Published on Thursday, April 04, 2024
Abstract
Tandis que les travaux qui abordent la notion de responsabilité se multiplient, ces journées d’études seront l’occasion de les mettre en perspective. Elles porteront particulièrement attention aux trajectoires et aux rôles des acteurs en charge de la diffusion de la norme de responsabilité individuelle dans une diversité de secteurs d’action publique. L’injonction à la responsabilité se retrouve dans toutes les dimensions de l’existence : dans les politiques de l’emploi et du chômage, dans les politiques pénales, environnementales, les pratiques de consommation, de gestion de son budget ou de sa propre santé. Sans se restreindre à une notion en particulier, ces journées proposent de développer une microsociologie des acteurs qui participent à la diffusion de la norme de responsabilité individuelle, de leurs carrières et de leurs rôles. Elles pourront d’ailleurs permettre une réflexion autour de ces travaux et de leur apport pour des études empiriques des acteurs.
Announcement
Argumentaire
La notion de responsabilité a pris une place croissante dans les travaux en sciences sociales ces dernières années. D'un côté, des discours participent à la reconnaissance de la souffrance individuelle, de l'autre, des injonctions sont formulées aux individus pour qu'ils résolvent eux-mêmes cette souffrance (Neveu, 2015). Joseph Gusfield posait déjà ce constat à la fin des années 1980 : les nouvelles formulations des problèmes sociaux laissaient selon lui “dans l’ombre le rôle potentiel des institutions ainsi que les enjeux structurels” (Gusfield, 1989, p. 439), si bien que l’Etat construirait aujourd’hui des “problèmes publics privés” où “chacun est invité à se prendre en charge” (Neveu, 2015). Pour Emilie Hache en philosophie ou Loïc Wacquant en sociologie, le transfert de responsabilité aux individus s’inscrit dans la gouvernementalité néolibérale (Hache, 2007 ; Wacquant, 2010). L’attachement à l’Etat-providence est, dans cette perspective, rendu indésirable, tandis que les comportements responsables sont rendus désirables par le développement d’un gouvernement par l’Exemple. La responsabilisation individuelle est d’autant plus puissante qu’elle s’accompagne d’une connotation positive, “libératrice”, empruntée à la notion d’empowerment (Hache, 2007, p. 52) issue des mouvements sociaux. Cette incitation à la responsabilisation est renforcée par les logiques de fonctionnement des champs médiatique et politique (Comby et Grossetête, 2013 ; Nollet et Schotté, 2014). Elle peut participer à la dépolitisation des problèmes sociaux, selon différentes modalités : psychologisation (Rose, 1999), pathologisation et moralisation des comportements (Saguy et Riley, 2005). L’importance croissante de la responsabilisation contribue également à renforcer des logiques de distinction déjà présentes : les normes érigées en bonnes pratiques par la puissance publique apparaissent à la fois plus accessibles et plus profitables, en termes de rétributions symboliques, aux fractions d’administré·es les mieux dotées économiquement et culturellement (Comby et Grossetête, 2013). Or, le fait qu’un comportement responsable soit perçu comme désirable n’a rien d’automatique. La production de la désirabilité, outil de pouvoir (Foucault, 2001), suppose le travail d’acteurs contribuant à construire une telle vision de la gouvernementalité.
Tandis que les travaux qui abordent la notion de responsabilité se multiplient, ces journées d’études seront l’occasion de les mettre en perspective. Elles porteront particulièrement attention aux trajectoires et aux rôles des acteurs en charge de la diffusion de la norme de responsabilité individuelle dans une diversité de secteurs d’action publique. L’injonction à la responsabilité se retrouve dans toutes les dimensions de l’existence : dans les politiques de l’emploi et du chômage (Abdelnour et Lambert, 2020 ; Pillon, 2013 ; Vivès et al., 2023), dans les politiques pénales (Icard, 2019), environnementales (Ginsburger, 2020), les pratiques de consommation (Dubuisson-Quellier, 2016), de gestion de son budget (Perrin-Heredia, 2016) ou de sa propre santé (Bergeron, 2010 ; Berlivet, 2015). Les médiations par lesquelles s’effectue la diffusion de cette norme sont toutefois encore à explorer. Quelles socialisations et quels rôles dans ces secteurs d’action publique permettent de participer à cette diffusion de la norme de responsabilité ? Certains acteurs se caractérisent par leur participation conjointe à la diffusion et à la production ou à la critique (Jobard et al., 2020) de la norme, comment étudier leur participation à l’action publique ? Plusieurs notions donnent des outils pour analyser ces acteurs : “courtiers”, “intermédiaires”, “passeurs de l’action publique”, “relais”, “entrepreneurs de frontières” ou encore “mondes locaux de la production des droits” (Baudot et Revillard, 2014 ; Bergeron, Castel et Nouguez, 2013 ; Frau et Taiclet, 2021 ; Hassenteufel, 2011 ; Jobard et al., 2020 ; Nay et Smith, 2002). Sans se restreindre à une notion en particulier, ces journées proposent de développer une microsociologie des acteurs qui participent à la diffusion de la norme de responsabilité individuelle, de leurs carrières et de leurs rôles. Elles pourront d’ailleurs permettre une réflexion autour de ces travaux et de leur apport pour des études empiriques des acteurs. Les réponses à cet appel à communication pourront ainsi se structurer autour des trois axes suivants, pour lesquels se pose de façon transversale la question des trajectoires des individus étudiés.
Axes
Axe 1. Diffuser la norme en la promouvant : les bons élèves de la responsabilité
Ce premier axe se penchera sur les individus qui font circuler la norme de responsabilité sans publiquement la remettre en cause. Qui participe à importer cette norme dans des secteurs d’action publique dans lesquels elle n’est pas encore utilisée ? Comment en sont-ils·elles venu·es à diffuser cette norme ? Les propositions de communication permettront notamment d’interroger la façon dont les caractéristiques sociales des individus influencent le rapport à la norme de responsabilité. L’analyse des rapports sociaux de classe, de genre, de race, de handicap ou d’âge peuvent également permettre de saisir pourquoi certains individus participent à la production et à la diffusion de cette norme.
Il s’agira également d’interroger les circonstances conduisant à prendre une part active dans sa diffusion : coïncidence avec des intérêts professionnels, contrainte financière ou légale… (Rapin, 2021). Cet axe permettra alors une réflexion sur le rôle des organisations dans le rapport que leurs membres peuvent entretenir avec la norme de responsabilité : les intérêts économiques ou symboliques d’une organisation peuvent inciter ses membres à la diffuser. Promouvoir le gouvernement par les labels dans les politiques de lutte contre l’obésité est potentiellement moins contraignant pour les entreprises que la taxation de produits considérés comme dangereux, par exemple (Bergeron, Castel et Dubuisson-Quellier, 2014). Plus largement, on peut considérer qu’il existe des groupes d’intérêt de la responsabilité, qui participent à “[fabriquer, représenter et tenter] d’imposer ou de défendre un intérêt ou une cause” (Courty, 2006, p. 3) : quel rapport ont les membres de ces groupes à la norme qu’ils défendent ? Alors que certains individus se présentent comme les bons élèves de la norme de responsabilité, cet axe permettra de questionner leur rapport à celle-ci et la façon dont il s’est construit, entre dispositions antérieures (Laurens et Serre, 2016) et travail de socialisation par l’organisation. On pourra par exemple s’intéresser à la façon dont la socialisation professionnelle vient tempérer une socialisation militante préalable, et à la façon dont la mise en cohérence par les individus de ces socialisations contrastées structure leur manière de promouvoir la norme (Piganiol, 2016).
Axe 2. Diffuser la norme en la critiquant : d’où contester la responsabilité ?
Cependant, ce n’est pas parce que des individus participent à la diffusion de la norme de responsabilité qu’ils·elles y adhèrent sans contestation. Comme le montre Gwenola Le Naour avec la cause des usager·es de drogue, il est possible d’entrer dans l’action publique et ce faisant de participer à diffuser la norme de responsabilité à partir d’une posture contestataire (Le Naour, 2005). Ce sont celles et ceux qui expriment une critique de la norme de responsabilité, tout en la diffusant, qui seront l’objet des communications s’inscrivant dans ce deuxième axe. Il s’agira notamment d’analyser les conditions permettant la formulation de ces critiques : les trajectoires sociales et professionnelles de ces individus, leur rôle dans l’organisation à partir de laquelle ils parlent.
Ensuite, cette critique de la norme de responsabilité interroge quant à sa formulation : la norme de responsabilité symbolise-t-elle chez ces individus le désengagement de l’État et/ou de l’institution dans laquelle ils·elles sont chargé·es de diffuser la norme ? Les critiques s’inscrivent-elles ainsi dans un conflit d’attribution des responsabilités entre niveau macro, méso et micro, comme dans le cas des rénovations urbaines en Suède étudiées par Thörn et Polanska (Thörn et Polanska, 2023) ?
Les communications pourront également analyser les conséquences de la contestation sur les trajectoires : si Hélène Stevens souligne que les acteurs peuvent refuser les “schèmes psychologiques individualisants” produits dans le monde du travail (Stevens, 2008), la verbalisation de ce refus peut s’articuler avec la remise en cause de leurs pratiques professionnelles ou militantes par leurs supérieur·es ou par leurs pairs. Enfin, lorsque la critique ne suffit pas à empêcher la diffusion de la norme de responsabilité, que font les contestataires ? Choisissent-ils et elles l’exit des organisations dans lesquelles ils et elles évoluent, comme les statisticien·nes de l’ADEME (Comby, 2014) ?
Axe 3. Diffuser sans le vouloir : autonomie libératrice versus individualisation responsabilisante
Dans une diversité de secteurs d’action publique, la diffusion de la norme de responsabilité a participé à leur libéralisation : c’est notamment le cas pour la prise en charge du handicap, de la maladie et du rapport au corps (Bergeron, Castel et Dubuisson-Quellier, 2014), de l’emploi (Abdelnour et Lambert, 2020), de la vieillesse ou des “assisté·es” (Duvoux, 2014). Pourtant, des acteurs s’efforcent de définir le problème et sa solution différemment dans ces secteurs : le problème n’est pas individuel, et sa solution n’est pas la responsabilisation. Il est collectif, politisé, et sa solution doit permettre la libération des individus concernés. Cependant, une ambiguïté peut se créer lorsque la définition de la solution apportée au problème propose une autonomisation des gouverné·es. C’est le cas dans le secteur du handicap, où les militant·es s’opposent à une prise en charge au sein d’établissements, valorisant au contraire leur capacité à vivre de façon autonome (Bas, 2017), dans celui de la psychiatrie, où certain·es prônent une fermeture des asiles et des hôpitaux psychiatriques (Henckes, 2012), mais aussi dans des contextes régionaux ou locaux où des habitant·es revendiquent une plus grande autonomie politique vis-à-vis d’un Etat métropolitain centralisé (Guyon, 2016 ; Lacroix, 2013). On peut également retrouver cette démarche vers l’autonomisation et l’autodétermination dans des activités se réclamant du community organizing (Balazard et Fisher, 2016 ; Talpin, 2018) ou des dispositifs consultatifs (Laplanche-Servigne et Sa Vilas Boas, 2019) visant l’empowerment, la libération des publics visés. Le problème est alors formulé dans une perspective collective, militante et politique. Il peut néanmoins être utilisé par d’autres acteurs dans une perspective dépolitisée, jouant sur la proximité entre les notions d’autonomisation, d’individualisation et de responsabilisation. Les militant·es peuvent avoir conscience de ces ambiguïtés et dénoncer ces formes de réappropriations.
Il s’agira ainsi dans cet axe d’analyser la circulation de ces notions entre des espaces militants, associatifs et institutionnels, dans lesquels elles ne sont pas définies de la même façon. Quelles négociations, quels compromis entreprennent les acteur·rices pour concilier des conceptions contradictoires de l'autonomie ? Est-ce qu’ils et elles réalisent après coup que la notion qu’ils et elles ont produite et diffusée comme permettant un empowerment libérateur relève finalement davantage de l’empowerment libéral (Sardenberg, 2016) ? Auquel cas, comment s’engagent ou se réengagent des luttes définitionnelles afin de distinguer l’autonomie libératrice et la responsabilisation individualisante et de défier cette perspective libérale de l’empowerment ?
Modalités de soumission
Les propositions de communication d’une longueur maximale de 5000 signes (espaces compris) sont à transmettre à l’adresse suivante : jeresponsabilite@gmail.com.
avant le 29 avril 2024
Elles devront préciser l’axe dans lequel la proposition s’inscrit et une présentation des auteur·rices. Nous encourageons les propositions de jeunes chercheur·es issues de la sociologie et de la science politique.
Ces journées d’étude se tiendront le 1er et le 2 octobre 2024 à l’Université Paris-Dauphine, avec le soutien de l’IRISSO et du CURAPP-ESS.
Comité d’organisation
Amélie Carrier (IRISSO), Thomas Curtet (IRISSO), Claire Elazzaoui (IRISSO), Aude Lebrun (CURAPP-ESS & IRISSO), Lucie Longuet (ERMES & IRISSO)
Comité scientifique
Pierre-Yves Baudot (IRISSO), Patrick Castel (CSO), Jean-Baptiste Comby (Carism, Cens), Guillaume Courty (CURAPP-ESS), Sophie Dubuisson-Quellier (CSO), Nicolas Duvoux (Cresppa), Stéphanie Guyon (CURAPP-ESS), Camille Herlin-Giret (Ceraps), Gwenola Le Naour (Triangle), Ana Perrin-Heredia (Cerlis), Marie Piganiol (IRISSO), Jean-Marie Pillon (IRISSO).
Subjects
- Political studies (Main category)
- Society > Political studies > Political science
Places
- Université Paris Dauphine - Place du Maréchal Lattre de Tassigny
Paris, France (75016)
Event attendance modalities
Full on-site event
Date(s)
- Monday, April 29, 2024
Attached files
Keywords
- Action publique, responsabilisation, individualisation, autonomie
Contact(s)
- Aude Lebrun
courriel : aude [dot] lebrun [at] u-picardie [dot] fr - Thomas Curtet
courriel : thomas [dot] curtet [at] dauphine [dot] eu - Claire Elazzaoui
courriel : claire [dot] elazzaoui [at] dauphine [dot] eu - Lucie Longuet
courriel : lucielonguet [at] orange [dot] fr - Amélie Carrier
courriel : amelie [dot] carrier [at] dauphine [dot] eu
Information source
- Aude Lebrun
courriel : aude [dot] lebrun [at] u-picardie [dot] fr
License
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To cite this announcement
« Responsabiliser les gouverné·es : production, diffusion et critique d’une norme d’action publique », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, April 04, 2024, https://doi.org/10.58079/w5y7