HomeQue fait-on de la souffrance psychique ?
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Published on Monday, May 12, 2025

Abstract

Ce dossier porte sur les usages du concept de souffrance psychique dans une perspective éthique. L’objectif n’est pas seulement d’en pointer les mauvais usages, de décrire et de critiquer la psychiatrisation ou la « santé-mentalisation du monde » mais d’interroger son utilité. À quoi nous sert le concept de souffrance psychique ? Qu’est-ce que ce terme nous permet d’accomplir, en termes de compréhension des phénomènes, d’action médicale ou d’action publique ? Peut-il être un simple concept descriptif, à utilité scientifique, ou bien charrie-t-il inévitablement son lot de considérations normatives qu’il conviendrait d’interroger sur le plan éthique et politique ?

Announcement

Argumentaire

L’Organisation mondiale de la santé adopte dès 1946, dans le préambule de sa Constitution, une définition de la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social » ne consistant « pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (OMS, 1946). Une disjonction semble alors s’opérer entre une idée « négative » de la santé (la santé comme le « silence des organes ») centrée autour de l’objet-maladie, et une conception « positive », faisant de la santé elle-même le nouvel objet d’intérêt. Cette distinction semble se prolonger dans le couple psychiatrie/santé mentale, dénomination apparue en France à la fin des années cinquante (Coffin, 2019) pour désigner un champ de savoirs et d’actions publiques portant sur les causes environnementales des pathologies de l’esprit, rappelant dans le champ psychologique les oppositions du couple médecine/santé publique (Barbe, 2024).

Cet élargissement induit logiquement un élargissement du pathologique, de ce que signifie « aller mal » et ouvre la voie à une montée en puissance, dans les années 1970, de la présence du terme « souffrance psychique » dans les publications francophones[1]. D’une certaine manière, l’objet-souffrance se place à l’interface entre les deux conceptions de la santé évoquées plus tôt : elle peut être un symptôme clair d’un phénomène pathologique mais aussi relever d’un fonctionnement considéré comme normal – auquel cas elle ne cesse pas pour autant d’être un frein à l’état de complet bien-être promu par l’OMS.

Ce dossier porte sur les usages du concept de souffrance psychique dans une perspective éthique. L’objectif n’est pas seulement d’en pointer les mauvais usages, de décrire et de critiquer la psychiatrisation ou la « santé-mentalisation du monde » mais d’interroger son utilité. À quoi nous sert le concept de souffrance psychique ? Qu’est-ce que ce terme nous permet d’accomplir, en termes de compréhension des phénomènes, d’action médicale ou d’action publique ? Peut-il être un simple concept descriptif, à utilité scientifique, ou bien charrie-t-il inévitablement son lot de considérations normatives qu’il conviendrait d’interroger sur le plan éthique et politique ?

Nous pouvons d’ores et déjà essayer de dégager quelques axes de tension pour amorcer une réponse à ces questions.

1. Politisation/dépolitisation

Du fait de l’objectif holistique et populationnel de la santé mentale, nous retrouvons aujourd’hui la souffrance psychique au cœur de nombreux discours sur la société. Lutter contre la souffrance psychique semble être un objectif politique assez consensuel. Pour autant, nous pourrions interroger la légitimité de cet objectif à la lumière de ses effets politisants ou dépolitisants.

Problème social/problème individuel

La tendance croissance à la pathologisation est ancienne et bien décrite par de nombreux chercheurs et chercheuses en histoire, sociologie et économie. Si quelques aspects de la vie sociale ont été dépathologisés dans l’histoire récente (l’homosexualité, par exemple), le mouvement de fond est à l’extension et touche particulièrement le champ de la santé mentale (Conrad & Slodden, 2013). Est-ce pour autant la place de la médecine ou de la psychologie de prendre à sa charge des difficultés psychiques qui résultent de conditions sociales, dont le statut pathologique est questionnable ? Allan V. Horwitz et Jerome C. Wakefield déplorent ainsi la « perte de la tristesse » comment élément normal, constitutif de la vie psychique humaine, témoignant dans beaucoup de cas davantage d’une réponse saine à des situations difficiles que d’une réponse inadaptée qu’il s’agirait de supprimer (Horwitz & Wakefield, 2007). Cette question du normal et du pathologique est cruciale car elle détermine en grande partie le lieu où le discours pathologique peut légitimement supplanter le discours politique.

En outre, cela a également un impact direct sur l’usage de médicaments et sur le développement d’interventions psychiques éclectiques (thérapies cognitivo-comportementales, thérapies psychocorporelles, activités socio-éducatives...). L’usage intensif de médicaments pour apaiser la souffrance psychique pose autant de questions sur le plan du soin (est-ce réellement un bénéfice pour les individus ?) que sur le plan socio-économique, puisqu’il incite structurellement l’industrie pharmaceutique à encourager ce mouvement de médicalisation de la souffrance psychique pour continuer à prospérer. La multiplication des acteurs soignants et non soignants de promotion de la santé mentale (psychiatres, psychologues, psychomotriciens, ergothérapeutes, éducateurs spécialisés, assistantes sociales, artistes ou animateurs dans l’art-thérapie, etc.) soulève alors la question de leur légitimité et celle de la distinction entre soin, bien-être, marchandisation et management.

La souffrance psychique est alors perçue comme un problème – ce qu’elle est sans doute souvent – alors qu’elle est peut-être aussi un symptôme. On peut dresser un parallèle simple avec la douleur physique : avoir mal est un problème qu’il importe de prendre en compte, mais c’est la cause de la douleur que l’on cherche souvent à traiter. Pour autant, le parallèle pourrait rapidement ne plus avoir de sens : si on ne traite un cancer que par des antalgiques, un processus biologique continue d’exister mettant en péril la survie de la personne. En revanche, si on supprime la souffrance psychique, existe-t-il toujours un processus psychologique destructeur qui met en péril la survie ou le bien-être ? Dès lors, ne pourrait-on pas légitimement compter résoudre les problèmes sociaux en s’occupant de la souffrance psychique ?

Mais une autre manière d’utiliser le concept de souffrance psychique est d’en faire un outil heuristique, plutôt que l’alpha et l’omega de l’action publique. En effet, repérer l’existence de souffrances psychiques chez les individus d’un groupe ou d’une société peut être un excellent moyen d’identifier les problèmes sociaux à l’œuvre. Dans ce cadre, la souffrance psychique serait-elle différente de son concept voisin de « souffrance sociale » (Renault, 2008), à condition que celui-ci ne soit pas à son tour utilisé pour masquer les hiérarchies sociales sous-jacentes (Fassin, 2006) ? Cela pose en creux la question de savoir en vertu de quoi un « problème social » est un problème. Est-il un problème parce qu’il fait souffrir les individus ? Ou est-il un problème donc il fait souffrir les individus ? Doit-on envisager qu’il existe des souffrances psychiques sans souffrance sociale et inversement ?

Monisme/pluralisme des valeurs

On peut également se demander si le concept de souffrance psychique n’est pas intrinsèquement politique en tant qu’il s’impose comme contre-valeur unique. La souffrance serait le mal absolu, à partir duquel toute l’action politique doit se déployer. On sait par exemple que la prévalence des syndromes démentiels est plus élevée dans les sociétés à fortes discriminations racistes (Adkins‐Jackson et al., 2023). Est-ce pour autant au nom de la diminution des troubles neuro-cognitifs qu’il faudrait combattre le racisme ? Ne perd-on pas de vue un certain nombre de valeurs essentielles en ne gouvernant que par et contre la souffrance psychique ?

Au fond, un usage politique immodéré du concept de souffrance psychique ne remet-il pas en question le pluralisme des valeurs constitutif des sociétés d’aspiration libérale ? La souffrance psychique pourrait alors être la première pièce essentielle à un projet biopolitique centré sur l’obtention d’une stabilité (éviter les crises, vivre avec la souffrance, etc.) par la promotion du bonheur en plus de la mission d’accroissement de l’espérance de vie ? Nous pourrions interroger la légitimité de cette finalité. C’est d’ailleurs précisément à l’encontre d’une pathologisation de certaines conditions ou de certains états mentaux que s’est développé le mouvement de la neurodiversité. Autre exemple : si plusieurs associations militantes de personnes transgenres contestent l’équivalence encore fréquemment établie entre les désirs de transition et des vécus de souffrance, c’est bien parce qu’elles perçoivent dans cette équivalence, sans doute à juste titre, un projet de gouvernement par la souffrance, en dépit de la dépathologisation de la dysphorie de genre[2].

Pour résumer ce point, est-ce vraiment le rôle de l’action politique de rendre ses citoyennes et citoyens heureux ? Peut-elle le faire sans imposer une vision substantielle de ce qu’est le bonheur ?

2. Objectivité/subjectivité de la souffrance

Qui peut poser le constat de la présence d’une souffrance psychique ? Les réponses à cette question, en apparence uniquement pratique, peuvent avoir des conséquences très différentes sur le plan éthique.

Contrôle/émancipation

Si l’individu en souffrance est seul habilité à poser ce « diagnostic » sur lui-même, alors on s’assure probablement que l’étiquette reste au plus proche du phénomène qu’elle est censée désigner. Mais si on se garde toujours d’évaluer la présence ou le niveau de souffrance des autres, comment peut-on assurer une juste distribution du soin et de l’accompagnement requis ? Ne risque-t-on pas de créer des « monstres de souffrance » – à l’image du problème des « monstres d’utilité » dans l’éthique utilitariste – qui vont mobiliser toute l’attention et tous les efforts sociaux pour les apaiser ?

Dans le même temps, n’y a-t-il pas un paradoxe à objectiver la souffrance alors qu’elle est par définition subjective ? Cela pose la question très générale de la légitimité de tenir un discours sur « l’âme », au fondement de la prétention à la construction d’un savoir psychologique et psychiatrique. Mais si l’on laisse à un groupe de professionnel·les le soin de définir qui est en souffrance et comment, on leur confère alors un grand pouvoir. Pourrait-on décemment dire à quelqu’un qui affirme souffrir que ce n’est pas vraiment le cas ? Pourrait-on dire à une personne qui ne formule aucune plainte qu’elle exhibe en réalité des signes de souffrance psychique ?

Lorsqu’on souffre, on serait vulnérable ; et lorsqu’on est vulnérable, on serait moins à même de prendre de « bonnes » décisions. Par ce glissement, devrait-on encore considérer les personnes en souffrance psychique comme en pleine possession de leur autonomie ? Si la souffrance psychique est objective, alors nous risquons peut-être d’encourager une diminution de la crédibilité accordée aux discours des personnes sur leur propre situation et constituer, au mieux une injustice testimoniale (Fricker, 2011), au pire un véritable pouvoir sur leurs existences.

Responsabilisation/déresponsabilisation

Toutefois, le risque de « désautonomisation » des individus peut aussi s’accompagner d’une déresponsabilisation. Cette question est déjà bien connue en éthique de la psychiatrie. Les troubles psychotiques sont par exemple depuis bien longtemps considérés comme des circonstances atténuantes, voire annihilantes, à l’imputation d’une responsabilité de leurs actes aux individus, en vertu de leur perte de contact avec la réalité.

En étendant le concept de souffrance psychique bien au-delà du champ de la psychiatrie, on pose la question de la responsabilité dans de nouveaux espaces. La souffrance psychique est-elle un concept qui permet d’étendre cette dilution de la responsabilité au-delà de ces cas fortement pathologisés par la psychiatrie ? Par exemple, pointer et dénoncer la souffrance psychique des soignantes et soignants de l’hôpital, entre autres à cause du risque de maltraitance des personnes prises en soin, n’est-il pas une manière de juger la structure responsable plutôt que les individus ?

Nous retrouvons ici un usage politique du concept de souffrance psychique dans la construction des problèmes sociaux. Cependant, jusqu’où peut-on tenir ce mouvement de déresponsabilisation des individus/responsabilisation des structures ? N’est-ce pas tout aussi problématique de nier l’autonomie et l’agentivité des individus ?

3. Unité du concept

Enfin, toutes les tensions ébauchées trouvent peut-être leur source dans un usage polysémique du terme « souffrance ». La souffrance psychique dont il est question dans la description des syndromes psychiatriques est-elle la même que la souffrance psychique dont il est question dans les mouvements de promotion de la santé mentale ? Croyons-nous parler à tort des mêmes phénomènes, ou d’un continuum de phénomènes de même nature, constituant une source de contradictions de toutes sortes qui seraient résolues par la levée de l’ambigüité sémantique ?

Ces quelques axes de réflexion sont à contester, enrichir, affiner et contourner. Nous appelons les chercheurs et chercheuses de toutes disciplines à proposer une réflexion éthique sur le concept de souffrance psychique, qu’il s’inscrive ou non dans les thématiques déjà ébauchées par cet appel à contribution.

Modalités de soumission

Les propositions doivent être adressées à l’adresse : revue@espace-ethique.org,

avant le 30 mai 2025.

Elles doivent comporter un argumentaire anonymisé de 1000 mots environ présentant les objectifs de l’article, les principaux arguments déployés, les corpus et méthodologies utilisés et s’accompagner d’une bibliographie indicative.

Calendrier

  • Lancement de l’appel à contribution : 5 mai 2025
  • Date limite pour l’envoi des propositions : 30 mai 2025
  • Retour de l’évaluation des propositions : 27 juin 2025
  • Remise du texte complet : 12 septembre 2025

Coordination scientifique

  • Paul-Loup Weil-Dubuc, rédacteur en chef de la Revue française d’éthique appliquée, responsable de la recherche à l’Espace éthique Île-de-France, chercheur dans l’équipe « Recherches en éthique et épistémologie », CESP U1018, Inserm/Université Paris-Saclay
  • Karine Demuth-Labouze, maitresse de conférences en biochimie et bioéthique, chercheuse dans l’équipe « Recherches en éthique et épistémologie », CESP U1018, Inserm/Université Paris-Saclay
  • Alexis Rayapoullé, assistant hospitalo-universitaire à l’Espace éthique Île-de-France, Université Paris-Saclay/AP-HP ; chercheur dans l’équipe « Recherches en éthique et épistémologie », CESP U1018, Inserm/Université Paris-Saclay

Notes

[1]https://books.google.com/ngrams/graph ?content =souffrance+psychique %2Csant %C3 %A9+mentale&year_start =1900&year_end =2019&corpus =fr-2019&smoothing =3

[2] Éthique, médecine et transitions de genre, vol. 10, Les cahiers de l’Espace éthique, à paraitre en 2025.


Date(s)

  • Friday, May 30, 2025

Keywords

  • souffrance psychique, médicalisation, psychologisation, dépolitisation

Contact(s)

  • Paul-Loup Weil-Dubuc
    courriel : paul-loup [dot] weil-Dubuc [at] universite-paris-saclay [dot] fr

Reference Urls

Information source

  • Paul-Loup Weil-Dubuc
    courriel : paul-loup [dot] weil-Dubuc [at] universite-paris-saclay [dot] fr

License

CC0-1.0 This announcement is licensed under the terms of Creative Commons CC0 1.0 Universal.

To cite this announcement

« Que fait-on de la souffrance psychique ? », Call for papers, Calenda, Published on Monday, May 12, 2025, https://doi.org/10.58079/13wjc

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