HomeAdam et l'Astragale. Devenir humain, perdre son humanité au Moyen Âge
Adam et l'Astragale. Devenir humain, perdre son humanité au Moyen Âge
Colloque organisé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Paris, fin janvier 2005
Published on Monday, September 27, 2004
Abstract
Announcement
Adam et l’astragale. Devenir humain, perdre son humanité
au Moyen Âge.
Colloque organisé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Paris, fin janvier 2005
dirigé
par
Gil Bartholeyns (FNRS / Université Libre de Bruxelles - EHESS), Pierre-Olivier Dittmar (EHESS), Thomas Golsenne (Université de Paris I Panthéon Sorbonne), Misgav Har-Peled (John Hopkins University - EHESS), Vincent Jolivet (EHESS) et Maud Simon (Université de Paris III Sorbonne nouvelle)
Renseignements et contributions :
Les propositions de communication
sont à envoyer par courriel à : gil.bartholeyns@ulb.ac.beou pierre-olivier.dittmar@ehess.fr.
Indiquez vos nom, titres et coordonnées.
Date limite: le lundi 8 novembre
2004.
Adresse scientifique :
(avec la
mention : colloque Adam et l’Astragale)
Groupe d’Anthropologie Historique
de l’Occident Médiéval
École des Hautes Études en
Sciences Sociales
54, bouvelard Raspail
75006 Paris
Adam et l’astragale, deux faces d’une même question : celle de l’homme et de son humanité au Moyen Âge.
Un homme au Moyen Âge, c’est d’évidence un fils d’Adam, qui fut créé de toutes pièces et d’un coup par Dieu à son image. L’homme, selon Augustin, est animé de raison et mortel – animé de raison pour se distinguer de l’animal, mortel pour se distinguer des anges. Autant de définitions doctrinales et ontologiques, autant de conceptions discontinuistes de l’origine de l’homme : celui-ci existe d’emblée en tant que tel et sa nature le sépare radicalement de son environnement.
L’astragale, c’est un petit os du pied, présent chez tous les primates et chez l’homme. Sa présence et sa forme sont déterminantes dans la bipédie car c’est lui qui régule l’angulation du pied et de la jambe. C’est parce que l’astragale humain a une valeur d’angle comprise entre 86° et 90° (pour environ 65° chez le chimpanzé) que l’homme est capable de se déplacer debout longtemps, au contraire des grands singes et des australopithèques. Cet os minuscule incarne une vision plus continuiste de l’origine de l’homme : l’homme est ici un animal parmi d’autres, ce n’est que par l’apprentissage d’une culture animale spécifique, par l’acquisition de certains comportements et valeurs, que l’on devient un humain. Entre l’humain et le non-humain, pas de rupture nette mais un ensemble de positions intermédiaires, occupées par les marginaux de l’humanité, de l’enfant au criminel en passant par l’étranger, le fou ou le prisonnier.
Si l’astragale appartient au discours contemporain, cette conception continuiste de l’humanité n’est-elle pas aussi présente au Moyen Âge ? Dans les pratiques marginales ou dans les diverses minorités de la société, on trouverait assez facilement des exemples de mises à mal des modèles normatifs de l’humain. Ainsi lorsqu’on qualifie un pêcheur de « bestial », lorsqu’on affirme que « les sens d’un enfant doivent perdre le sens des bêtes » pour devenir adulte, lorsqu’un saint ermite se met à quatre pattes et se nourrit d’herbe pour se rapprocher de Dieu, n’est-ce pas à chaque fois le degré d’humanité de tel ou tel homme qui est mesuré et remis en jeu ?
L’humanité
n’irait donc pas de soi au Moyen Âge. L’enjeu de ce colloque sera de
questionner les formes et les conditions de cette humanité que les médiévaux
pouvaient acquérir et perdre au cours de leur existence.
*
Précisons. L’humanité est d’ordinaire une valeur positive dans laquelle se reconnaît une société. L’humanité est toujours relative à la société qui détermine ses frontières. Du même coup, ce qui est à l’extérieur sera classé non-humain. L’humain et le non-humain ne délimitent pas nécessairement la société elle-même, mais la société détermine les frontières de l’humain et du non-humain, frontières variables et plus ou moins perméables. L’humain est soit défini positivement par des caractéristiques internes, soit négativement par ses limites externes : l’humain par opposition à l’animal, au divin, à l’étranger, à l’enfant, à la femme… Ainsi l’humanité peut-elle définir ce qui oppose globalement une société au monde extérieur : pour un Grec antique, ne pas être grec c’est être barbare, non-humain, et le nom de nombreuses sociétés est synonyme d’humain. Pour les Javanais par exemple, seuls les Javanais sont humains. Mais d’autres sociétés (dont la nôtre) dissocient leurs limites effectives et la limite de l’humanité et admettent l’« humanité » d’autres peuples, pouvant partager en commun certains traits culturels destinés à élargir le cercle de leur monde. Par exemple, la société occidentale contemporaine associe volontiers l’humanité à des valeurs morales universelles incarnées par la « Déclaration universelle des droits de l’homme » et des procès contre les crimes « contre l’humanité » ; elle se forge fréquemment une histoire de ces valeurs en fabriquant une histoire de l’humanisme, quitte à admettre que celui-ci a beaucoup évolué (depuis l’humanisme « dur » de l’Antiquité et de la Renaissance, où l’humanité était nettement distinguée des autres espèces animales et appelée à régner sur la Terre et les animaux comme maîtresse de la création, au risque de faire passer la coupure entre humains et non-humains en son sein même, jusqu’à l’humanisme « doux » d’aujourd’hui, où l’humanité est appelée à respecter son environnement pour mieux se respecter elle-même).
Mais l’humanité
définit aussi des limites internes à chaque société : l’enfant, la femme,
le handicapé etc. constituent souvent des formes de la non-humanité qui soit
peuvent se transformer (l’enfant devient adulte et, à travers certains rites,
humain), soit sont irréversibles (le handicapé ou la femme sont destinés à
rester tels, et si dans leur société ils ne sont pas considérés comme des
humains à part entière, c’est tant pis pour eux). Il est important de noter
encore qu’il n’existe pas forcément de relation entre la limite de l’humanité
tournée vers l’extérieur et sa limite tournée vers l’intérieur : on peut
se demander si une société qui associe l’idée d’humanité à ses propres
individus mais aussi aux membres d’autres sociétés n’a pas tendance à étendre
cette idée à la plus grande partie des individus qui la composent (comme cela
semble être le cas dans la nôtre, où les limites de l’humanité semblent être
toujours plus repoussées) ; tandis que dans les sociétés qui restreignent
l’humanité à leurs seuls membres, le concept d’humanité mis en jeu sera
lui-même restreint et fortement discriminatoire à l’intérieur même de ces
sociétés.
*
Cependant il est
un autre angle sous lequel on peut analyser l’idée d’humanité dans une société.
L’humanité n’est pas forcément une valeur positive, un but dans la vie, un état
de complétude : elle peut aussi être considérée comme une triste fatalité
contre laquelle il faut se battre. Pour certains courants religieux, la
condition humaine est un fardeau – une croix – dont il faut se déposséder
par toute une série de procédures, par exemple des techniques corporelles de
lutte contre la « chair », des retraites hors de la société voire le
retour à un supposé état de nature dans certains cas extrêmes. Des visions
négatives de la condition humaine existent aussi dans les sociétés
non-occidentales ; et un courant moderne de la philosophie, inspiré par
l’« humain, trop humain » de Nietzsche, a mené et mène toujours une
critique contre l’anthropocentrisme et l’humanisme : on va aujourd’hui
jusqu’à penser que « seul l’homme peut être inhumain ! ». À cela
il faut ajouter les manières de déshumaniser certains individus pour les
déprécier, manières qui sont autant de façons de définir l’humanité par la
négative : accusations de cannibalisme ou de folie, rites mortuaires, procédures
d’exclusion de la société (incarcération, procès d’infamie, mutilation, marquage
du corps), etc.
Ainsi, comme
l’humanisation, la perte de l’humanité est elle-même positive ou négative selon
les sociétés.
*
La question qui
se pose alors à l’anthropologue et à l’historien est la suivante : pour
une société donnée, quelles sont les limites de son concept d’humanité ?
Il s’agit, d’un côté, de recueillir les mythes et représentations culturelles
qui concernent ce que cette société pense être les origines de l’homme (par
exemple : Adam ou l’astragale). Cependant cette recherche ne renseigne pas
ou presque pas sur les limites de l’humanité pour cette société, c’est-à-dire
sur la façon dont on y devient humain ou dont on y perd son humanité. Décrire
le mythe adamique ne suffit pas pour savoir comment il était utilisé et par
qui, et quelle était sa consistance dans la société médiévale. Il s’agit donc,
d’un autre côté, de rassembler les pratiques et les discours, institutionnels
et informels, par lesquelles les frontières de l’humain sont marquées ; par
lesquels la porosité de ces frontières, la fréquence et la direction de
franchissement sont indiquées (à savoir si l’humanité et la non-humanité
sont clairement séparées, et comment passe-t-on de l’une à l’autre) ; et
par lesquels la valeur attachée au territoire de l’humain comme au territoire
du non-humain qui l’entoure est signalée (à savoir s’il vaut mieux devenir
humain ou perdre son humanité). Il peut s’agir de rites plus ou moins
formalisés (de passage, d’initiation, rites funéraires etc.), de manières de
vivre (individuellement, collectivement etc.), de techniques et de savoirs,
d’outils et d’objets produits (y compris artistiques, y compris le corps).
*
Ce sont ces
interrogations que nous voudrions soulever à propos de l’Occident médiéval.
Ceci pour plusieurs raisons. En premier lieu, la société médiévale nous semble
particulièrement intéressante pour la raison suivante : l’humanité y
constitue un véritable problème. Comme on l’a vu, elle est souvent considérée
par les religieux comme une tare à corriger. Mais par ailleurs l’humanité
est perçue de façon beaucoup plus positive, comme une dignité qu’il faut
mériter et qui garantit la supériorité de celui qui l’obtient sur tout un
ensemble de créatures « non-humaines » et donc inférieures : la
femme, l’animal, le fou, le monstre, le mort, etc. Entre une représentation-cadre
universalisante de l’humanité adamique et des représentations locales de
l’humanité mondaine, c’est tout un ensemble complexe de relations que ce
colloque se propose d’identifier et d’analyser. En second lieu, le Moyen Âge
nécessite des études sur ses concepts et pratiques de l’humanité pour des
raisons historiographiques. L’historiographie humaniste classique, celle de
Burckhardt et de Warburg entre autres, a toujours envisagé le Moyen Âge comme
une période de deuil de l’humanité ou de recul de l’humanisme : elle n’a
toujours vu que les représentations adamiques de l’humain pêcheur, par
opposition aux représentations modernes de la Renaissance, où
l’humanité recouvrirait sa dignité. Depuis, l’anthropologie contemporaine
semble faire l’impasse sur cette période, alors qu’elle connaît bien
l’Antiquité, la période moderne ou la période contemporaine, comme si son objet
– l’homme – n’apparaissait pas comme un problème intéressant pour le Moyen
Âge ; elle souffre peut-être ainsi de l’héritage humaniste. Enfin,
l’histoire des représentations, en posant trop fréquemment les mêmes problèmes
que ceux inscrits dans ses objets d’étude, est amenée à en donner les mêmes
réponses. Cette histoire permet certes de bien connaître la société médiévale
et d’en fournir un paysage détaillé, mais elle peine à relever les intérêts,
les conflits, les enjeux concrets qu’elle cache ou exprime. Il manque souvent
aux descriptions précises du monde médiéval le recul ou l’extériorité suffisants
pour adopter un regard plus anthropologique et cerner les problèmes qui restaient
cachés aux protagonistes eux-mêmes.
Ces problèmes,
nous voudrions les traiter au cours du colloque en abordant quelques thèmes
majeurs, dont la liste n’est bien sûr pas exhaustive :
– l’animalité, qui est une des frontières de l’humain et du non-humain les plus traversées au Moyen Âge ;
– la folie, qui renvoie au thème de l’enfermement (à la figure du prisonnier) et de la privation de la dignité humaine, à la mythologie des « fous de Dieu » et à la doctrine de la sainte déraison paulinienne, c’est-à-dire à une conception positive de la non-humanité ;
– la mort, et son avant-coureur, la vieillesse, comme ensemble de pratiques et de discours mettant en jeu la déshumanisation ;
– le vêtement, qui, depuis les peaux de bête dont se recouvrent Adam et Ève après la Chute, manifeste la différence la plus évidente entre l’humain et l’animal, mais aussi entre les individus eux-mêmes ;
– le sexe, qui, sous sa forme bestiale, apparente l’homme à l’animal, et qui, sous sa forme érotique, est le propre de la culture humaine, voire même le moteur de son élévation vers Dieu.
Beaucoup d’autres sujets peuvent être agrégés à ces thèmes, comme le souverain, la parure, l’enfant, la femme... Les limites entre l’humain et le non-humain sont multiples, complexes, et parfois inattendues – d’autant plus que le domaine d’étude est éloigné de notre expérience. Et c’est bien parce que nous avons tendance à naturaliser notre idée de l’humanité qu’il est important de relever son caractère historique : la conception d’une humanité hors-histoire est commune aux doctrines de l’humanisme éclairé et du racisme. Le monde médiéval offre ainsi une troublante familiarité avec le nôtre : sa conception de l’humain nous semble familière puisqu’elle fait partie intégrante de notre culture ; mais c’est le trouble qui s’impose devant des textes, des modes de pensée, des découpages juridiques et des accents culturels où nous retrouvons bien peu de nos repères. La question de l’humanité au Moyen Âge inciterait dès lors l’historien à insister davantage sur les différences que sur les continuités entre notre passé et notre présent. Nous voudrions que ce colloque soit une occasion de lire notre histoire entre les lignes.
Subjects
- Middle Ages (Main category)
Places
- Paris, France
Date(s)
- Saturday, January 01, 2005
Contact(s)
- Gil Bartholeyns
courriel : gil [dot] bartholeyns [at] univ-lille [dot] fr - Pierre-Olivier Dittmar
courriel : dittmar [at] ehess [dot] fr - Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval
courriel :
License
This announcement is licensed under the terms of Creative Commons CC0 1.0 Universal.
To cite this announcement
« Adam et l'Astragale. Devenir humain, perdre son humanité au Moyen Âge », Call for papers, Calenda, Published on Monday, September 27, 2004, https://calenda.org/189367