survoler toutes les composantes de la ritournelle, est l’oiseau  : « le concept d'un oiseau n'est pas dans son genre ou son espèce, mais dans la composition de ses postures, de ses couleurs et de ses chants : quelque chose d’indiscernable qui est moins une synesthésie qu’une synéidésie ». Mon intervention dans le séminaire se propose de suivre plus particulièrement les résonances et retentissements de la musique dans Mille plateaux, qui accompagnent le « devenir concept » de la ritournelle.

  • 15h30 Anne Boissière, Professeur émérite, Université de Lille – Chant de l’aube

En quoi l’écoute constitue-t-elle un changement de paradigme ? Ma présentation s’appuiera sur la pensée du psychologue phénoménologue Erwin Straus ; en ce cas l’écoute renvoie au versant « pathique » de l’expérience perceptive, celui du sentir, qu’il serait hâtif d’opposer trop strictement au « gnosique », c’est-à-dire à la connaissance de type rationnel. C’est à partir de l’appel de la poésie - y compris chez Straus - et sans renoncer à la métaphore, que l’expérience du pathique sera envisagée. L’aube, également l’aurore, sont les témoins privilégiés de cette expérience révélante plutôt qu’identifiante, inspirante plutôt qu’instructive : le chant de l’aube ferait-il danser ? (De quelle danse le chant de l’aube est-il le nom ?)

16h15-17h : Discussion et clôture de la journée d’études

03/10/2024 Séance 4 - Soin, care et altérité. Questionner les modes de cohabitation

Nous souhaitons aborder comment le soin et le prendre soin peuvent être un élément de questionnement de l’altérité et de son expérience et mettent en lumière les régimes de relations. L’altérité est ouverte à tout sujet vivant, humain et non humain, ainsi qu’aux autres qu’humains. Cela implique une considération des attentions, des interdépendances, de la multiplicité des voix et des modes de communication (verbale et pré-verbale), des modalités de co-présence et de déplacement des positions de recherche. Le changement de paradigme concerne conjointement les « objets » de recherche (devenant des sujets ou des choses de recherche), les méthodes ainsi que les modes d’être et de se penser en tant que chercheur·e.

  • 9h  Accueil
  • 9h30 Céline Barrère & Catherine Grout Autour des séances précédentes et d’une mise en horizon des trois séances de l’automne
  • 9h45  Alexandre Chèvremont "Du paradigme scientifique au paradigme artistique : éléments d'une critique de la critique conservatrice"

Dans Ohne Leitbild, Adorno dénonce la notion de paradigme comme étant liée à une critique de la culture conservatrice qui cherche à ordonnancer le monde en dépit de son chaos et de la vocation de l’art à refléter la négativité du réel. On essaiera ici de suivre cette intuition à travers le travail fondateur de Thomas Kuhn et de la reprise de la notion de paradigme dans Le Paradigme de l’art contemporain de Nathalie Heinich.

  • 10h Aurélie Javelle ethnologue, ingénieure de recherche, UMR SENS, Sup-agro à Montpellier « Donner voix/voie aux plantness en systèmes maraîchers »

En agriculture, le care peut être multiforme puisqu’il peut tout autant justifier de pratiques productivistes comme de pratiques respectueuses des agentivités non humaines. Nous explorerons cette diversité de formes de soin, et nous nous intéresserons plus particulièrement au care comme  « éthique de l’attention ». Nous lirons les résultats de terrains ethnologiques en analysant les formes d’attention envers les plantes : quelles sont les attentions développées envers les plantes ? Comment se développent-elles ? Évoluent-elles ?  Sont-elles liées à la place laissée aux non-humains sur l’exploitation ? Leur accorder une place induit-il pour autant de la part du maraîcher une disposition à entendre et à écouter leurs manières d’être plantes ?

  • 10h45 Marc Breviglieri  Professeur associé à la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale, chercheur au CRESSON, laboratoire Ambiances, Architectures et Urbanités « La fragile ténacité de la vie. Une enquête sur la relation au végétal en milieu oasien » (proposition de titre)

Cette communication partira d’une ethnographie effectuée dans une oasis située au sud du Maroc. En accompagnant une femme âgée qui effectue des collectes d’herbes « sauvages » la question du soin s’est imposée en des variantes remarquables. Cette femme nous a mise à l’écoute des mythes fondateurs du lieu et nous a amené à déchiffrer une complexe grammaire du soin adressée à un fourmillement d’entités : d’invincibles plantes épineuses comme des fleurs éphémères, des insectes entreprenants et des esprits capricieux, tout ce qui, finalement, touche à la vie oasienne dans sa fragile ténacité. Nous évoquerons tant l’effort de décentration qui nous a été nécessaire pour appréhender cette réalité, où les humains sont si peu présents à première vue, que le travail composite de restitution d’une telle enquête, passant par l’écriture, mais aussi le film, le son et la performance dansée.

11h30  discussion

déjeuner   

  • 14h Camille de Toledo Essayiste, romancier, plasticien, enseignant à l’ENSAV (La Cambre)
  • 14h45 Arnaud Théval Artiste, plasticien et écrivain, enseignant chercheur à l’Ensa de Strasbourg « L’animal dans le fossé. Ou une altérité renouvelée »

L'attrait pour l'animal tapi dans le fossé remonte depuis les souterrains de ma mémoire. Longtemps, nous nous sommes promenés avec mes parents sur les chemins d’une petite campagne à la limite de la ville. À mesure que je grandissais, ces mêmes chemins devenus familiers me paraissaient ennuyeux. Pour autant quelque chose agitait en moi une insatiable curiosité. À chaque balade, mon attention était attirée vers le bas-côté du chemin, par des bruissements étranges ou des craquements soudains. Mon corps tout entier était alors mobilisé dans une attitude d'observation. Mes yeux scrutaient les fourrés, attentifs au moindre mouvement et mes oreilles à l'écoute de la répétition potentielle du bruit. Bien souvent, le hasard me faisait découvrir des myriades de sauterelles, des mantes religieuses, des lézards, des araignées, des mulots, des reinettes, des phasmes, plus rarement des hérissons et souvent rien du tout. Ces bruits dans les fossés ont contribué à fabriquer chez moi une attitude de chercheur, un goût pour la curiosité, une attirance pour ces présences animales cachées. Bien des années plus tard, mon père me révéla sa ruse pour me faire avancer sur les chemins. Il avait dans ses poches des petits cailloux qu'il jetait discrètement dans le fossé.

L'anecdote pourrait en rester là si je ne la mettais pas aujourd’hui en perspective avec la construction de ma pratique artistique, puis son déplacement même. Nous verrons comment l’animal émerge sur mes terrains de recherches dans les quartiers d’habitations populaires, à l’hôpital, puis dans les prisons et comment il a modifié ma propre pratique de chercheur. Peut-il potentiellement devenir un acteur politique d’un changement de paradigme sur nos acceptions de l’altérité ?

En quoi permettrait-il de transformer les régimes de relations entre les acteurs dans les institutions et leurs organisations mêmes ?

  • 15h30 Sophie Djigo Philosophe et chercheuse à l’Institut convergences et migrations, professeure en classe préparatoire « Cohabiter à Calais : violences, soin et violence du soin »

La philosophie s’est assez peu emparée des questions migratoires, et lorsqu’elle le fait, c’est souvent d’un point de vue général, au prisme d’une analyse conceptuelle des notions de citoyenneté, d’Etat-nation, en problématisant la tension entre droits des migrants et exercice de la souveraineté aux frontières. Une approche de « philosophie de terrain » propose plutôt de partir de l’expérience de la migration, du point de vue des exilé·es et des différent·es acteur·rices impliqué·es notamment dans les espaces-frontières, subissant, manquant ou expérimentant de nouveaux modes de cohabitation. 

L’enquête de terrain permet d’explorer les pratiques de soin/care dans des contextes qui les rendent souvent impossibles. La gestion policière de la frontière franco-britannique à Calais met en œuvre des dispositifs dont l’un des effets est de mettre en concurrence les personnes en exil, entravant la construction de liens de solidarité. Plus loin, la politique migratoire mise en œuvre exclut toute possibilité d’habitat pour les migrant.es, condamné.es au mouvement sans répit. Comment peut se déployer la relation aux autres dans un espace où les migrant.es se voient dénier le statut de « cohabitant » ? Comment se tissent des liens d’entraide dans des lieux où la cohabitation est rendue impossible ? Jusqu’à quel point une approche en termes d’éthique du care est-elle pertinente dans ce contexte ?

8 novembre 2024, séance 5 – Naissances. Questionner la création artistique à partir du care

École Nationale Supérieure d’Architecture et du Paysage de Lille, salle Jean Challet, Villeneuve d’Ascq, métro Hôtel de Ville

Organisation : Anne Boissière, CEAC, Professeure émérite de l’Université de Lille, philosophie de l’art et esthétique

La naissance, certes, est une notion métaphorique renvoyant au « commencement » et à l’ « apparition » voire à la « natalité ». Le champ philosophique apporte sur ces sujets un questionnement nécessaire, au demeurant multiple. Toutefois, c’est souvent au détriment de la part sensible, corporelle et psychique, voire transgénérationnelle de la maternité et de l’enfantement, dans lesquelles les femmes sont engagées. En proposant d’interroger la naissance sous l’angle d’un changement de paradigme, l’objectif est au contraire d’intégrer ce versant et de l’aborder sous un angle transdisciplinaire autant qu’artistique. Comment la notion de « création », en retour, s’en trouve-t-elle déplacée et autrement problématisée?

MATIN

  • Anne Boissière et Séverine Bridoux-Michel, architecte, chargée de cours à l’École Supérieure d’architecture et du paysage de Lille, LACTH, « Germe » : pour commencer ensemble

Que signifie « changer de paradigme »? Pas seulement théoriser sur le changement, dans un positionnement d’énonciation, de prise de parole et de réception en réalité inchangé, mais inventer des dispositions susceptibles d’interroger en retour les présupposés de ce positionnement. Sans anticiper la richesse du déroulement de la journée, nous souhaitons proposer un commencement qui permettrait avant tout d’entrer en relation et d’aider la pluralité à s’exprimer, dans l’éveil de l’écoute.

La question de la naissance se pose à nous en tant que femme, dans notre corps disposé pour procréer, accoucher, donner naissance (ce qui n’équivaut pas au désir d’enfanter); elle se pose dans le rapport à l’art, à travers la notion si décisive de la création : son déploiement théorico-philosophique n’a pas manqué, en effet, d’exclure le phénomène de la maternité et de la naissance, en faisant valoir un modèle normé par le masculin (et déjà dans le modèle judéo-chrétien de la création, si puissant dans la représentation occidentale de la création artistique). Enfin, la question se pose dans le rapport à la pensée, du point de vue des contenus comme de la forme : où et comment la naissance a-t-elle été thématisée? En quoi la prise en compte de la naissance transforme-t-elle le geste théorique, dans sa forme? Car cela veut déjà dire accueillir l’informe, le non-achevé, le fragile, le démuni, mais aussi le vivant, le cri, la régénération, le neuf, autant de micro-gestes qui restent à conquérir.

Pour commencer ensemble : nous avons choisi d’engager la geste de la création, à travers une expérience sensible et spatiale du sens, et en partant de quelques moments du texte de Maria Zambrano : « Germe », extrait de son livre De l’Aurore.

  • Camille Lacau Saint Guily Maîtresse de Conférences, Institut d’Études Hispaniques de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université, Naissance et agonie chez María Zambrano

La naissance a constitué une expérience inaugurale désastreuse chez María Zambrano, induisant des psycho-traumatismes multiples, dont l'oeuvre philosophico-poétique porte les stigmates, une œuvre dans laquelle la philosophe a rejoué et répété constamment cette expérience initiale, en la métabolisant, cherchant à vivre par elle une deuxième naissance, qu'elle attendit toute sa vie.

  • Ariane Martinez, Professeure en arts de la scène à l’université de Lille et membre du Laboratoire CEAC, performeuse occasionnelle au Générateur (Gentilly) dans les soirées collectives nommées Show your frasq, depuis 2018. Lectures croisées de Conception d’Ariane Zarmanti (2014) et des Argonautes de Maggie Nelson (2015), essais autobiofictionnels sur les parentalités alternatives.

La lecture, tout comme la naissance, est une expérience, plus qu’une connaissance. Ma proposition pour ce séminaire ne consiste pas en une communication académique, mais en une expérience partagée de lecture performée. Les deux romans autobiofictionnels, Conception d’Ariane Zarmanti (2014) et Les Argonautes de Maggie Nelson (2015) n’ont pas seulement en commun leurs dates de parution très rapprochées. Tous deux sont à la fois des récits sensibles de maternités et des essais qui véhiculent des utopies familiales alternatives. Je vous propose d’en parcourir les pages avec moi, comme on le fait avec le rituel du livre lu aux enfants chaque soir au coucher, en pointant, de temps à autre, un détail, un dessin, une parole. Bien entendu, dans cette proposition, je ne serai pas le parent, pas plus que vous ne serez les enfants. Nous serons tour à tour parents et enfants des mots des autres et de nos propres pensées, pour que s’engage un changement de paradigme dans nos façons d’envisager la naissance (de nos aspirations intimes et collectives), et le mater-paternage sans paternalisme.

Moment de discussion générale

APRÈS-MIDI

  • Joël Clerget Psychanalyste, praticien en haptonomie pré et postnatale, écrivant, Lyon Naître, à nouveau

« La vision du peintre est une naissance continuée. »

Maurice Merleau-Ponty[1]

Donner à entendre, vivre et sentir une version poïétique de la naissance. Prendre soin de la natalité conjugue l’art et la science en leur perpétuel mouvement régénérant. Toute naissance s’accompagne d’une conception préalable, que ce soit dans le corps-demeure d’une femme ou dans l’élaboration d’un corpus philosophique ou artistique. L’enjeu concerne la parution d’un sujet sur le fil de la génération et de la filiation, fruit d’une fécondité. Les pratiques de la psychanalyse, de l’haptonomie pré-postnatale et des prescriptions culturelles® illustreront notre propos.

  • Frédérique Bisiaux agrégée et docteure en philosophie. Professeure en classes préparatoires au lycée Faidherbe de Lille, Le génie du soin

La séparation du corps maternel implique la fragilité, ce qui naît étant d’autant plus exposé à l’imminence de la mort que sa vie est essentiellement communautaire. Dans l’adulte, la fragilité constitue un appel, d’où émerge le sentiment de responsabilité. La responsabilité stimule à son tour l’exercice d’une pratique concrète du soin, à l’origine du caractère expansif de la vie corporo-psychique du nouveau-né. Une pratique concrète de soin est constituée par l’ensemble des actions prosaïques du soin adapté à la vie : nourrir, laver, porter, bercer, protéger.

Chaque jour, il faut donc recommencer ces mille gestes invisibles de soin nécessaires à la vie de ce qui naît. Les femmes qui sont les dépositaires de ce savoir archaïque le savent bien, soigner suppose d’être chaque jour à la tâche, pareil à l’ artisan qui répète inlassablement la même routine corporelle qui lui permet de produire efficacement des artefacts « bien faits ». C’est d’ailleurs depuis l’apparente banalité de sa pratique quotidienne qu’émergent chez l’artisan compétent ces coups de « génie » d’où naissent simultanément une façon singulière et une norme pratique pour la production.

L’analogie du soin et de l’artisanat signifie à mes yeux la chose suivante : l’apparente simplicité de gestes prosaïques, à première vue dénués de génie, est en réalité grosse de création. Comme il existe un « génie » du bon artisan, il existe un génie du soin adapté. Et si le coup de génie du soin physique résidait avant toute chose dans son pouvoir de stimuler la création d’une autre réalité que corporelle, psychique, imageante, fictionnelle, de la pensée, un espace mental singulier, dont la création mobilise simultanément l’inventivité d’homo faber, la religiosité d’homo religiosus et l’imagophilie de l’artiste

  • Clarisse Picard Professeure de philosophie, Facultés Loyola Paris (anciennement Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris) L’enfantement : paradigme de la création artistique ?

Dans nos précédents travaux nous montrons en quoi l’enfantement prend, pour une femme singulière, le sens d’un mouvement originaire du naître à soi-même en donnant naissance à son enfant. Plus généralement, nous affirmons que ce mouvement originaire et universel du naître à soi-même en donnant naissance, dont l’enfantement est l’expérience paradigmatique, s’éprouve aussi dans sa médiateté dans toute expérience de subjectivation sociale, culturelle et politique. À la faveur de cette journée d’études, nous thématiserons plus avant les correspondances entre enfantement et création artistique afin d’en faire apparaître la pertinence, les enjeux, mais aussi les limites.

  • Moment de discussion générale pour clore la journée

[1] L’œil et l’esprit, (1964), Folio Essais, N° 13, 1987, p. 32.

28 novembre 2024 : séance 6 – Espaces, lieux et paysages. Questionner les inscriptions des vécus, des usages, des attachements et leurs spatialités

  • 9h30 Nicolas Canova (LACTH) – Les changements de paradigmes en géographie illustrés par les études de la musique

En étudiant l’évolution de la musique en géographie d’un point de vue épistémologique, nous pouvons constater son rôle de facilitateur des changements paradigmatiques, mais aussi de révélateur des inerties disciplinaires. En effet, les travaux sont particulièrement illustratifs des contextes dans lesquels sont (re)produits et consommés les savoirs et connaissances géographiques. Comme proposition de synthèse et en guise de terrain, une recherche sur les géographies du flamenco explore les perspectives contemporaines de la géographie musicale : l’étude critique, voire radicale, de la patrimonialisation et du développement territorial ; la mobilisation de la politique des échelles dans l’autonomisation des agents ; ainsi que quelques considérations géoéthiques seront à l’ordre du jour.

  • 10h15 Alexandre Chèvremont (CEAC) – Son et profondeur – quelques remarques sur l’espace acoustique

Quatre exemples musicaux sont ici à écouter pour saisir la relation du son à la profondeur, relation qui dépend d’un vide acoustique – un vide qui n’est pas angoissant mais laisse retentir dans le silence des voix intermédiaires la gravité solennelle des basses et leur résonance dans les voix aiguës. La profondeur apparaît alors comme une dimension de l’espace qui n’est pas une « largeur considérée de profil » (Merleau-Ponty), mais une hétérotopie ouverte par le son.

  • 11h Véronique Perruchon (CEAC) et Daniel Van de Velde - Changer la nature de l’arbre

Cette intervention à deux voix est une proposition de promenade esthétique et philosophique en compagnie de Véronique Perruchon et Daniel Van de Velde où les arbres nous aideront à ne pas perdre le sentiment d’être des organismes vivants.

Daniel Van de Velde sculpte et écrit. Il creuse des arbres délaissés, mettant à jour quelques cernes de croissance. Le tronc évidé et segmenté, la sculpture devient un vide contenu qui absorbe le regard, le rend terrestre et cosmique à la fois. Ses œuvres installées en extérieur ou en intérieur donnent la mesure du lieu où elles s’inscrivent.

Véronique Perruchon, professeure en Arts de la scène, est spécialiste de la lumière de spectacle. Elle s'intéresse à la transition écologique qui impacte le secteur par le passage au "tout LED" ; et, parallèlement, elle propose une réflexion sur la lumière naturelle (projet LuNat) en interrogeant la possibilité d'une dimension écosophique de la lumière dans le champ du spectacle vivant.

  • 14h Philippe Guisgand (CEAC) - La spatialité du rapport à l’œuvre chorégraphique

Notre intervention s’articulera en deux temps. D’abord, nous relèverons quelques confusions liées à la notion de culture dans le langage courant, puis nous envisagerons à la lumière de la sociologie des arts, quelques conséquences de ces confusions sur les représentations de ce qu’est – en France – une médiation dans le domaine du spectacle vivant. Dans un second temps, nous tenterons de placer l’analyse des œuvres, le débat esthétique et l’enrichissement mutuel postulant une égalité des intelligences comme alternatives possibles aux difficultés dont fait état la première partie de l’exposé. Ce faisant, nous proposerons une forme de médiation performée participative qui éclairera cette posture s’autorisant à parler de danse.

  • 15h Monique Toublanc – Quand l’action publique atterrit sur un territoire. Quelles interactions mutuelles se tissent entre les deux ?

Analyse et mise en perspective à partir de deux études de cas : le « 1 % paysage et développement » (A 19, Loiret, 2005-2016) ; l’aménagement des franges urbaines (île de la Réunion, décennie 2010).

Il s’agit de questionner à partir de deux études de cas la mise en œuvre de deux politiques publiques pensées pour se déployer à une échelle territoriale (supra communale) et ayant un objectif paysager : comment les dispositifs d’application sont-ils appropriés localement (hiatus, convergence …) et par qui ? De quelle manière, les acteurs locaux et les habitants s’en saisissent-ils ? De quelle façon finalement l’intervention de la puissance publique interagit-elle avec le terrain ?

Au sujet du « 1 % paysage et développement », nous verrons comment celui-ci peut générer envers et contre tout une dynamique relationnelle lorsqu’il atterrit (Latour, 2017) ; et surtout étonnamment comment le dispositif active, via des intermédiaires locaux, un paysage vernaculaire de qualité en ce qu’il fait sens pour les habitants.

Dans le cas des schémas intercommunaux des lisières urbaines, nous verrons que le passage du concept aménagiste (la lisière) à la réalité et sa déclinaison sur le territoire au travers d’un schéma ont pu se heurter aux usages existants, souvent méconnus, des franges urbaines. Avec cependant comme effet vertueux celui de porter attention à des zones d’interface, des interstices ignorés, des marges invisibilisées et ce faisant, de mettre aux jour les sensibilités habitantes inscrites dans l’espace.

Ces deux situations conduisent à mettre en débat la partition paysage politique / paysage vernaculaire (Jackson), le politique étant une dimension à part entière et essentielle du vernaculaire. À l’inverse, les attachements aux lieux, les usages et les pratiques de l’espace ainsi que les manières de vivre qui fabriquent le paysage vernaculaire sont stimulés, donnés à voir, dévoilés du fait même de l’intervention de la puissance publique.

  • 15h45 Judith Hayem – 12-18 Août 2024. Une semaine de commémoration dans la mine de Marikana (Afrique du Sud) : appréhensions, évolutions et sens des transformations paysagères et spatiales.

En août 2012, la mine de platine de Marikana (Afrique du Sud) a été le théâtre de la première tuerie de masse post-apartheid lors de la répression dans le sang, par la police sud-africaine, diligentée par la compagnie minière et le gouvernement avec l'appui du syndicat majoritaire (34 morts) des mineurs de platine en grève. Douze ans plus tard, la colline où les mineurs assemblés ont été tués reste un lieu de recueillement et de mobilisation mais un jour par an seulement, le 16 août, date anniversaire du massacre. Le reste du temps la colline trône dans la plaine entre campements informels et usine de traitement voisine du minerai. Elle est fréquentée par les enfants, les amoureux, les bergers et nulle indication ne signale ce qui s'y est passé. Pourtant des projets mémoriels existent mais restent à l'état de projet. Sur la base de deux terrains ethnographiques réalisés en Mars avril puis aout 2024, la communication réfléchira aux enjeu de visibilisation et d'invisibilisation de ce lieu de mémoire dans le paysage de la mine toujours en activité. Que voit-on quand on arrive à Marikana ? Comment évolue ce lieu dans l'espace et le temps au fil de l'année et au fil du temps ? Comment les images connues de Marikana qui dézooment rarement pour installer la colline dans le paysage plus vaste de la mine, contribuent-elles paradoxalement à la fois à mettre en lumière l'évènement et effacer son contexte social, industriel et politique plus large et toujours contemporain.

16h30-17h Discussion et clôture de la journée d’études

Places

  • Maison de la recherche - ED SHS Lille Nord de France Université de Lille Bâtiment F
    Villeneuve-d'Ascq, France (59 653)

Event attendance modalities

Hybrid event (on site and online)


Date(s)

  • Friday, February 23, 2024
  • Friday, March 29, 2024
  • Thursday, May 30, 2024
  • Thursday, October 03, 2024
  • Friday, November 08, 2024
  • Thursday, November 28, 2024

Keywords

  • paradigme, espace, éthique, savoir situé, éco-féminisme

Contact(s)

  • ALEXANDRE CHEVREMONT
    courriel : alexandre [dot] chevremont [at] univ-lille [dot] fr

Reference Urls

Information source

  • ALEXANDRE CHEVREMONT
    courriel : alexandre [dot] chevremont [at] univ-lille [dot] fr

License

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To cite this announcement

« Changements de paradigmes », Seminar, Calenda, Published on Monday, February 12, 2024, https://doi.org/10.58079/vt9d

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