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Deceiving nature
Leurrer la nature
Published on Friday, March 11, 2011
Abstract
Announcement
Argumentaire
Présente sous une forme animale[1] ou la figure d’un héros mythique[2], la ruse, cette « prudence avisée »[3] susceptible de déplacer ou faire ployer les perspectives, est un motif commun à l’ensemble des sociétés humaines.
Chasseurs, pêcheurs, chamanes ou artisans auxquels cette aptitude est d’ordinaire imputée, se trouvent dans une sorte d’instabilité ontologique : à la jointure de deux mondes dont ils doivent connaître et imiter les distinctions pour les domestiquer efficacement. Ce que suppose le leurre, c’est donc une extrême labilité des logiques et des corps en interaction : réversibilité des points de vue, capacité à imiter, à travestir son corps, à le dissimuler ou à le prolonger par quelque artefact.
Si le leurre est essentiellement ambivalent, -dans ses formes (visuelles, auditives, tactiles ou olfactives) autant que dans ses finalités (prédation, domestication, prévention d’un déséquilibre)-, il ouvre néanmoins un champ de questionnements stable, dont nous nous proposerons ici de distinguer trois axes: le leurre comme connaissance des autres ; le leurre comme connaissance de soi et le leurre comme lien avec la surnature.
1 - Le leurre comme connaissance des autres
L’efficacité du leurre est proportionnelle à la connaissance du sujet leurré : aux inférences et principes (attractifs ou répulsifs) supposés arbitrer sa représentation du monde ; autrement dit, pour que le leurre soit efficace, il faut que l’espérance mobilisée par son auteur soit exprimée dans le langage de celui auquel il se destine.
1°) L’éthologie et la méthode des leurres
L’éthologie est sans doute la première discipline à avoir fait du leurre un outil heuristique. La « méthode des leurres » consiste à réduire les stimuli complexes déclenchant un comportement spécifique à des stimuli plus simples, dont la variation n’implique qu’un seul des facteurs en cause. Avec les travaux de Tinbergen ou de Lorenz, l’idée d’un univers animal (Umwelt) dans lequel les distinctions réactives retenues varieraient en fonction des espèces, est entérinée. Une forme minimale perceptive, par le biais de laquelle un phénomène condenserait le processus dans son entier, laisserait présager que les perceptions du vivant pourraient tenir en des formes sensibles schématiques[4].
2°) L’imitation ou le langage des sens
Ce shématisme sensible, auditif ou visuel, semble d’ailleurs supporter les finalités les plus diverses suivant l’activité des communautés humaines dans lesquelles il s’exerce. Les techniques imitatives vocales, reposant sur la modulation d’une phrase mélodique, sont par exemple extrêmement nombreuses et répandues parmi les sociétés de chasseurs, tels les Pygmées Aka (Bahuchet, 1993) ou les Quechua du Pérou (Gutierrez Choquevilca, 2010). Le leurre va consister, en imitant les sons émis par la proie, à tromper sa vigilance pour l’attirer et la piéger...
Mais le rôle de tels dispositifs peut également servir des fins radicalement différentes, comme il apparaît par exemple dans les sociétés de pasteurs. Les techniques mongoles ou sibériennes de huchement, de même que les artefacts visuels reproduisant la forme d’un chamelon tels que les utilisent les Touaregs pour que la lactation ne soit pas interrompue (Bernus)[5], visent une efficacité toute autre. Le leurre, tel qu’il est présenté dans ces communautés, va donc consister, en simulant la présence de façon substantielle (sonore ou visuelle), à prévenir ou restaurer un équilibre domestique menacé.
3°) La nature artificielle : le leurre dans les zoos
Le leurre est, dans les zoos, également retenu pour sa valeur schématique et totalisante, mais son efficacité en est dédoublée. Pour l’animal, le leurre sera un élément substantiel susceptible d’évoquer « son monde », de constituer un repère invariant dans un environnement artificiel ; pour le visiteur, le leurre permettra d’apporter de la profondeur à son dépaysement[6]. Le leurre a donc dans ces dispositifs spécifiques une efficacité réversible et polysémique.
Dans la mesure où sont synthétisés sous la forme d’un « schéma » sensible les éléments significatifs du monde de l’animal, le leurre représente une entrée intéressante pour interroger la connaissance que nous formons des « autres ». Dans quelle mesure le leurre schématise-t-il, sous une forme sensible, des savoirs de la « nature »? Que donne-t-il à comprendre des non-humains ? Le leurre est-il cette perspective matérialisée, essentialisée ?
2- Le leurre comme connaissance réflexive : lorsque le leurre schématise les représentations collectives
Le leurre suppose et exhibe des saillances sensibles (morphologiques, olfactives, auditives ou tactiles) jugées significatives par le collectif humain. Les éléments retenus dans le leurre exhiberaient peut-être autant les caractéristiques des existants naturels que la sensibilité culturelle (olfactive, visuelle, sonore ou tactile) par laquelle ils lui sont apparus. Par le leurre s’opèrerait donc un retour réflexif sur notre propre outillage culturel. Dans quelle mesure le « leurre » indique-t-il quelque chose de nos représentations collectives ?
1°) Le leurre comme fondement des représentations collectives
Le leurre ne dupe pas seulement l’animalité. En renversant la perspective, il apparaît que se sont construites également à sa base nos représentations ainsi que la plupart des références que nous partageons. Le leurre configure donc un espace social important. La mythologie grecque est un exemple paradigmatique tant la mètis y constitue une clef de lecture cardinale: moyen le plus sûr d’avoir une emprise sur le monde[7], d’être en mesure d’en bouleverser, ou subvertir les logiques[8].
2°) Mythologie et leurre : comment le mythe modélise le leurre ?
Le leurre est donc, avant d’être un moyen de tromper l’animal, une construction éminemment culturelle. Cet exemple est très clairement énoncé dans l’article de Kronen (2003). Celui-ci montre combien la mythologie modélise le leurre, et combien l’efficacité mythologique est supposée influencer l’efficacité de dispositifs de pêche ou de chasse. L’efficacité inattendue d’un leurre en forme de rat visant à attirer le poulpe, est ainsi expliquée par des légendes locales. Le leurre est donc la matérialisation d’un motif narratif culturel, autant que la connaissance de la nature.
Le leurre est donc aussi tourné vers l’humain comme une référence partagée, une façon de créer un monde dont il homogénéise, construit les représentations et détermine celles jugées actives sur la nature.
3- Le leurre comme lien avec la sur-nature
Le leurre ne peut donc pas se réduire à un dispositif dirigé vers les non-humains. Son rôle de ferment social est particulièrement visible lorsqu’il se situe au niveau du rituel. En créant un lien avec des entités surnaturelles, dont la nature changeante ou rétive nécessite de ponctuelles médiations, il affermit un lien entre les hommes.
1°) Chamanisme et leurre
Le chamane est un artisan privilégié de ces techniques de communication. Utilisées dans le cadre de la chasse afin de charmer la surnature et opérer de cette façon le passage d’un monde vers l’autre, elles tendent à créer entre chasse et chamanisme un continuum, qui fait que « l’art du chamane puise aux mêmes sources que l’art du chasseur. » [9]
Pour communiquer avec des esprits animaux et obtenir les faveurs de la surnature, le chamane imite les conduites animales : il s’animalise. La forme animale que revêt le chamane pour opérer sa transformation consiste parfois en quelques attributs seulement de l’animalité, « des attributs rituels zoomorphes comme des cornes et des plumes. » (Stépanoff 2009 : 3). Car, pour le chamane comme pour le chasseur imitant et séduisant sa proie (Willerslev 2004), la transformation doit rester incomplète. De cette hybridité, de la capacité qu’auront chamanes et chasseurs à rester humains tout en étant au seuil de l’animalité, dépend l’efficacité de la prédation ou du rituel chamanique.
2°) Leurrer les mauvais esprits : rituels relatifs à la naissance
Pour les nouveaux nés, dans de nombreuses sociétés, le leurre est un moyen d’entrer dans le monde humain, pour échapper définitivement à une position liminaire. Objets, artefacts, coupes de cheveux, vêtements et paroles (silences, périphrases, noms apotropaïques) sont autant de ressources mobilisées pour assurer la protection des enfants en détournant l’attention de mauvais esprits. En Mongolie, un renard en feutre est placé au-dessus du landau du nouveau né en guise de protection. L’artefact condense ainsi une qualité prototypique de l’animal et la met au service de la communauté.
Le motif de la ruse peut également se rapporter à des parties corporelles de l’enfant. A Tabelbala (Oasis du Sahara Algéro-Marocain), on remplace par une coloquinte ronde et pâle la tête du nourrisson de façon à leurrer Tamza l’ogresse, qui partira avec elle, croyant s’emparer du bébé[10].
L’attribution de noms propres destinés à dévier l’attention d’esprits néfastes est aussi largement répandue. Chez les Malinké du Konkodugu, par exemple, un enfant peut se trouver affublé d’un prénom déplaisant tel que «Fili », « tas d’ordures »[11].
Ce que le leurre exhibe est une forme de condensation de la perspective et de la connaissance. Il pose crucialement la question des relations entre structure et événement (Lévi-Strauss 1962), tout et parties? Varie-t-il en fonction des ontologies en présence (Descola 2005) ? Que nous apprend-il de notre rapport au monde, et à nous-mêmes ? Quelles sont les conditions contextuelles d’usage garantissant son efficacité (Severi, Bonhomme : 2009, Paroles en actes) ? C’est à ces questions, ces pistes de réflexions non-exclusives, que nous aimerions consacrer cette journée d’études sur le leurre et la nature.
Modalités de soumission
Des propositions argumentées et intitulées d'une demie page peuvent être soumises à
Hélène Artaud (mamouride@hotmail.com) et
Bernard Charlier (bernardcharlier@hotmail.com)
jusqu'au 30 septembre 2011
Elles seront retenues en fonction de l'intérêt qu'elles présentent relativement aux trois axes définis, et ce quelque soit la discipline (éthologie, histoire, anthropologie). Les sélections sont opérées par les deux organisateurs.
Biblliographie indicative
Bahuchet, S. « Les Pygmées aka et la forêt centrafricaine. Ethnologie écologique. », In L'Homme, tome 33 n°125. pp. 187-189, 1993
Bernus, E. « Laits touaregs. Usages et symboles », in Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du Tchad, pp399-412.
Detienne, M. et Vernant, J.P. Les ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs, Flammarion, 1974
Descola, P. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005
Gutierrez Choquevilca, « Imaginaire acoustique et apprentissage d’une ontologie animiste. Le cas des Quechua d’Amazonie péruvienne », in Ateliers du LESC [En ligne], 34 | 2010, mis en ligne le 27 septembre 2010, http://ateliers.revues.org/8553
Hamayon, R. « Nier la mort, simuler l'amour et rappeler la vie ou Le traitement funéraire du gibier abattu chez les peuples chasseurs de la forêt sibérienne », in Bodson, Liliane (éd.). La sépulture des animaux : concepts, usages et pratiques à travers le temps et l'espace. Liège, Université de Liège, 107-128. (Colloques d'histoire des connaissances zoologiques 12). 2001a.
Kronen, M. « Maka feke, la pêche du poulpe à la tongane », in Bulletin de la CPS n°11, mai 2003
Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962
Stépanoff, C. « Devenir-animal pour rester humain. Logiques mythiques et pratiques de la métamorphose en Sibérie méridionale », Images re-vues, n°6, 2009. http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=43
Willerslev, R. « Not animal, not not-animal : hunting, imitation and empathetic knowledge among the siberian Yukaghirs», Journal of the Royal Anthropological Institute, 2004
Notes
[1] (Le renard (Europe), la tortue (cameroun, Béti), le corbeau (haïdas), le poulpe (Pline l’Ancien))
[2] (Héphaïstos chez les Grecs, Enki dans la mythologie summérienne, Loki chez les scandinaves)
[3] Détienne et Vernant (1964, p17)
[4] Le premier exemple utilisé par la méthode des leurres a consisté à schématiser un papillon jusqu’à isoler progressivement chacun des éléments stimulants.
[5] Dans le cas d’une mort du petit, Bernus explique qu’« on fabrique un mannequin de paille recouvert de la peau et du placenta du chamelon disparu afin que la chamelle abusée se laisse traire et approcher par un chamelon de substitution. »
[6] Les leurres destinés au public sont souvent des décors peints ou photographiés disposés dans le fond de l’enclos.
[7] « Si Zeus est roi des dieux, s’il l’emporte en puissance sur toutes les autres divinités, même liguées contre lui, c’est qu’il est par excellence le dieu de la mètis » (Detienne, Vernant, 1974, p20)
[8] Rappelons-nous la demande faite à Dédale par Parsiphaé, éprise d’un taureau, de lui donner l’apparence d’une vache pour attirer et séduire l’animal. Le fruit de leur union fut le Minotaure.
[9] Hamayon, (1990)
[10] Champault « La naissance à Tabelbala », in Journal de la société des Africanistes, 1953, vol 23, N°23, p 87-101
[11] « Les Malinké du Konkodugu » Gabriel Cuello, Loïc Robin.
Subjects
- Ethnology, anthropology (Main category)
Places
- Paris, France
Date(s)
- Friday, September 30, 2011
Keywords
- nature, culture, leurre, anthropologie
Contact(s)
- Hélène Artaud
courriel : artaud [at] mnhn [dot] fr - Bernard Charlier
courriel : bernardcharlier [at] hotmail [dot] com
Information source
- Hélène Artaud
courriel : artaud [at] mnhn [dot] fr
License
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To cite this announcement
« Deceiving nature », Call for papers, Calenda, Published on Friday, March 11, 2011, https://doi.org/10.58079/i1i