HomeVers une nouvelle montée des censures invisibles ? Une question politique, technologique, intime et sociale
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Published on Tuesday, October 14, 2025

Abstract

Avec la censure tout est sensible et souvent passionnel : cancel culture, wokisme, caricatures, emprisonnement, libertés... De quelle manière est-elle contournée, comment opère-t-elle : explicitement car manifeste ou implicitement, par la voie de mécaniques sociales, juridiques, psychiques, économiques comme algorithmiques ? De nombreux travaux récents soulignent qu’elle ne relève plus seulement d’un contrôle autoritaire manifeste, mais de mécanismes plus diffus, souvent invisibilisés, parfois intériorisés, elle ne se résume ni à une oppression frontale, ni à une liberté entravée de manière univoque.

Announcement

Argumentaire

Tentons de le dire sans ironie, la censure est à la mode. De nombreux travaux sont venus en traiter lors de colloques, de divers congrès scientifiques ou de publications dans les dernières années (Martin, 2016 ; Candea, 2019 ; Roussin, 2020). Ces travaux récents soulignent qu’elle ne relève plus seulement d’un contrôle autoritaire manifeste, mais de mécanismes plus diffus, souvent invisibilisés, parfois intériorisés. La plupart de ces travaux rappellent que « la censure est l’une des manifestations par excellence de l’exercice du Pouvoir, une de ses dimensions constitutives » (Martin, 2016, p. 7). Mais elle ne se résume ni à une oppression frontale, ni à une liberté entravée de manière univoque.

Avec la censure tout est sensible et souvent passionnel : cancel culture, wokisme, caricatures, emprisonnement, libertés... Comment faire et que faire avec la censure ? De quelle manière est-elle contournée, comment opère-t-elle : explicitement car manifeste ou implicitement, par la voie de mécaniques sociales, juridiques, psychiques, économiques comme algorithmiques ? Enfin, que génère-t-elle ?

Plusieurs auteurs invitent à dépasser deux idées reçues : que la censure serait partout dans les sociétés occidentales, ou, à l’inverse, qu’elle aurait disparu.

Beate Müller distingue entre une censure régulatrice, institutionnelle, explicite, et une censure structurale, plus diffuse (Muller, 2004), inscrite dans les logiques sociales elles-mêmes — à l’instar de Bourdieu (2001) ou Barthes. Il s’agit d’une censure insidieuse parce que prenant la forme, décrite par Pascal Durand (2004 : 16 ; 2006) et d’autres auteurs, d’une soumission généralisée à l’orthodoxie des opinions.

Cette censure est dite « structurale » par Pierre Bourdieu (2001), dans la mesure où elle procède d’un effet de champ, la limitation du pensable et du dicible par les mécanismes mêmes qui organisent l’espace social » (cité par Laurent Martin, 2009). Ceux qui défendent ce point de vue insistent sur le fait que la censure est inévitable quel que soit le contexte socio –politique.

Plus récemment, dans le prolongement de cette réflexion, des travaux de sociologie sont venus pointer l’invisibilisation de la censure (Kryzhanousvki, Marchetti Ostromooukhova, 2020). On assisterait au retrait de la censure formelle au profit de son euphémisation à travers des mécanismes indirects, véritables technologies du « taire et du faire taire » (Candea, 2019).

Nous distinguerons ici deux manifestations principales de ces mécanismes : la première résidant dans des dispositifs manifestes de gestion, de contrôle, d’imposition de cadres matériels ou symboliques pour agir, parler, penser ; l’autre dans les processus diffus, sociaux, normatifs, conduisant à l’intériorisation de la contrainte comme à la peur de l’expression, à l’autocensure. La censure traverse les corps, la parole, la pensée et aussi des âges, des espaces, des corps professionnels appelés au secret et d’autres appelant à la « neutralité », à la sanction ou à la « réserve ». La censure, comme le souligne Schauer est aussi « le langage du professionnalisme » et ajoute-t-il de l’expertise, de la compétence institutionnelle et de la séparation des pouvoirs (2006 : 162).

Enfin, nous pouvons noter que ce sont aussi très souvent les raisons de la censure qui sont invisibilisées car soit présentées comme des évidences, ou euphémisées, ou niées… ou retournées en leur contraire. Quels régimes de justification individuels et partagés sont à l’œuvre pour qu’il y ait censure ou que celle-ci « passe » ou soit pensée comme légitime ? Quels en sont les paradigmes : vérité ? protection ? justice ? Bien… ? Qu’est-ce qui rend plus acceptable une censure au regard d’une autre ?

Dans la lignée de ces travaux, nous proposons de questionner les différentes formes actuelles voire nouvelles sous lesquelles opère l’invisibilisation de la censure. On pensera notamment à l’essor des nouvelles technologies et aux modalités accusatoires de la censure.

« La censure disparaît moins qu’elle ne se déplace, d’un média en perte de vitesse vers un autre, jugé plus dangereux car touchant un public plus populaire – le livre du XVIe au XVIIIe siècle, la presse et le théâtre du XVIIIe au XIXe siècle, le cinéma et les médias audiovisuels du XXe au XXIe siècle, l’internet aujourd’hui » (Martin, 2009). Ces nouveaux espaces numériques introduisent des formes inédites de filtrage de l’expression : bulles cognitives, algorithmes de recommandation, modération automatisée, règles opaques. Les recherches de Romain Badouard (2020) ou Dominique Cardon (2015) montrent comment ces dispositifs façonnent ce qui est vu, entendu, débattu — ou non. L’intelligence artificielle constitue un cas exemplaire : espace d’innovation, mais fortement encadré par des mécanismes préventifs de censure, liés notamment à la peur du litige ou de l’atteinte à la réputation.

S’exprime également une modalité contemporaine qu’Arnaud Esquerre (2025) nomme « censure accusatoire » et qui résulte de l’accusation de censurer. Cette forme spécifique de la censure se pose en lien avec la dénonciation de pratiques pensées correctives ou appropriées par les personnes qui les émettent. Ici la censure opèrerait de manière circulaire entre un « on ne peut plus rien dire » et l’engagement à devoir lutter contre certains termes et images pensées comme oppressives, restrictives, invisibilisantes et dès lors à combattre.

On pourra ainsi interroger, outre les modalités de sa passation, les pôles émergents ou déclinants d’acteurs et actrices de la censure et le renouveau ou la résurgence des objets qui sont les siens : liberté d’expression, libertés académiques, free speech des libertariens, mots et pratiques interdits...

Enfin, comme y invitent Foucault (1976) ou Butler (2004), nous invitons à penser la portée productive de la censure et combien elle s’avère génératrice de discours autour d’elle et sur les objets sur lesquels elle porte.

Dans cette perspective, La Nouvelle revue de psychosociologie propose d’interroger les nouvelles formes de censure — visibles ou invisibles, explicites ou implicites — à l’intersection du social, du politique, du psychique et du technologique. Les auteurs sont conviés à penser les censures à partir de leur(s) discipline(s) de référence. En utilisant le pluriel nous appelons à considérer cet agent disciplinaire – car délimitant tolérable et intolérable - comme protéiforme : de la censure politique, morale, comme au tact (aurions-nous des amis si nous ne nous censurions pas ?). Cet appel à article invite à démêler les notions connexes d’interdit, de tabou, de norme et de répression. Il appelle à penser les liens entre individu et société tout comme à différentier les formes de la censure et les réitérations de ses modalités anciennes et contemporaines, connues et méconnues. Il invite également à penser la censure comme une tension ou une lutte entre libertés (d’expression, académiques, de la presse, de culte, individuelles...) et régulations collectives mais aussi les appropriations du pouvoir de faire silencier. Comment penser ensemble des phénomènes aussi divers (et le pouvons-nous vraiment ?) ou bien devons-nous penser séparément ce qui relève de l’interdit, de l’oppression, de l’obligation professionnelle, des normes, des places sociales, du silence comme du tact ? Et sur quels objets en particulier se place chacun de ces termes ?

Ce dossier de la NRP propose de recenser les formes non seulement de la censure et de ses arguments mais aussi les formes signifiantes qui sont censurées : politiques, artistiques, sexuelles, académiques dans leur dimension manifeste mais aussi inconsciente.

Les auteurs de ce dossier proposent d’interroger les censures non comme des phénomènes résiduels ou anachroniques, mais comme des modalités constitutives du lien social contemporain. Leur invisibilisation croissante, leur technicisation algorithmique ou leur intégration dans les normes professionnelles appelant à une attention critique renouvelée.

Censurer, faire taire, orienter, neutraliser, invisibiliser, exclure. Les contributeurs du numéro sont conviés à présenter leurs travaux et leurs interventions concernant les gestes, les conduites, les positions et les modalités qui traversent aujourd’hui les organisations, les institutions comme les interactions sociales ordinaires, les liens intersubjectifs et les « alliances inconscientes (Kaës, 2014). L’analyse de ces phénomènes, dans leur diversité, les processus d’intériorisation à l’œuvre nous permettra de mieux comprendre comment le pouvoir s’exerce aujourd’hui, et à quelles conditions il peut être contesté, déplacé, subverti.

Modalités de contribution

Les projets d’article (une à deux pages maximum) sont à adresser avant le 31 octobre 2025 aux personnes suivantes :

  • Emmanuelle Savignac : emmanuelle.savignac@univ-paris13.fr (coordinatrice du numéro 42, anthropologue, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Paris Nord) ;
  • Ivan Chupin : chupinivan@yahoo.fr (coordinateur du numéro 42, enseignant chercheur - Maître de conférences en science politique - Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines UFR des sciences sociales Laboratoire professions, institutions, temporalités ) ;
  • Gilles Arnaud : garnaud@escp.eu (rédacteur en chef de la NRP) ;
  • Florence Giust-Desprairies : giust.desprairies@orange.fr (rédacteur en chef de la NRP) 
  • Secrétaire de rédaction, Caroline Terrasse : revue-nrp@cirfip.org

Si votre proposition est retenue, les articles complets devront être remis le 5 janvier 2026 au plus tard.

Modalités d'évaluation

Notre processus d’évaluation s’effectue par des relectures en double aveugle (nous faisons évaluer par des experts les articles après les avoir anonymiser, 2 relecteurs sont sollicités par article).

Références bibliographiques

Badouard, R. (2020). Les nouvelles lois du web. Modération et censure, Paris, Seuil.

Bourdieu, P. (2001). Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil (texte « Censure et mise en forme »).

Bourdieu, P. (1996). Sur la télévision, Paris, Seuil.

Butler, J. (2004). « Censure implicite et puissance d’agir discursive », Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Editions Amsterdam.

Cardon, D. (2015). A quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, 2015.

Candea Mattei, (2019), « Censures », Terrains, anthropologie et sciences humaines, N° 72, p. 4-23.

Durand, P. (2006). La censure invisible, Arles, Actes sud.

Esquerre, A. (2025). Liberté, vérité, démocratie, Paris, Flammarion.

Foucault, M. (1976). Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard.

Martin, L. (2009), « Censures répressives et censures structurale : comment penser la censure dans le processus de communication ? », Questions de communication, N015, p. 67-78.

Martin, L. (2016). Les censures dans le monde XIXè-XXIème siècles, Rennes, PUR.

Muller, B. (2004). Censorship and Cultural Regulation in the Modern Age, Amsterdam, New York, Rodopi.

Kaës, R. (2014). Les alliances inconscientes

Kryzhanousvki Yauheni, Marchetti Dominique, Ostromooukhova Bella, (2020), L’invisibilisation de la censure. Nouveaux modes de contrôle des productions culturelles (Belarus, France, Maroc et Russie), Etudes et travaux d’Eur’orbem, décembre 2020, P. 7-27.

Roussin, P., (2020). « Liberté d’expression et nouvelles théories de la censure ». Communications, 106(1), p. 17-32


Date(s)

  • Friday, October 31, 2025

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Keywords

  • psychosociologie, censure, politique, économie, sociologie, technologie, psychanalyse

Contact(s)

  • Nouvelle Revue de Psychosociologie
    courriel : revue-nrp [at] cirfip [dot] org

Information source

  • CAROLINE TERRASSE
    courriel : revue-nrp [at] cirfip [dot] org

License

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To cite this announcement

« Vers une nouvelle montée des censures invisibles ? Une question politique, technologique, intime et sociale », Call for papers, Calenda, Published on Tuesday, October 14, 2025, https://doi.org/10.58079/14xy9

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