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La digitalisation des pratiques militantes, à quel(s) prix ?

Sur quelques transformations des coûts et rétributions des engagements

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Published on Wednesday, October 15, 2025

Abstract

La revue Politiques de communication lance un appel à articles pour un dossier thématique intitulé « La digitalisation des pratiques militantes, à quel(s) prix ? Sur quelques transformations des coûts et rétributions des engagements ». Ce dossier interroge les effets de la banalisation des usages des dispositifs numériques sur l’économie des pratiques militantes. En mobilisant le cadre des coûts et rétributions du militantisme élaboré par Daniel Gaxie, il invite à analyser comment ces usages transforment les conditions matérielles et symboliques de l’engagement, qu’il s’exerce dans des organisations structurées telles que les partis ou les syndicats, ou au sein de collectifs plus informels.

Announcement

Argumentaire

Ce dossier thématique vise à rendre compte, dans leur diversité, des effets de la banalisation des usages des dispositifs numériques sur l’économie des pratiques militantes, dans des mouvements sociaux plus ou moins institutionnalisés, aussi bien que dans les partis politiques (Gerbaudo, 2023), syndicats, ou associations. Si cette « digitalisation » des pratiques est souvent décrite comme pouvant transversalement permettre de nouvelles potentialités d’engagement (Castells, 2015), celles-ci sont également indexées aux modes d’organisations et aux ressources socio-politiques des personnes mobilisées (Schradie et al., 2022). La réflexion suppose donc de s’inscrire dans la continuité de travaux sur les inégalités d’usages et d’appropriation du numérique (Hargittai, 2003 ; Pasquier, 2018 ; Boyadjian, 2022 ; Granjon 2022)

Depuis la fin des années 1990, une vaste littérature internationale s’est progressivement constituée sur les effets des usages des outils numériques sur les pratiques militantes (Earl et Kimport, 2011 ; Solo, 2014). Une partie de ces travaux repose sur le postulat qu’Internet réduit les coûts de production, de transmission, de circulation et d’accès à l’information, permettant une massification des flux de communication d’individus à individus (Castells, 1996). Cette structure informationnelle favoriserait la participation des citoyen·nes à l’action politique (Jenkins, 2006) à travers des modalités d’organisation plus horizontales et décentralisées. Ces collectifs reposeraient sur la délibération et un ensemble de valeurs plurielles plutôt que sur une appartenance de classe (Bimber, 2003 ; Bennett et al., 2013). Les outils numériques auraient par ailleurs permis un élargissement des répertoires d’actions militant, en facilitant les modes d’action traditionnels (manifestations, pétitions) et en offrant un nouvel éventail de pratiques, par exemple le hacking ou l’expression politique via les réseaux sociaux (Van Laer et al., 2010). Ces travaux ont suscité des controverses sur les effets potentiellement démobilisateurs de ces pratiques (Dabbabi et alii, 2022). Cette production foisonnante a aussi participé à un renouvellement des débats dans plusieurs sous-champs disciplinaires de la science politique et de la sociologie, à l’instar de celle des mouvements sociaux (Carty, 2015) ou des partis politiques (Gerbaudo, 2018). Néanmoins, l’attention s’est davantage portée sur les affordances des outils numériques[1] que sur leurs appropriations et ce qui les façonne, à savoir les dispositions et intérêts des acteurs, ainsi que l’espace – socio-historiquement situé – des pratiques militantes possibles. Les analyses en termes de « digitalisation » du militantisme risquent ainsi d’universaliser des pratiques quantitativement minoritaires, et par extension de réifier de grandes ruptures historiques au niveau des répertoires d’actions ou des formes organisationnelles.

C’est pourquoi ce numéro propose de se centrer sur les acteurs et leurs pratiques, en mettant au travail le cadre d’analyse de Daniel Gaxie en termes de coûts et de rétributions du militantisme (Gaxie, 1977 ; Gaxie, 2005). Prolongeant la perspective utilitariste tracée par Mancur Olson, sur les coûts et bénéfices de l’engagement, mais en l’enrichissant d’une conception plus sociologique qu’économiciste, ce schéma analytique permet d’expliquer dans le même mouvement les investissements inégaux dans le militantisme, et leurs effets sur les trajectoires sociales et militantes. Ce faisant, il permet de penser ensemble certaines dimensions que la sociologie des mobilisations a étudiées en les isolant, au risque de les réifier : carrières militantes, émotions, savoir-faire et conditions matérielles du militantisme. Mobiliser cette sociologie pour penser la part du digital dans les pratiques militantes rend possible la prise en compte de l’appropriation des outils numériques sans présupposer des effets propres. En effet, elle incite à articuler les pratiques militantes recourant au numérique aux conditions sociales de possibilité des investissements et désinvestissements militants (propriétés sociodémographiques, inégalités d’accès au numérique, configuration politique plus ou moins répressive…), aux trajectoires, ainsi qu’aux styles de militantisme offerts par les organisations collectives et aux dispositions qu’ils traduisent. Cela constitue un atout précieux dans un contexte de reconfiguration des formes organisationnelles militantes autour de revendications « participationnistes »[2] (Gauja, 2017 ; Gerbaudo, 2023), où les rôles et leurs hiérarchisations sont moins formalisés, et où les coûts et rétributions peuvent être invisibilisés, voire déniés. Les intérêts qui sous-tendent ces engagements peuvent être plus difficilement objectivables, car moins objectivés dans des positions formelles au sein des organisations.

Ce numéro de revue invite donc les chercheuses et chercheurs à articuler leur réflexion au croisement de deux séries de questionnements :

1) Les coûts du militantisme :

On sait que militer a un coût : cela demande de mobiliser du temps, mais aussi du capital culturel, social ou économique, dans des proportions variables selon la cause défendue, l’organisation ou les pratiques militantes. La digitalisation des pratiques militantes questionne la nature de ces coûts et leur transformation. Quels coûts les militantes et militants doivent-ils assumer en ligne ? Cela suppose de penser ensemble l’abaissement de certains coûts (disponibilité biographique et géographique, capital social, temps de socialisation à l’organisation…) et l’accroissement d’autres (dispositions à une pratique isolée, à l’argumentation écrite, à l’auto-discipline, maîtrise technique…). On s’interrogera en particulier sur la part que prennent les dispositifs numériques dans la reproduction de rapports de domination (Weinstein, 2015 ; Sobieraj, 2019), même s’ils rendent possibles des formes d’émancipation.

2) Les rétributions du militantisme :

L’engagement peut apporter des rétributions matérielles (accès à des postes et à une carrière professionnelle, avantages financiers ou matériels), sociales (sociabilité et intégration sociale) ou symboliques (prestige, reconnaissance, satisfaction de défendre ses idées). Récompensant les investissements militants, sans que cela soit nécessairement intentionnel ou même conscient, ces rétributions stimulent, en retour, l’engagement. Existe-il des formes de rétribution nouvelles, liées aux pratiques militantes numériques ? Par exemple, les logiques de « gamification », telles que la distribution de points en échange de la réalisation d’actions militantes (Treille, 2021) ou la capacité à obtenir un soutien de la part de l’industrie du jeu vidéo (Huang et Liu, 2022) sont-elles assimilables à des rétributions ? A l’inverse, les rétributions plus traditionnelles sont-elles démonétisées (sociabilité, accès à des postes, appropriation des matériels…) ? Dans quelle mesure les hiérarchies internes et l’accès à des positions se recomposent-ils autour de l’accumulation d’un capital militant acquis par des pratiques numériques ? Les militant·es qui maîtrisent la structuration et la distribution des rétributions sont-ils toujours les mêmes ? Les autrices et auteurs sont invité·es à explorer ces questions, de même qu’à envisager le rapport critique des militant.e.s à celles-ci (Boyadjian et Wojcik, 2022).

L’ambition de ce dossier est de rassembler des articles explorant, dans leur diversité, cette part prise par le numérique dans les pratiques militantes et leurs implications sur l’économie du militantisme. L’engagement est envisagé de façon non exclusive, aussi bien dans les organisations structurées telles que les partis ou les syndicats, qu’au sein de collectifs plus informels. Une attention particulière est accordée à la présentation matériaux empiriques et des méthodes d’enquête qui permettent d’objectiver avec le plus de précision possible les coûts et rétributions du militantisme. Les articles devront, autant que possible, rester attentifs aux trajectoires sociales des enquêté·es, et veiller à restituer les pratiques numériques dans leurs dimensions indissociablement objective et subjective. Pour ce faire, ils peuvent mobiliser aussi bien des approches qualitatives (entretiens semi-directifs, notamment, mais aussi observations ou ethnographie en ligne) ou quantitatives (questionnaires, analyse de traces numériques).

Le numéro constituera ainsi une contribution aux débats internationaux sur les effets des usages des outils numériques sur les pratiques militantes dans leurs multiplicités, en restant attentif aussi bien aux dispositifs qu’aux conditions sociales et transformations sociopolitiques qui affectent les engagements politiques.

Modalités de contribution

Les articles, qui ne doivent pas dépasser 60 000 signes, devront être envoyés le 15 novembre 2025 au plus tard à : maximiliengidon@gmail.com, fabienne.greffet@univ-lorraine.fr et jeremie.nollet@sciencespo-toulouse.fr, ainsi qu’à l’adresse de la revue : revuepolitiquesdecommunication@gmail.com

Références bibliographiques

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BIMBER, Bruce A. Information and American Democracy : Technology in the Evolution of Political Power, Cambridge/New York/Melbourne, Cambridge University Press, 2003. (Communication, Society, and Politics).

BOYADJIAN, Julien. Jeunesses connectées : Les digital natives au prisme des inégalités socio-culturelles, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2022.

BOYADJIAN, Julien et Stéphanie WOJCIK. « Militer dans et aux lisières des organisations partisanes. Une première analyse de l’activité en ligne des militants Reconquête, RN, LREM et LFI durant la présidentielle 2022 », Politiques de communication, vol. 19, n° 2, 2022, p. 153‐186.

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CASTELLS, Manuel. Networks of Outrage and Hope : Social Movements in the Internet Age, 2ᵉ éd., Cambridge, Polity Press, 2015.

DABBABI, Chiraz, Mireille LALANCETTE et Léo TRESPEUCH. « Le slacktivisme », Communication [En ligne], vol. 39, n° 2, 2022, http://journals.openedition.org/communication/15973.

EARL, Jennifer et Katrina KIMPORT. Digitally Enabled Social Change : Activism in the Internet Age, Cambridge, MA, MIT Press, 2011.

GAUJA, Anika. Party Reform : The Causes, Challenges, and Consequences of Organizational Change, Oxford, Oxford University Press, 2017. (Comparative Politics).

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HARGITTAI, Eszter. « The Digital Divide and What to Do About It », in Derek C. JONES (ed.), New Economy Handbook, San Diego, CA, Academic Press, 2003, p. 821‐839.

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JENKINS, Henry. Convergence Culture : Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press, 2006, rééd. 2008, 353 p.

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SOLO, Ashu M. G. (ed.). Handbook of Research on Political Activism in the Digital Age, Hershey, PA, IGI Global, 2014.

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TREILLE, Éric. « Politique et jeux vidéo : élections présidentielles et gamification des mobilisations partisanes », dans Stéphane LE LAY, Emmanuelle SAVIGNAC, Pierre LINEL et Jean FRANCES (dir.), La gamification de la société. Vers un régime du jeu ?, Londres, ISTE Éditions, 2021.

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WEINSTEIN, Emily C. « A Hush Falls Over the Crowd ? Diminished Online Civic Expression Among Young Civic Actors », 2015.

[1] Les affordances sont, selon Z. Tufecki, « les actions qu’une technologie facilite ou rend possibles » (Tüfekçi, 2017, p. 10)

[2][2] Le participationnisme est « la conception politique selon laquelle la participation supplante la représentation en tant que fondement de la légitimité démocratique » (Greffet, 2022, p. 19-20).


Date(s)

  • Saturday, November 15, 2025

Keywords

  • militantisme, pratiques militantes, digitalisation, rétributions symboliques, rétributions militantes, coût du militantisme

Reference Urls

Information source

  • Maximilien Gidon
    courriel : maximiliengidon [at] gmail [dot] com

License

CC0-1.0 This announcement is licensed under the terms of Creative Commons CC0 1.0 Universal.

To cite this announcement

« La digitalisation des pratiques militantes, à quel(s) prix ? », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, October 15, 2025, https://doi.org/10.58079/14ym5

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