Présentation
Le Moyen-Orient est longtemps resté le parent pauvre des travaux de sciences sociales consacrés à la police. Cette marginalisation n’est pas propre au monde arabe. La France a elle-même investi tardivement ce champ de recherche, privilégiant l’analyse de ceux qui subissent la répression plutôt que ses commanditaires et exécutants. Cet impensé scientifique sur différents terrains traduit sans aucun doute une certaine forme de mépris et de défiance envers la police, longtemps considérée comme un « objet sale » (Monjardet : 1996). Sur le terrain arabe, il pourrait aussi être lié à la place surplombante de l’armée et à son rôle politique dans les constructions étatiques post‑indépendance.
Les soulèvements populaires survenus en 2011 marquent un tournant. Avec les protestations collectives, appelées à être pensées de plus en plus dans leur articulation avec les formes de la répression, l’objet « police » connaît une progressive réhabilitation parmi les historiens, sociologues, anthropologues travaillant sur cette région.
Pour saisir les dynamiques de construction de l’ordre public et les relations États-société dans le Proche-Orient, nous proposons de décentrer le regard en partant de l’appareil répressif et en privilégiant une perspective diachronique. Étudier le rôle des polices permet de reprendre à nouveaux frais l’histoire de la construction des États, prémodernes et contemporains, et de ses institutions, en l’articulant également avec l’analyse des formes informelles de policing qui permettent de penser l’État « en « éclairant l’envers de sa construction » (Houte : 2024).
Envisager la police dans une perspective diachronique et dans la longue durée répond à un triple objectif :
Mettre en regard nos méthodologies respectives
Faire l’histoire de la police soulève des problématiques variées, induit des méthodologies différentes et mobilise des corpus de nature diverse selon les époques étudiées. Pour la période médiévale, le défi consiste à travailler à partir de sources hétérogènes (chroniques, ouvrages juridiques, sources papyrologiques, etc.) qui ont parfois conservé la trace de documents de la pratique et qui nous informent sur les modalités de productions des archives policières dont on sait qu’elles étaient produites en grande quantité dans l’Iraq à partir du 9e siècle (Rébillard : 2024). Pour la période contemporaine, l’un des défis est sans doute de mêler les échelles institutionnelles (conduite d’entretiens) et microsociologique (ethnographie) pour relever l’écart entre les politiques énoncées et la réalité́ de leur mise en œuvre sur le terrain. Ces différentes méthodes peuvent également ouvrir à des compréhensions différentes des pratiques de policing, de ses dynamiques propres et de ses multiples réceptions au sein de la population. Cette journée sera ainsi l’occasion d’amorcer une discussion sur la mobilisation des outils des sciences sociales en histoire à partir de l’objet « police » et de décloisonner les approches disciplinaires.
Revisiter un certain nombre de paradigmes
Si le paradigme de l’« exception » autoritaire a été dominant au sein de la sociologie politique consacrée aux pays arabes, il n’a pas fait de place à l’analyse des systèmes de coercition, mais s’est concentré sur les logiques de libéralisation, de cooptation et de consentement. Étudier les polices permet de combler ce vide et de nuancer, voire de contredire un certain nombre de certitudes. Pour les périodes plus anciennes, comme dans la Syrie et l’Iraq (omeyyades et abbassides), l’analyse des politiques de recrutement permet également de mieux saisir l’évolution et le rôle de l’armée dont la police est issue et de revisiter le « paradigme mamelouke ».
Interroger les continuités et les ruptures
Cette perspective diachronique, tout en nécessitant certaines précautions méthodologiques, permet en effet d’établir des cadres temporels cohérents pour interroger les circulations, les héritages, les importations dans une durée plus, moins ou longue. À titre d’exemple, les périodes ottomanes et mandataires sont charnières pour penser les recompositions des polices actuelles. La détention administrative en Palestine est une pratique héritée du mandat britannique. L’analyse des continuités ouvre également une approche critique des perspectives continuistes en d’autres termes la création de fausses continuités. On s’intéressera aux discours véhiculant des continuités depuis l’époque coloniale. Les ouvrages orientalistes produits dans le contexte de l’expansion coloniale européenne comportent des développements sur l’histoire des « origines » des forces de l’ordre renvoyant une image figée de ces appareils et de leurs règlements, laquelle n’est parfois pas dénuée d’une dimension fonctionnaliste. De manière plus vaste, il s’agira d’interroger les usages contemporains du passé de l’histoire de la « police ».
Parmi les multiples entrées pour analyser les pratiques policières, le recrutement des agents des forces de l’ordre occupe une place privilégiée, puisqu’il nous dit quelque chose de l’administration publique de l’époque coloniale à nos jours. Qui composent les forces de police ? Quels sont les effets de la démobilisation des “milices” et de leur redistribution dans les forces publiques ? Quel est le rôle des solidarités communautaires ? Quelles sont les instances de délégation ?
Une autre entrée pertinente pour analyse sur le temps long consiste à analyser les pratiques informelles de policing comme le vigilantisme. Que nous disent-elles de l’État prémoderne et contemporain ? Dans l’Iraq du IXe siècle, l’ordre public à court et long terme résulte de compromis entre la police étatique et les diverses composantes de la société abbasside. La police fut loin d’avoir détenu le monopole de la contrainte physique et du maintien de la sécurité intérieure. En Iraq et dans d’autres régions plus éloignées, des groupes non étatiques se posaient en garants de l’ordre public et de la morale et peuvent être considérés comme de véritables mouvements vigilantistes. Dans la période contemporaine, le phénomène de la baltajiyya permet de rendre compte de la complexité des relations de différents groupes partisans au pouvoir politique, dépassant l’idée de faillite de l’État ou de son instrumentalisation.
Enfin, une troisième entrée heuristique pour les différentes périodes est celle des modèles de police et de leur circulation. Par exemple, dans la littérature sur les arts de gouverner (adāb al-sulṭaniyya) à l’époque médiévale, émerge un modèle théorique s’articulant autour de la figure du chef de la police participant à la construction d’un “idéal policier”. Depuis près de deux décennies, le community policing se voit quant à lui largement diffusé dans les différents pays arabes, présenté comme un remède miracle destiné à réformer des institutions policières en crise (Seurat, 2022). Cette journée d’étude invite ainsi à une approche critique de ces modèles et de leurs usages.
Programme
09h30 Accueil des participants & Mot d’Introduction
09h45 Mot d’Introduction
10h00-11h30 Panel 1 : Polices abbassides
Sous la modération de Pascal Buresi (CNRS)
- Intervenants :
- Hassan Bouali, docteur en histoire : (titre en attente)
- Eugénie Rébillard, IFPO : La police abbasside et ses archives à Bagdad (IIIe– IVe/IXe-Xe siècles)
11h30 -13h00 Panel 2 : Polices ottomanes
Sous la modération de Özgür Türesay, EHESS
Intervenants :
Yavuz Aykan, Paris 1-Panthéon-Sorbonne : Le contrat dit « nezir » : un instrument proto-policier de maintien de l’ordre face aux révoltes urbaines dans l’Empire ottoman à l’époque moderne
Noémi Lévy–Aksu, EHESS (sur zoom) : (titre en attente)
13h00-14h00 Pause déjeuner
14h00 -15h30 Panel 3 : Polices coloniales
Sous la modération de (en attente)
Intervenants :
- Luca Nelson-Gabin, IREMAM : Une gendarmerie dangereuse ? Maintenir l’ordre et construire l’État dans les premières années du mandat français en Syrie (1920-1925)
- Mehdi Sakatni, IREMAM : Policer le désert : le gouvernement des populations nomades dans la Syrie sous mandat français (1920-1946)
- Alex Winder, Brown University : Pratiques policières traditionnelles et coloniales en Palestine
- Clothilde Houot, historienne : Forces armées locales, nationales et impériales en Irak et en Transjordanie (1914-1941)
15h30 – 17h00 Panel 4 : Polices arabes
Sous la modération de Fabien Jobard
Intervenants :
- Leila Seurat, CAREP : Violence et confessionnalisme : que fait la police au Liban ?
- Ilana Feldman, George Washington University : Interventions policières : sécurité et surveillance à Gaza sous l’administration égyptienne
17 :00 Mot de conclusion
- Fabien Jobard, CNRS, Cesdip
Presentation
The Middle East has long been overlooked in social science research on policing. This neglect is not unique to the Arab world; even in France, interest in the field developed late, with studies focusing more on the victims of repression than on its architects and executors. This academic blind spot reflects a certain mistrust toward the police, often seen as a “dirty object” (Monjardet, 1996). In Arab contexts, this marginalization may also stem from the dominant political role of the military in post- independence state-building.
The popular uprisings of 2011 marked a turning point. The rise of mass protests—often closely tied to state repression—has led to renewed interest in the police among historians, sociologists, and anthropologists working on the region.
To better understand how public order is shaped and how state-society relations evolve in the Middle East, this symposium suggests a shift in perspective: focusing on the repressive apparatus and adopting a long- term, diachronic approach. Studying the police sheds new light on both premodern and modern state formation, including informal policing practices that reveal hidden aspects of state-building (Houte, 2024).
Programme
09:30 Welcoming Participants
09:45 Opening Remarks
10:00 Panel 1: Abbasid Policing
Chair: Pascal Buresi (CNRS)
Speakers:
- Hassan Bouali, CEFREPA
- Eugénie Rébillard, IFPO: The Abbasid Police and Its Archives in Baghdad(3rd–4th/9th–10th Centuries)
11:30 Panel 2: Ottoman Policing
Chair: Özgür Türesay (EHESS)
Speakers:
- Yavuz Aykan, Paris 1 - Panthéon-Sorbonne : The So-Called Nezir Contract: A Proto-Police Instrument for Maintaining Order in the Face of Urban Revolts in the Early Modern Ottoman Empire
- Noémi Lévy-Aksu, EHESS (by zoom)
13:00 Lunch Break
14:00 Panel 3: Colonial Policing
Chair: TBC
Speakers:
- Luca Nelson-Gabin, IREMAM: A Dangerous Gendarmerie? Maintaining Order and Building the State in the Early Years of the French Mandate in Syria (1920–1925)
- Mehdi Sakatni, IREMAM: Policing the Desert: Governing Nomadic Populations in French Mandate Syria (1920–1946)
- Alex Winder, Brown University: Custom and Colonial Policing in Palestine
- Clothilde Houot, historian: Local, National, and Imperial Armed Forces in Iraq and Transjordan (1914–1941)
15:30 Panel 4: Arab Policing
Chair: Fabien Jobard (CNRS, Cesdip)
Speakers:
- Leila Seurat, CAREP: Violence and Sectarianism: What Does the Police Do in Lebanon?
- Ilana Feldman, George Washington University : Police Encounters: Security and Surveillance in Gaza under Egyptian Rule
17:00 Closing Remarks
- By Fabien Jobard (CNRS, Cesdip)