HomeProduire, habiter et politiser les espaces délaissés

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Produire, habiter et politiser les espaces délaissés

Une approche environnementale, du XIXe siècle à nos jours

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Published on Wednesday, November 27, 2024

Abstract

Cet appel à communications invite à explorer la question des espaces délaissés et leur occupation par des populations marginalisées. L’appel vise à mieux comprendre comment ces lieux, à l’abandon pour des raisons environnementales, économiques ou topographiques, deviennent des territoires d'habitation ou d’activités pour des groupes marginalisés. Comment sont déterminés et rendus possibles les usages informels des espaces délaissés ? Que produisent ces usages ?

Announcement

Argumentaire

Le 21 septembre 2001, à Toulouse, plusieurs centaines de tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans l’usine AZF explosent, entraînant la mort de 31 personnes et 2500 hospitalisations. Une vaste partie de la zone industrielle Toulouse Sud, qui accueillait l’usine, est fortement polluée, inapte à la construction de logements, et reste à l’état de friche depuis plus de 20 ans. Ces espaces, rendus officiellement inutilisables par leur dégradation environnementale, ne sont néanmoins pas désertés. Ainsi, des lieux informels de rencontres masculines s’y sont développés, et plusieurs campements et bidonvilles se dressent aujourd’hui aux alentours du cratère et du mémorial d’AZF (Cauhopé, 2011 ; Llopart, 2017 ; Saint-Hilaire, 2023).

Loin de constituer un phénomène isolé, le peuplement informel de ce site pollué invite au contraire à penser, à travers divers contextes historiques, géographiques et politiques, la manière dont des espaces délaissés sont investis par des populations marginalisées. Il s’agira ainsi de nous intéresser aux formes d’occupations informelles, illégales ou en marge du droit, de lieux de diverses natures, qui présentent comme caractéristiques communes d’être délaissés. 

Les espaces-déchets de l’industrie incarnent un premier type d’espaces délaissés, en raison de périls imminents, de pollutions durables ou encore de servitudes immobilières. Zones considérées comme des résidus, jetées après que leurs ressources aient été consommées, les espaces-déchets peuvent être distingués en plusieurs catégories. Certains sont produits par accumulation, par exemple les terrils de charbon ou les décharges. D’autres sont issus de l’abandon de constructions, telles que les friches industrielles ou les infrastructures de transport désaffectées. Enfin, certains sont le résultat de dégradations de l’environnement, qu’il s’agisse de zones au périmètre limité, par exemple des sites classés Seveso, ou plus étendu, comme dans le cas de la zone de Tchernobyl (Hurley, 1995 ; Centemeri, 2011 ; Carré, Le Tourneau, 2016 ; Néel et al., 2020 ; Klein, 2023).

Certains espaces peuvent également être délaissés, cette fois pour des raisons topographiques. C’est le cas de zones naturelles plus difficilement appropriables par les États, comme les territoires montagneux, les marais ou les déserts. Ceux-ci ont pu être investis de manière informelle par des populations, malgré mais aussi en raison de leur caractère moins accessible (Derex, 2001 ; Scott, 2009). Au-delà des critères topographiques, certains espaces identifiés comme dangereux ou à risques, à cause de facteurs dits « naturels », pourtant difficilement dissociables aujourd’hui des activités anthropiques, peuvent également devenir des zones inconstructibles et délaissées. Ainsi, des territoires menacés par des risques sismiques ou d’inondations sont investis de manière illégale par certains groupes sociaux (d’Ercole, Sierra, 2008 ; Rode, Sierra, 2008).

Cette journée d’étude contribuera à l’instauration d’un dialogue entre histoire et sociologie des marges d’une part, et histoire environnementale de l’autre. Récemment, des dynamiques concomitantes en histoire et en sociologie se donnent pour ambition de structurer des champs de recherche à l’intersection de l’histoire des mondes du travail et de l’environnement (La sueur et la poussière. Une histoire environnementale des mondes du travail, Toulouse, 19-21 juin 2024), ou en repensant l’écologie depuis un ancrage dans les classes populaires (Politix, 2023/4, n° 144 ; Poupeau et al., 2024). 

L’objectif de cette journée sera de porter notre focale, non pas sur les classes populaires ou sur les mondes du travail au sens large, mais plus précisément sur les marges sociales et le rapport qu’elles entretiennent avec des espaces délaissés. Comment sont déterminés et rendus possibles les usages informels des espaces délaissés ? Que produisent ces usages ?

Les communications pourront aborder l’ensemble de la période contemporaine, du début du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les travaux portant sur des contextes nationaux variés sont les bienvenus, et les perspectives comparatives sont particulièrement encouragées. La journée d’étude sera enfin attentive à la construction d’une réflexion pluridisciplinaire, et nous accueillerons des propositions émanant de l’histoire, de la sociologie, la science politique, la géographie ou l’anthropologie.

La production des territoires

Un premier axe s’intéressera à la manière dont les espaces déchets s’inscrivent dans les territoires urbains ou ruraux, et participent de leur structuration et de leur identité.

L’histoire environnementale urbaine s’est jusqu’ici principalement concentrée sur l’ancrage et les nuisances de l’industrie dans la ville (Le Roux, 2011 ; Haumann et al., 2020). Les conséquences de ces pollutions ont éclairé le processus de division entre des zones saines, réservées à l’habitat et privilégiées par les classes supérieures, et des zones polluées, dédiées aux classes ouvrières (Guillerme et al., 2004). Ces questionnements méritent d’être approfondis, à travers l’étude non pas des nuisances directes de l’industrie, mais également de ses nuisances indirectes et notamment foncières. Comment la ville produit-elle ces espaces-déchets, sur son propre territoire, mais aussi les campagnes environnantes ? Comment ces espaces déchets produisent-ils la ville et ses périphéries ?

Les communications pourront également proposer une historicisation des cycles de production des espaces délaissés. Au XIXe siècle, certaines activités telles que les mines et carrières ou les voiries et décharges condamnent de vastes emprises parfois durablement dégradées (Barles, 1999 ; Graber, 2013 ; Troch, 2018). À la fin du XXe  et au XXIe siècles, dans le Nord global, les processus de désindustrialisation, certains accidents majeurs et des évolutions techniques ou politiques entraînent la désaffectation progressive d’espaces et d’infrastructures industriels (Buu-Sao, 2020 ; Bécot, Le Naour, 2023). Dans les sociétés postcoloniales, les logiques extractivistes laissent également en friche des zones considérables et très fortement dégradées, telles que les alentours des mines modernes à ciel ouvert ou les anciennes forêts déboisées (Hecht, 2021). Comment des espaces sont-ils rendus afonctionnels ? Comment les motifs de l’afonctionnalité de certains espaces évoluent-ils historiquement ?

Au-delà de la question des espaces déchets de l’industrie, la ville produit également d’autres formes d’espaces délaissés, qu’il s’agira d’historiciser. Par exemple, l’évolution des sensibilités et des critères d’hygiène ou la reconnaissance de la toxicité de certains matériaux ont pu engendrer des modifications législatives (Baret-Bourgoin, 2005 ; Rainhorn, 2019). D’un point de vue urbanistique, cela conduit à la catégorisation de certains immeubles comme insalubres ou à de vastes plans de rénovation dus à la présence d’amiante et de plomb, laissant souvent des îlots entiers inoccupés, qui sont alors régulièrement investis illégalement (Davis, 1989 ; Colin, 2016).

Les cycles de production de ces espaces délaissés participent de l’évolution historique des villes. Ainsi, les communications pourront s’interroger sur la manière dont ces espaces délaissés impactent l’identité de certains quartiers.

Les modes d’habiter

Dans un deuxième axe, nous nous intéresserons aux modes d’habiter des groupes marginaux dans ces espaces-déchets ou dangereux.

Les populations marginales du XIXe au XXIe siècle, telles que les vagabonds, mendiants, prostituées, zoniers ou zonards, ont déjà été appréhendées à travers leur ancrage spatial (Farge, 1979 ; Kalifa, 2013 ; Aprile, Retaillaud-Bajac, 2015 ; Espaces et sociétés, 2017/4). Les communications pourront poursuivre ces réflexions en les nourrissant d’une approche environnementale. Elles pourront s’interroger plus précisément sur les modes d’habiter et  les pratiques occupantes qui sont déployés par les populations marginales dans les espaces délaissés (Mathieu, 2014). Quels rapports se nouent entre les groupes sociaux qui habitent ces espaces et leur environnement ? Comment les populations y vivant s’approprient-elles ces espaces et composent-elles avec les risques qui les traversent ? Quelles compétences développent-elles en dépit de leur situation de vulnérabilité (Bouillon, 2009) ? Quelles ontologies spécifiques s’y déploient, en particulier dans les Suds (Escobar, 2018) ?

Quels sont les contraintes et les choix qui pèsent sur les trajectoires résidentielles de ces groupes, les conduisant à s’installer dans ces lieux ? Les communications pourront par exemple s’interroger sur la recherche d’opacité de certains groupes sociaux (Bulle, 2020). La volonté d’échapper à l’« œil de l’État » (Scott, 1998) peut conduire au choix d’espaces délaissés, en raison du plus faible encadrement policier ou du flou juridique entourant leur droit de propriété.  Il pourrait être aussi intéressant d’étudier comment les cycles de production d’espaces délaissés participe de l’évolution des groupes marginalisés qui s’y installent. On peut penser par exemple aux différents espaces disponibles investis par les groupes immigrés successifs (Blanc-Chaléard, 1998 ; Rainhorn, 2005 ; Cohen, 2010 ; Acker, 2021).

Les usages informels de ces espaces peuvent également remettre en cause la séparation fonctionnelle entre espaces de vie et de production qui travaille toute la période industrielle (Abbott, 1988 ; Bennholdt-Thomsen, Mies, 2022). Nous pourrons ainsi nous intéresser à la mixité d’usages qui se déploie dans ces espaces. Quelles sont les pratiques économiques informelles qui se développent dans ces lieux ne remplissant plus leurs fonctions économiques initiales ? Les communications pourront étudier les activités de récupération – carburants, métaux – de prostitution, de recel ou encore les pratiques festives illégales (Proth, 2002 ; Corteel, Le Lay, 2011 ; Callén, 2016 ; Plouchard, 2017). Observe-t-on des conflits d’usage entre différents groupes sociaux habitant ces espaces (Pierdet, 2008) ? Ici, une focale portée sur les appropriations genrées de ces espaces pourra être particulièrement utile. Comment ces pratiques sont-elles déterminées par les contraintes de l’espace où elles s’insèrent ?

Enfin, récemment, des travaux ont proposé de dépasser le concept d’errance et le clivage ville-campagne, pour montrer que les vagabonds du XIXe siècle, longtemps perçus comme des nomades ruraux, ou que les SDF du XXe siècle, souvent décrits comme sans ancrage, sont bien souvent attachés à des villes en particulier (Zeneidi-Henry, Fleuret, 2007 ; Gaume, 2021 ; Julien, 2022). De même, alors que la sociologie contemporaine des marges s’est longtemps attachée à décrire des phénomènes urbains, des recherches s’intéressant aux travellers et travailleurs nomades saisonniers permettent de remettre en cause cette dichotomie (Frediani, 2017 ; Auger, 2023). Nous serons ainsi particulièrement attentifs aux communications cherchant à questionner le clivage ville-campagne, et appréhendant les trajectoires résidentielles de groupes marginalisés, d’espaces délaissés en espaces délaissés, par-delà cette dichotomie.

Les discours et pratiques politiques

 Dans ce troisième axe, il s’agira de réfléchir à la manière dont des revendications et pratiques politiques, notamment écologiques, sont portées par des groupes sociaux habitant des espaces délaissés.

Les communications pourront ainsi porter sur le déploiement d’un travail militant fortement spatialisé. La relégation dans ces espaces délaissés correspond parfois à des formes de racisme environnemental. Comment celui-ci participe-t-il de l’affirmation d’identités minoritaires et ethniques (Pellow, 2005 ; Buu-Sao, 2020) ? Plus largement, quelles formes d’autochtonie spécifiques servent de support à la politisation (Dechézelles, Olive, 2019) ? Si les mobilisations émergeant pour lutter contre les impacts d’activités polluantes ont été étudiées (Salazar-Soler, 2016), observe-t-on ici des revendications pour préserver un espace dégradé ou dangereux ?

Ainsi, au XIXe siècle, les communautés naturiennes anarchistes vivant sur la butte Montmartre développent une réflexion sur la ville et la nature grâce à leur contact prolongé avec les nuisances urbaines (Grillet, 2024). Plus récemment, c’est aussi dans certaines friches urbaines que se développent des expérimentations écologiques radicales (Sencébé, 2013 ; Babou, 2023).

Au-delà des discours, des pratiques relevant davantage d’économies morales propres aux groupes habitant des zones polluées ou dangereuses pourront être étudiées (Thompson, 1988 ; 2015). En quoi les espaces occupés participent-ils de configurations sociales et de pratiques de subsistance spécifiques ? Peut-on observer des formes d’écologie morale (Jacoby, 2003), comme dans le cas de certains chiffonniers résidant en bidonvilles, et remplissant une fonction centrale dans le recyclage des déchets (du Roy, 2022) ?

Il s’agit finalement de s’inscrire dans une approche écologique des mobilisations (Zhao, 1998 ; Cossart, Talpin, 2019). Une attention pourra être portée sur les conditions d’existence et l’engagement des corps dans cet environnement. La manière dont l’espace délaissé est une ressource à la fois « habilitante et contraignante » (Dechezelles, Olive, 2017) qui peut autant rendre possible que limiter les capacités de mobilisation nous intéressera particulièrement (Li et al., 2018).

Modalités de soumission

Les propositions de communication, de maximum 4000 signes devront indiquer le nom et rattachement institutionnel des participant.es. Elles devront préciser le type d’espace délaissé étudié et l’axe dans lequel elles s’inscrivent. Le comité sera sensible aux efforts pour s’inscrire dans le questionnement général de la journée d’étude. Des propositions émanant de l’histoire, de la sociologie, de la science politique, de l’anthropologie ou de la géographie sont les bienvenues. Si la journée s’intéresse plutôt à la période contemporaine, nous sommes ouvert.es à des communications portant sur d’autres périodes.

Une publication sous la forme d’un numéro de revue est envisagée à la suite de la journée.

À ce tire, les participant.es souhaitant contribuer à ce projet de numéro sont invité.es à porter une attention particulière à la qualité des supports écrits envoyés.

Les propositions de communication sont à envoyer à l’adresse mail : marges.ruines@gmail.com

Calendrier

  • 5 janvier 2025 : date limite d’envoi des propositions

  • Début février 2025 : notification aux candidat.es
  • 5 mai 2025 : envoi des supports écrits
  • 6 juin 2025 : déroulement de la Journée d’Étude à l’EHESS, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris

Comité d’organisation

  • Coralie Douat (Labex PasP-ISP / Université Paris Nanterre)
  • Florian Julien (IDHE.S-CRH / Université Paris 8-EHESS)

Comité scientifique

  • Renaud Bécot (PACTE / Sciences Po Grenoble)
  • Florence Bouillon (ALTER-LAVUE / Université Paris 8)
  • Stéphanie Dechézelles (TREE / Université de Pau et des Pays d’Adour)
  • Judith Rainhorn (CHS-EHS / Université Paris 1)

Places

  • EHESS 54, boulevard Raspail
    Paris, France (75006)

Event attendance modalities

Full on-site event


Date(s)

  • Sunday, January 05, 2025

Keywords

  • environnement, marge, espace-déchet, écologie morale, pollution, squat, bidonville, occupation, migration, nomadisme

Contact(s)

  • Coralie Douat
    courriel : marges [dot] ruines [at] gmail [dot] com
  • Florian Julien
    courriel : marges [dot] ruines [at] gmail [dot] com

Information source

  • Coralie Douat
    courriel : marges [dot] ruines [at] gmail [dot] com

License

CC0-1.0 This announcement is licensed under the terms of Creative Commons CC0 1.0 Universal.

To cite this announcement

« Produire, habiter et politiser les espaces délaissés », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, November 27, 2024, https://doi.org/10.58079/12s1s

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