HomePenser la société en catégories au Moyen Âge
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Published on Wednesday, April 23, 2025

Abstract

La première journée d’étude du projet « SOCIOMA – Pour une sociologie médiévale » aspire à interroger les ressorts de la pensée catégorielle telle qu’appliquée à la société médiévale : quels sont les mécanismes ou procédés intellectuels mobilisés par les acteurs sociaux pour définir, circonscrire et nommer les catégories sociales ? Cette rencontre souhaiterait donc se consacrer aux structures culturelles et aux procédés intellectuels en action dans la pensée catégorielle.

Announcement

Oxford, 11-12 décembre 2025

Présentation brève du projet

Le Projet de Recherche Collaborative (PRC) ‘SOCIOMA – Pour une sociologie médiévale’, soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (2024-2028), a pour ambition d’écrire une histoire des savoirs sociologiques dans l’Europe latine des XIIe-XVe siècles. Cette enquête se distingue des travaux d’histoire sociale en privilégiant l’étude des pensées classificatrices, pour montrer que celles-ci ne sont pas seulement descriptives, mais qu’elles sont des outils intellectuels performatifs, un répertoire des formes sociales à disposition des acteurs, une « technologie du pouvoir ».

Trois axes orientent ce travail de recherche :

1/ une enquête lexicographique consacrée au vocabulaire latin et vernaculaire des catégories sociales à l'échelle de l’Occident latin ;

2/ l’étude et l'édition de corpus savants théologiques, juridiques, philosophiques et médicaux porteurs d'un discours sur l’architectonique de la société médiévale ;

3/ l’observation de l’usage des taxinomies sociales dans la littérature pragmatique, afin de mieux révéler les dynamiques sociales qui en résultent.

Au sein d’une très longue histoire de la pensée sociale catégorielle, qui recouvre largement celle des formes et modalités de la domination étatique, et qui s’étale des premières listes de catégories socio-professionnelles écrites en cunéiformes (ED Lú A, v. 3200 av. J.-C.) aux outils statistiques les plus récents – telle la Nomenclature des Professions et Catégories Socio-professionnelles de l’INSEE (2018) – la période médiévale mérite assurément d’être étudiée comme une étape importante dans l’élaboration des outils d’identification et de catégorisation sociales, et la promotion d’une forme de rationalité sociologique.

Argumentaire

En 2013, dans un éditorial publié dans les Annales HSS appelant à « repenser les statuts sociaux en histoire », ses auteurs livraient un double constat : d’une part que « l’existence des “statuts sociaux“ précède celle des sciences sociales » comme en témoigne « le vocabulaire par lequel les groupes sociaux se désignent à travers le temps et l’espace » ; d’autre part, que la question des statuts sociaux semble être passée au second plan des préoccupations des chercheurs depuis les années 1980, probablement en raison de l’abandon des grands paradigmes historiques qui avaient la prétention d’offrir des interprétations globales des sociétés humaines [Anheim, Grenier, Lilti, 2013].

Ce double constat invite à souligner l’angle mort que constitue bien souvent la période médiévale dans l’histoire des idées sociologiques : les synthèses classiques renvoient trop fréquemment le Moyen Âge à une incapacité structurelle de ses acteurs à développer une pensée sociale qui leur soit propre. Pourtant, le Moyen Âge européen fut un terrain d’observation constant de la science sociologique en construction, depuis l’analyse des formes de la vie religieuse par Émile Durkheim, jusqu’aux réflexions sur les structures de la domination de Max Weber. Ce dernier voyait notamment dans les concepts de « communalisation » (Vergemeinschaftung) et de « sociation » (Vergesellschaftung), deux types de relations sociales complémentaires, participant d’un processus historique conjoint d’institutionnalisation des groupes sociaux, dans le cadre de la ville médiévale [Weber, 2014 ; Oexle 1992]. Plus récemment, Pierre Bourdieu regrettait que la sociologie contemporaine ne prenne pas au sérieux les théologiens médiévaux qui « parlant de leurs problèmes de théologiens proposaient une théorie du social particulièrement raffinée, particulièrement moderne, transposant à leur institution des modes de pensée qu’ils avaient coutume d’utiliser pour leurs objets théologiques » [Bourdieu, 2015]. Les sociologues ne sont évidemment pas les seuls responsables de ce dialogue interdisciplinaire inabouti avec les historiens [Fontbonne 2023]. De leur côté, les médiévistes n’ont sans doute pas su proposer de commodes outils de synthèse ou les analyses systématiques qui auraient permis aux non spécialistes du Moyen Âge de dépasser certains préjugés et permettre une intégration des résultats de la recherche historique à l’histoire des idées sociologiques. Il convient ainsi de reconnaître que les grandes entreprises de sociographie du Moyen Âge, soucieuses d’en restituer les dynamiques catégorielles, impulsées dans les années 1960 [Roche, Labrousse, 1973] et conduites jusque dans les années 1980 [Duby, 1978 ; Le Goff, 1989], ont été depuis largement délaissées par les historiens. Les médiévistes se trouvent ainsi encore largement démunis lorsqu’il convient de « dire la stratification sociale » avec les outils conceptuels propres aux médiévaux [Aurell, 2005].

Hors du champ des spécialistes, le Moyen Âge reste ainsi souvent associé au seul imaginaire social des trois ordres, quand bien même les limites de ce paradigme au-delà du XIIe siècle ont été soulignées de longue date [Denton, 1999 ; Jussen, 2001]. Georges Duby lui-même avait souligné à quel point les maîtres des écoles parisiennes – Étienne Langton à leur tête – s’étaient très tôt émancipés du cadre restrictif de la tripartition fonctionnelle, pour s’appliquer dès le XIIe siècle à « tamiser le social » [Duby, 1978]. Animés d’un zèle pastoral, les théologiens des XIIe-XIIIe siècle distinguèrent dans leurs sermons ad status parfois plusieurs dizaines de catégories de fidèles fondées sur des critères variés d’âge, sexe, condition cléricale, profession, etc. [Bériou, 1998 ; Muessig, 2002]. Cette pensée catégorielle se répand dans nombre d’outils de la pastorale, tels les Sommes de confesseurs [Le Goff, 1964], et gagne une littérature morale qui s’en inspire : jeux d’échecs moralisés [Mehl, 1999], danses macabres [Batany, 1984], sans oublier les Contes de Canterbury d’un Geoffrey Chaucer [Mann, 1973]. Parallèlement à la sphère pastorale, l’organisation du monde social en catégories s’observe à partir des XIIe-XIIIe siècles dans l’ordre économique et fiscal – notamment dans le cadre des métiers –, mais aussi dans l’ordre politique et juridique, au sein duquel les premières ordonnances somptuaires de la fin du Moyen Âge apparaissent comme une tentative saisissante d’objectivation vestimentaire de l’ordre social et de mise en conformité de la représentation sociale avec les « états » [Bulst, 1997].

L’ordre ecclésial fut incontestablement l’une des principales matrices de cette pensée sociologique médiévale : adossée à une théologie de l’ordre céleste et terrestre fournie dès le VIe siècle par le Pseudo-Denys l’Aréopagite, les clercs n’eurent de cesse de penser l’ordonnancement social et ses hiérarchies, dans une quête d’harmonie et de mise en conformité de l’ordre terrestre avec les desseins divins. Ainsi l’ecclésiologie médiévale ne serait autre qu’une forme de sociologie, soucieuse d’ordonner et de hiérarchiser le corps social qu’est l’ecclesia [Bougard, Iogna-Prat & Le Jan, 2008 ; Iogna-Prat, 2016]. Produit des transformations de la société médiévale au XIIe siècle, les doctrines savantes, que l’on redécouvre ou que l’on réinvestit alors pour les enseigner dans les toutes premières universités – le droit, la théologie ou la philosophie naturelle –, contribuèrent à catégoriser, découper et classer le réel, en portant un regard tant descriptif que prescriptif. Théologiens, juristes, médecins et philosophes, en prise avec la société à laquelle ils appartenaient, s’appliquèrent à forger des outils sémantiques et sémiologiques nécessaires à la description du monde social, à produire des divisions et des distinctions propres à leur champ qui furent aussi des contributions à une conception architecturée de l’ordre social. Au-delà de la production savante, et dans le contexte d’un élargissement des usages de l’écrit, la littérature pragmatique participe elle aussi à la construction de conceptions sociales actives. Législations urbaines sur les métiers et nomenclatures du travail [Lachaud, 2006 ; Bourlet, 2015], écrits comptables et de gestion, chroniques, écrits historiques et livres de familles, écrits judiciaires, tout ce vaste ensemble documentaire dévoile en réalité un abondant maniement des taxinomies sociales par les auteurs, qui agit sur les formes de conscience d’une appartenance sociale et façonne les identités sociales [Judde, 2023].

Dans cette perspective, la première journée d’étude du projet SOCIOMA aspire à interroger les ressorts de la pensée catégorielle telle qu’appliquée à la société médiévale : quels sont les mécanismes ou procédés intellectuels mobilisés par les acteurs sociaux pour définir, circonscrire et nommer les catégories sociales ?

Les travaux récents de sociologie peuvent à cet égard constituer un point d’appui méthodologique également utile aux médiévistes. Ainsi, dans un article publié en 2015, Luc Boltanski et Laurent Thévenot se penchaient ainsi sur « la fabrication pratique » des classifications sociales et observaient – dans une perspective de sociologie des interactions – la façon dont les individus mobilisaient des compétences ou aptitudes diverses pour classer des individus en groupe, puis nommer ces groupes [Boltanski et Thévenot, 2015]. Il apparaissait à l’issue de cette enquête une opposition forte entre deux façons distinctes d’appréhender le monde social. Si les nomenclatures savantes tendent à supposer l’existence d’un espace social « homogène, segmenté et orienté […] dans lequel toutes les positions sociales pourraient être distribuées avec une égale facilité », les « catégories sémantiques des langages ordinaires » reposent au contraire sur l’appréhension d’un espace social diversifié, et polarisé à partir de « points saillants ». Ces « points saillants » sont des positions ou des professions qui sont aisément identifiables car elles ont fait ou font l’objet d’un « travail social de représentation » : leur existence est communément admise du fait d’un discours social qui s’est appliqué à les promouvoir. Dès lors, le processus de catégorisation fonctionne non pas par distribution mais par « assimilation aux points saillants », à partir de critères variables (âge, sexe, lieu de vie, études et diplômes, rémunération, pratiques culturelles, etc.) et de positions plus ou moins éloignées à ceux-ci dans l’espace social, dessinant les frontières mal définies entre chaque catégorie. Or, dans le jeu de la catégorisation aucun agent n’est neutre. En découle un vaste vocabulaire descriptif, dans lequel se croisent également des considérations esthétiques et morales, qui participe de l’élaboration d’un imaginaire social parfois conflictuel.

Cette première rencontre souhaitant se consacrer aux structures culturelles et aux procédés intellectuels en action dans la pensée catégorielle, les participants seront invités à se saisir des questions suivantes : quelles taxinomies savantes et/ou pratiques dans l’Europe latine ? Qui sont les agents de ces classifications, dans quel but les produisent-ils et à partir de quels critères propres ? Quels outils intellectuels sont mobilisés pour produire ces nomenclatures et quel vocabulaire pour en rendre compte ? Quelles influences ces nomenclatures exercent-elles sur d’autres groupes que ceux qui les ont produites, comment contribuent-elles à un « travail social de représentation » et à énoncer un imaginaire social ? Quelle porosité entre ces catégories ou, au contraire, quelle conflictualité ?

Envisageant l’ensemble de l’espace de la chrétienté latine ou l’une de ses parties, les contributions pourront se saisir d’un corpus documentaire spécifique, d’un groupe social préalablement défini, d’un terme ou d’une notion à interroger, d’une période, d’un lieu ou d’un événement spécifiques qui constitueraient des révélateurs d’une évolution ou d’une inflexion, ou encore d’un auteur ou d’une œuvre remarquables par leur acuité sociologique.

Modalités de contribution

Les communications d’une durée de 30 minutes pourront être présentées en français ou en anglais.

Les propositions devront être soumises avant le 15 juin 2025

et adressées à antoine.destemberg@univ-artois.fr. Les frais de déplacement, de logement et de restauration seront pris en charge par l’organisation.

Comité d’organisation

  • Aude -Marie Certin (Université de Haute-Alsace / Cresat)
  • Joël Chandelier (Université de Lausanne)
  • Antoine Destemberg (Université d’Artois / CREHS – Maison française d’Oxford)
  • Arnaud Fossier (Université de Bourgogne / LIR3s)
  • Carole Mabboux (Université Paris 8 Vincennes–Saint-Denis / MéMo)
  • Sandrine Victor (Institut Universitaire Champollion / Framespa)

Orientations bibliographiques

Anheim É., Grenier J.-Y. et Lilti A., 2013, « Repenser les statuts sociaux », Annales HSS, p. 949-953.

Aurell M., 2005, « Complexité sociale et simplification rationnelle : dire la stratification au Moyen Âge », Cahiers de Civilisation Médiévale, 48, p. 5‑15.

Batany J., 1984, « Les “Danses Macabré” : une image en négatif du fonctionnalisme social », dans J. H. M. Taylor dir., Dies illa. Death in the Middle Ages, Liverpool, p. 15-27.

Bériou N., 1998, L’avènement des maître de la Parole.  La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2 vol.

Bourlet C., 2015, « Le Livre des métiers dit d’Étienne Boileau et la lente mise en place d’une législation écrite du travail à Paris (fin XIIIe-début XIVe siècle) », Médiévales, no 69, p. 19‑47.

Boltanski L. et Thevenot L., 2015, « Comment s’orienter dans le monde social », Sociologie, vol. 6, p. 5-30.

Bougard F., Iogna-Prat D. et Le Jan R. dir., 2008, Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), Turnhout, Brepols.

Bourdieu P., 2015, Sociologie générale. Vol. 1 : Cours au Collège de France (1981-1983), Paris, Raisons d’agir/Seuil.

Bulst N., 1997, « Les ordonnances somptuaires en Allemagne : expression de l’ordre social urbain (XIVe-XVIe siècle) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 137-3, p. 771-784.

Denton J. dir., 1999, Orders and Hierarchies in Late Medieval and Renaissance Europe, Manchester, Macmillan.

Duby G., 1978, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard.

Fontbonne A., 2023, Introduction à la sociologie médiévale, Paris, CNRS.

Hanne G. et Judde de Larivière C. dir., 2010, Noms de métiers et catégories professionnelles : Acteurs, pratiques, discours (XVe siècle à nos jours), Toulouse, Presses universitaires du Midi.

Iogna-Prat D., 2016, Cité de Dieu, cité des hommes. L’Église et l’architecture de la société, Paris, Puf.

Judde de Larivière C., 2023, L'ordinaire des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (XVe‑XVIe siècles), Paris, EHESS.

Jussen B. dir., 2001, Ordering Medieval Society: Perspectives on Intellectual and Practical Modes of Shaping Social Relations, Philadelphie, University of Pennsylvania Press.

Lachaud F., 2006, « La première description des métiers de Paris : le Dictionarius de Jean de Garlande (vers 1220-1230) », Histoire urbaine, 16/2, p. 91-114.

Le Goff J., 1964, « Métier et profession d’après les manuels de confesseurs au Moyen Âge », dans Miscellanea mediaevalia, vol. 3, Berlin, De Gruyter, p. 44-60.

Le Goff J. dir., 1989, L’homme médiéval, Paris, Seuil.

Mann J., 1973, Chaucer and Medieval Estates Satire, Cambridge, Cambridge University Press.

Mehl J.-M., 1999, « Jeux et catégories sociales au Moyen Âge », dans À quoi joue-t-on ?, Montbrison, p. 105-116.

Muessig C., 2002, « Sermon, preacher and society in the Middle Ages », Journal of Medieval History, vol. 28, no 1, p. 73‑91.

Oexle O.G., 1992, « Les groupes sociaux du Moyen Âge et les débuts de la sociologie contemporaine », Annales ESC, 47e année, p. 751-765.

Roche D. et Labrousse C.-E. dir., 1973, Ordres et classes. Colloque d’histoire sociale, Saint-Cloud, 1967, Paris, EPHE.

Todeschini G., 2007, Au pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Verdier.

Weber M., 2014, La ville, Paris, La Découverte.

Zimmermann A. éd., 1979-1980, Soziale Ordnungen im Selbstverständnis des Mittelalters, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2 vol.

 

Subjects

Places

  • Maison française d'Oxford - 2-10 Norham Road
    Oxford, Britain (OX2 6SE)

Event attendance modalities

Hybrid event (on site and online)


Date(s)

  • Sunday, June 15, 2025

Keywords

  • Moyen Âge, sociologie, taxinomie, Europe latine

Contact(s)

  • Antoine DESTEMBERG
    courriel : antoine [dot] destemberg [at] univ-artois [dot] fr

Information source

  • Antoine DESTEMBERG
    courriel : antoine [dot] destemberg [at] univ-artois [dot] fr

License

CC-BY-4.0 This announcement is licensed under the terms of Creative Commons - Attribution 4.0 International - CC BY 4.0 .

To cite this announcement

Antoine Destemberg, « Penser la société en catégories au Moyen Âge », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, April 23, 2025, https://doi.org/10.58079/13sju

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