Roots or the metaphor of origins
Les racines ou la métaphore des origines
13th ethnobotanical seminar of Salagon
13 ème séminaire d'ethnobotanique de Salagon
Published on Friday, April 04, 2014
Abstract
Le Musée ethnologique de Salagon lance son appel à contribution pour son treizième séminaire annuel d'ethnobotanique qui aura lieu les 9 et 10 octobre 2014 et se tiendra à Forcalquier (04).
Announcement
Modalités de soumission
Si vous souhaitez intervenir à ce séminaire, veuillez nous communiquer un texte d'une dizaine de lignes résumant votre proposition, et ce avant le 19 mai 2014.
Les textes sont à envoyer à l'adresse suivante : elisebain@hotmail.fr
Composition du comité scientifique
- Pierre Lieutaghi (ethnobotaniste, Musée de Salagon),
- Danielle Musset (ethnologue, Musée de Salagon et IDEMEC)
- Pascal Luccioni (enseignant de langues anciennes, Université Lyon III)
- Jean-Yves Durand (ethnologue, CRIA-UM Portugal et IDEMEC)
- Élise Bain (ethnologue indépendante, Musée de Salagon)
Argumentaire
[Rappel biologique. — Les racines ancrent le végétal, être immobile (mais voyageur par ses pollens, ses fruits, ses graines...), et assurent sa nutrition en eau et en sels minéraux (très schématiquement). Les parties aériennes chlorophylliennes s’occupent de la synthèse des éléments carbonés, alimentant aussi la souche via la sève descendante. — On sait aujourd’hui que les racines sont très souvent associées à des champignons symbiotiques souterrains (mycorhizes) ; ceux-ci fournissent à la plante supérieure des substances élaborées (pas seulement de nature minérale au sens strict), reçoivent en contrepartie des nutriments issus de la photosynthèse. Les associations végétales plus ou moins stables, de la pelouse naturelle pâturée à la forêt, sont donc des alliances complexes entre l’aérien et le souterrain. — Dans la dynamique des peuplements végétaux, il est fréquent que les racines aident aussi à l’hégémonie de leurs détentrices en émettant des excrétions racinaires. Ces substances peuvent (entre autres) exercer un effet inhibiteur sur la levée des graines des espèces concurrentes dans le même habitat. Ainsi, dans nos régions méridionales, le thym, le romarin, l’épervière piloselle, etc., tendent à former des peuplement purs plus ou moins étendus. — Le volume de sol occupé par les racines constitue la rhizosphère. Double théorique souterrain du volume aérien de la plante, son extension peut-être nettement moins importante (cas des Ophrys et des Orchis, à l’enracinement restreint car très mycorhizé), ou beaucoup plus grande : des mesures de l’occupation racinaire du sol dans des peuplements de pins sylvestres baltes, sur des sols très peu profonds où les racines doivent s’étendre loin à l’horizontale, donnent la moyenne effarante de 300 000 kilomètres de racines par arbre. Sont prises en compte les racines principales, leurs subdivisions, les radicelles, les poils absorbants. Le même type de calcul donne, pour un pied de blé,environ 900 m de racines.]
Un déracinement historique
Vers la fin du XVe siècle, dans les herbaria (pharmacopées manuscrites illustrées), la représentation graphique du végétal connaît un bouleversement discret, remarqué seulement un demi-millénaire plus tard : des plantes y sont figurées sans leurs racines, préfigurant les représentations botaniques modernes.
Il s’agit bien des figures associées aux textes médicaux. Car la peinture médiévale montre souvent des végétaux “en situation naturelle”, arbres ou plantes herbacées, où les parties aériennes seules sont figurées. — Parfois, on le dirait, à contrecoeur : les arbres du “Saint-François recevant les stigmates”, de Giotto (Louvre), peinent à cacher leurs racines, en particulier dans la prédelle de la prédication aux oiseaux. Quand la plante figure dans le “fond” des scènes religieuses, elle ne fait que participer évasivement à un décor du monde non retenu pour lui-même ; on peut la montrer telle qu’elle est dans le regard. C’est un simple élément de la chose visible d’importance secondaire1.
Quand il s’agit de plante comme être singulier, comme substance curative/magique, les livres de médecine la montrent toujours entière avec les racines, arbres compris2.
Qu’est-il arrivé à la perception du végétal dans nos sociétés ? En même temps qu’elles se déracinaient de la croyance, elles occultaient les repères premiers de la métaphore.
La part obscure
Le Séminaire de Salagon a déjà évoqué la nature ambiguë du végétal, aérienne et souterraine, que l’arbre illustre à la fois au plus haut point, et au plus profond,
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts3.
Privilégier le monde visible est propre aux Temps Modernes.
Antérieurement (mais toujours dans bien des cultures), l’invisible a une importance égale, ou supérieure : l’âme vaut davantage que le corps. Les racines, qui appartiennent à l’invisible, y ancrent le visible, en expriment la “part active” souterraine.
On ne peut séparer davantage les racines du végétal aérien que le corps de l’âme. Cette dissociation appartient à la mort seule.
Ce qui complique les choses, c’est que la mort est aussi de nature souterraine : elle entraîne le corps dans le monde des racines, noir et froid.
Tandis que l’arbre, le plus grand des enracinés, peut se convertir en feu sur la terre, c’est au feu souterrain que vont (dans la croyance chrétienne) les âmes incapables de ciel. — Au besoin, le bûcher accélère la descente aux enfers : feu du dessus et feu du dessous ont des accointances. Le bois, qui vient des racines est un intercesseur parfait.
Les racines ont à voir avec un principe d’inversion. Celui qui met en noir, près de la demeure de Perséphone, le peuplier qui est blanc sur la terre, et en blanc, devant celle d’Hadès, le cyprès que les vivants connaissent en noir.
S’interroger à propos de racines, c’est toujours faire la part des métamorphoses de l’obscur.
La racine métaphore
Le Séminaire de Salagon s’est arrêté à plusieurs reprises dans l’un ou l’autre des vastes domaines de la métaphore associée au végétal, entre fleur de la jeunesse et fruit des attentes, rameau de la connaissance et graine de courage.
Tout cela se tenait dans l’espace rassurant des regards.
Avec les racines, la métaphore s’étend en-deçà des formes de langage. Elle se creuse, s’assure, s’explique, se masque, feint la connivence, certifie des vérités terriblement irréfutables.
On a ses racines dans un lieu du monde (mais il arrive qu’on s’enracine de nouveau ailleurs — ce qui agace les idéologies). On est dans la certitude du bon enracinement, mais on peut se voir fustigé pour immobilisme : « Alors, tu prends racine ? ». On extirpe les racines du mal (au besoin avec retour par le bûcher au parrainage infernal — napalm ou bombe au phosphore sont de la même obédience).On explore les racines du langage, celle des nombres, on consolide celles du ciel. De la racine des dents à celle d’un point noir, il y a de multiples variations triviales.
La race se cherche volontiers des parentés du côté des fondations de l’arbre. S’accorder aux racines, dans les discours, c’est revendiquer un ancrage dans les origines, là où rien n’était perverti. Même quand les racines ne sont pas expressément figurées, les symboles de l’enracinement les suggèrent : quand Bruno Mégret se fait candidat FN aux Présidentielles, ses affiches arborent une feuille de chêne, l’arbre relié aux vraies origines.
Racines des arbres, d’abord, mais aussi celles des “petites plantes”. Quand les nazis réquisitionnent les premières productions des fermes biodynamiques allemandes, c’est parce que la pureté quasi-mystique de l’intention agricole novatrice (dans un assentiment cosmique agréable à la race des géants) plaît aux meilleures offres de la mémoire souterraine : au peuple de cette terre là, les nourritures qui procèdent d’un tel respect pour l’enracinement.
Il ne semble pas que l’ethnobotanique ait dit son mot dans le débat sur le natif, l’étranger, le déraciné-apatride, le droit du sang (tout mélangé fût-il !) contestant le droit du sol. Elle a pourtant, avec les racines, largement de quoi parler. Le présent séminaire espère voir cette parole rejeter abondamment.
Les pouvoirs de la racine
La représentation médiévale des racines, si elle exprime la prise en compte obligée de l’invisible, dit en même temps leurs grands pouvoirs quand elles guérissent, leur traîtrise quand elles nourrissent.
Car la terre où vont les racines est un élément (dans l’acception hippocratique) ambivalent. Génératrice, elle restaure chaque année nos printemps, perpétue la taïga comme la forêt tropicale, donne l’igname et le blé. Dévoratrice, elle engloutit les générations.
Dans les classifications hippocratiques, elle est de nature sèche, ce qui correspond à la “bile noire” (atrabile), supposée venir de la rate, l’humeur de la mélancolie, du doute sur les raisons d’être au monde.
Dans beaucoup de mythologies occidentales, c’est aussi la demeure du feu des enfers, celui dont les volcans témoignent : il y a, au profond de la Terre — mais capables d’affleurer en surface — des puissances qui peuvent dissoudre les montagnes et refaire les printemps.
Créature des profondeurs, le diable (“le maître qui fait germer les plantes”4)connaît le pouvoir des êtres de son domaine. Mais il en jalouse la part bienfaisante.
Ainsi, “fâché des grandes vertus qu’elle possédait”5, raccourcit-il d’un coup de dents le rhizome de la scabieuse succise6.
Les racines, qui “tirent vers le bas” et fondent ce qui s’élève, connaissent à la fois le monde des morts, l’élan où il s’inverse, les puissances de la métamorphose.
Certaines racines qui contre font le modèle humain, comme le ginseng et la mandragore, oeuvres exemplaires des “forces formatrices” (cf. la botanique goethéenne, la représentation anthroposophique du végétal), témoignent de cette ambivalence : elles se font médiatrices dans des oeuvres ou salutaires ou maléfiques.
- Pouvoir de vie : le ginseng, “esprit de la terre”7.
Jadis réservée à l’empereur et à sa maison, payée 250 fois son poids d’argent, cette racine restée fameuse, de plus en plus exposée aux contrefaçons, est-elle bénéfique à l’homme (au mâle) parce que, selon certaines légendes, elle naît d’un impact de foudre, donc d’une sorte de fécondation céleste8 — Comme l’amandier, favorable aussi à la puissance virile, est issu de la semence de Zeus ?
D’autres récits racontent qu’on entendit pendant des nuits une voix d’homme implorante, venant de la forêt, qu’on alla voir loin et qu’on finit par déterrer, à cinq pieds de profondeurs, une grosse racine à la forme humaine parfaite. Elle demandait qu’on la libère des profondeurs, elle voulait se rendre utile aux humains.
La racine anthropomorphe est ici l’envoyée des forces de vie.
- Pouvoir d’asservissement et de mort : la mandragore.
Cette alliée des entreprises de magie noire a déjà été rencontrée à Salagon. Sa réputation de magicienne s’enracine en Orient, vient vers l’Europe via l’est méditerranéen. On peut la croiser de nouveau au Séminaire car elle est loin d’avoir tout avoué. On la remémore comme complice des puissances du noir souterrain (cri mortel à l’arrachage, etc.).
Anthropomorphe comme le ginseng, la mandragore en est l’inverse dans la représentation du pouvoir des racines. Le premier appelle pour servir l’humain, veut qu’on le déterre. La seconde crie pour tuer, n’accepte de quitter le domaine des morts et de servir un maître qu’en échange de compensations sacrilèges [on la nourrit à la graisse de nouveau-né (naissance contre abolition d’une autre), etc.].
On peut aussi explorer la contradiction (apparente) où les fruits de la mandragore, qui reposent à même le sol à maturité (dans cette plante, rien ne veut s’éloigner de la terre), entrent dans des manoeuvres à finalités érotiques chez les Patriarches en vertige reproductif9.
Il faut se rappeler que, dans la perception/mise en oeuvre des racines, tout s’opère entre des extrêmes représentés, dans l’Ancien Monde, par le Ginseng et la mandragore — et que les extrêmes sont toujours reliés par des connexions souterraines plus ou moins secrètes.
La racine-remède
Le ginseng, remède de longue vie, soutien à la puissance virile, a toujours un statut de racine médicinale majeure. La diaspora chinoise en a propagé la réputation à partir de la fin du XIXe siècle. La diététique “holistique” a pris le relais. On l’achète dans les grandes surfaces. — D’où sa mise culture, en grand, la cote outrancière des origines (affirmées) sauvages, etc.
La truffe est de la parenté symbolique du ginseng : nature souterraine, réputation aphrodisiaque (aujourd’hui très en arrière-plan au profit de l’arôme), prix exorbitant, spéculation massive, etc. Le savoir savant moderne en fait un champignon, mais Dioscoride y voyait “des racines rondes sans tiges et sans feuilles”10. Quant à Pline : “Nous ne pouvons vraiment dire ni que c’est de la terre ni que c’est autre chose qu’une callosité de la terre”11. Au XVIe siècle, dans ses commentaires sur Dioscoride, Matthioli dira que “la nature les produit et amasse en la terre par une vertu secrète et indicible” 12.
Aucune partie aérienne d’un végétal n’atteint aujourd’hui à ces renommées.
La truffe mérite d’être considérée dans ses alliances avec l’imaginaire des racines, elles-mêmes dans le secret des puissances de la génération.
Il n’empêche : quelques racines moins glorieuses ont toujours une place importante dans nos pratiques médicales, comme la gentiane13, et chez les exotiques, l’Harpagophytum ou “racine du diableˮ : tout un programme14.
La médecine ancienne emploie beaucoup les racines. Delatte a étudié la magie préventive, qui, dans l’Antiquité, détourne les risques de l’arrachage15.
Le Moyen-Âge, souvent, intègre à la pharmacopée des racines de plantes dont les Temps Modernes n’emploieront plus que les parties aériennes. Ainsi pour le sureau, la buglosse, la centaurée, la germandrée petit-chêne, la fougère-aigle, l’ortie, etc.
Dans certains cas, la racine représente la seule partie active des médicinales. D’autant plus si elle possède une “signature”. Inusité de nos jours en médecine, le tubercule du cyclamen évoque une rate aux femmes-médecins de Salerne (XIIe s.), qui l’emploient dans un rituel magico-psychosomatique impressionnant16.
C’est encore de signature qu’il s’agit avec les tubercules des Orchis et des Ophrys, aphrodisiaques bien connus en Europe, au Proche-Orient et au Maghreb. Il s’agit toujours de modélisation souterraine. Les Dactylorchis (et groupes associés par la morphologie) renvoient, eux, à la main comme vecteur de sorts.
D’autres racines puissantes n’expliquent pas leurs pouvoirs par l’analogie : qu’est-ce qui conduit à porter au cou, en amulette préventive du haut-mal, la racine tubérisée de la pivoine ?
Parfois, on ne sait pas bien si le pouvoir de guérison appartient à la racine ou à la terre. Sainte Hildegarde en donne un remarquable exemple : “Celui qui a la goutte prendra de la terre qui se trouve autour des racines du tilleul et la mettra dans le feu.
Une fois qu’elle est chaude, il la mettra dans un bain chaud où il se baignera ; il fera
cela neuf jours et il sera guéri”17.
En parallèle, il faudrait regarder du côté des fleurs. Ni celles du tilleul (et d’autres ligneux), ni celles d’un bon nombre d’herbes dont l’herboristerie moderne privilégie fleurs ou sommités, ne sont citées dans la littérature médicale médiévale.
On est en droit de se demander si l’abandon des parties souterraines des plantes n’a pas conduit à privilégier l’aérien, à valoriser des fleurs auparavant négligées, sinon inaperçues.
Corrélativement : que signifie le nouvel engouement pour des racines-remèdes ?
La racine aliment
Déjà rencontrée lors des séminaires, la racine aliment est très dévalorisée dans nos cultures. Rien d’équivalent, chez nous, aux représentations de l’igname, du taro ou du manioc, nourritures fondatrices dans les régions tropicales18...
Il est probable que si nos climats avaient favorisé les racines (ou tubercules, bulbes...) sauvages, l’aliment végétal souterrain n’aurait pas connu l’opprobre. Mais la flore d’Europe n’en propose que très peu susceptibles d’êtres consommées tels quelles (Bunium, Conopodium...). Les humains de l’Âge d’Or, qui se satisfont des nourritures simples partagées avec les dieux (et sans doute, alors, d’une saveur exquise...), mangent les tubercules d’asphodèle19, devenus piètre ressource de disette mais remémorés dans le culte pythagoricien à l’Apollon nourricier de Délos.
C’est la mémoire des temps de ramassage (perpétués jusqu’au XXe siècle chez les pauvres), l’assimilation des nourritures souterraines à la misère qui les font tenir à distance. Dans les religions monothéistes (avec antécédents “païens”), il s’y ajoute les effets d’une représentation du monde où la valeur est céleste, le négatif (les risques sur l’âme) terrestre. Qui mange des racines s’abîme l’âme, ou témoigne qu’il y a communauté de nature avec l’élément terre (on peut jouer sur les mots).
Quand le vilain se nourrit de rave (navets et choux-navets), seules racines de conservation importantes avant la pomme de terre, il n’exprime pas un fait de misère, mais qu’il est de la nature des pourceaux, un être inférieur.
Dans l’autre extrême social, l’homme d’esprit se nourrira de préférence de ce qui vit le plus loin possible du sol (cette peau d’un ventre mauvais, tel celui des créatures du Retable d’Isenheim). Le gibier à plumes est privilégié20.
À noter que les bulbes du genre Allium (ail, oignon, échalote, etc.) ne sont pas mis au ban, d’une part à cause de leur croissance seulement en partie hypogée, mais surtout parce qu’ils sont de nature chaude, donc favorable, à dose raisonnable, à l’équilibre de ces humeurs toujours menacées par le froid.
La méfiance de nos cultures pour l’aliment souterrain intervient encore dans l’histoire de l’acclimatation de la pomme de terre. On connaît la survalorisation théâtrale, qui, sous l’égide de Parmentier, la rend attrayante, à la veille de la Révolution.
Sans doute y aurait-il une étude à conduire sur la perception actuelle des racines alimentaires. Même si l’expansion universelle des frites pourrait signifier qu’elle ne fait plus question...
Cependant, des écoles diététiques veulent toujours limiter la consommation des aliments qui, comme la pomme de terre, sont de “fausses racines”. Car la p.-de-t. est une tige souterraine tubérisée (d’où son aptitude à bourgeonner) : cela est perçu comme une “régression” susceptible d’entraîner celle de l’esprit.
Le même interdit frappe l’arachide, graine d’une gousse aérienne à maturation hypogée. — D’où, concluent les radico-résistants, le matérialisme de la société américaine, par ailleurs grande consommatrice de maïs, graine qui tend à la morphologie minérale... Contrairement au blé du vieil Occident, aux arrondis propices à la pensée fluide.
On n’est pas ici dans le soupçon à l’égard des racines elles-mêmes (cf. la notoriété de la carotte et de la betterave rouges — racines, il est vrai, qui se haussent à fleur de ciel...), mais dans la néo-croyance d’obédience savante, où les données de la botanique moderne servent à la validation détournée des anciennes représentations.
Mythologies fondatrices
Test de l’arbre
Le serpent s’insinue dans les profondeurs à l’égal des racines ; mais c’est une racine qui s’approprie aussi le monde des hommes, avec un pouvoir de mort.
Dans beaucoup de mythologies des cinq continents, le serpent a une importance cosmogonique. Curieusement, son alliance avec les racines n’apparaît que très rarement dans les relations des mythographes21.
Le serpent des mythologies nordiques habite les racines du “frêne” Yggrasil ; l’aigle des cimes descend le combattre chaque jour, lutte qui renouvelle sans cesse les cycles temporels. Mais l’arbre de la connaissance du bien et du mal de la Genèse n’est pas explicitement mis en rapport de connivence profonde avec le serpent tentateur. Le Paradis terrestre est sans racines. Pure création, il pourrait ne pas en avoir besoin....
Toutefois, auprès des “arbres sacrés de l’Inde encore existants (...) s’élèvent (...) des douzaines de pierre représentant des najas”22.
Dans le même registre des cosmo-anthropogénèses, il faut aussi évoquer l’être humain comme arbre inversé, surtout représenté dans la pensée hindouiste : les racines recherchent la vraie vie dans le “surstrat” céleste et la diffusent dans le terrestre.
La représentation du serpent comme “racine vivante” semble se rencontrer plus souvent dans les contes (africains, entre autres) que, expressément, dans l’imaginaire mythologique.
Dans ses enquêtes sur les représentations et usages des serpents, en Haute-Provence, Danielle Musset23 a relevé l’expression “écorcer la vipère” quand il s’agit de l’écorcher. Il y a peut-être glissement de vocabulaire. S’il y avait lapsus, il ne serait pas surprenant...
Les racines réapparaissent dans les tests de la psychologie.
Bien connu des “demandeurs d’emploi” dont on juge prudent de passer au crible faiblesses inavouables et pulsions maquillées en candidature sérieuse, le test de l’arbre leur accorde une certaine importance.
Pour les plus prudents, la partie racine exprimerait les contingences de “l’ancrage corporel”, le vécu du corps dans sa relation à l’espace. Mais il y a, bien évidemment, plusieurs écoles : Stora, Koch, Murray, etc.
Comme Internet apprend à déjouer les pièges du test, un certain nombre de sites soulignent déjà ce qu’il ne faut surtout pas faire... En ce qui concerne la méthode Koch, par exemple, on ne doit pas dessiner “Racines, fruits, oiseaux, branches sur le tronc, touffe d'herbe au pied, fleurs”.
Très mauvais, la sensibilité, chez le salarié !
Pour d’autres thérapeutes, le décryptage de la figuration des racines semble enseigner beaucoup. Chez P. Lenthéric, par exemple, on relève cinq symptômes évoquant des troubles sexuels sur dix exemples cités24....
*
Ce qui précède autorise un premier commentaire global : ce qui a trait aux racines, dans nos cultures, reste souvent implicite. De leur figuration obligée dans l’illustration botanico-médicale antique et médiévale, de leur disparition quand émergent les sciences naturelles, quand on déracine la nature de l’obscurité des fables, à leur quasi-absence dans les grands ouvrages de la psychologie du XXe siècle (même évoquées par la métaphore, elles y restent très discrètes), de la crainte qu’elles inspirent à l’herboriste antique jusqu’à leur hégémonie métaphorique (le plus souvent inaperçue des locuteurs) dans le langage courant : les racines se cantonneraient-elles à leur biotope naturel, l’invisible ? — D’autant plus qu’elles sont désormais, croit-on, parfaitement désacralisées, la fonction biologique sans cesse mieux comprise ayant totalement occulté l’imagerie fondatrice ? On espère que ce séminaire (qui ne souhaite pas, avec ce thème, manger son pissenlit par la racine) va réveiller des vocations taupinesques, soulever des monticules d’idées nouvelles, aider à l’exploration de ce monde sous nos pas qui a sa part dans la construction de la psyché — équivalente à celle des étoiles, tout romantisme mis à part. D’ici à l’automne, qu’on s’arrête un peu sur l’herbe, sous les arbres, qu’on prête l’oreille au murmure des profondeurs : il n’a plus le rugissement des feux infernaux, il peut même alarmer le silence ; il appelle donc un certain savoir du langage des signes de l’ombre, là où s’enracine toute clarté. Pierre Lieutaghi
Notes
1 Sauf quand, dans les scènes religieuses, une fleur se fait symbole, telle l’ancolie, l’herbe aux colombes, associée à la manifestation du Saint-Esprit. La feuille de l’anémone hépatique, “L’herbe de la Trinité”, est dans le même registre mnémotechnique sur les chapiteaux du XIIIe siècle.
2 Voir par exemple, les figures du Livre des simples médecines, ms français 12322 BN (éd. commentée, 1982), où la représentation archaïque cède le pas à l’illustration naturaliste, mutation perceptible dans les autres grands manuscrits analogues du XVe siècle ou du début XVIe. Au XVIe siècle, les traités des médecins botanistes (Fuchs, Dodoens, Daléchamps, etc.) peinent encore à séparer le rameau d’un arbre de la souche, montrent souvent le premier comme un rejet latéral de la seconde.
3 La Fontaine, Le chêne et le roseau.
4 in J. Michelet, La sorcière, 1862.
5 Platearius, Le livre des simples médecines, article Morsus dyaboli. Voir note 2.
6 On peut se demander si la réputation de panacée de la verveine (même si cette espèce au sens strict hérite des attributions de toute une classe de plantes cérémonielles latines, les verbenae) ne tient pas à la grande difficulté de son arrachage : retenue par les forces souterraines, elle en a d’autant plus les pouvoirs.
7 Cité in Porter Smith, E., & G. A. Stuart, Chinese medicinal herbs, Georgetown press, 1973. [Compilation commentée du Bencao gangmu de Li-Shizhen, XVIe s. — Analogue chinois de Matthioli]. Voir aussi Wong, M., “Contribution à l’histoire de la matière médicale chinoise”, JATBA, 1970.
8 Plusieurs récits d’origine du ginseng sont relatés (parfois bien naïvement sous la plume d’un Jésuite...) par Roi, J. : Traité des plantes médicinales chinoises, Lechevalier, 1955 [ouvrage à dominante pharmacologique, sans commentaires ethnos].
9 Le rôle ambigu des “pommes d’amour” (les fruits de Mandragora automnalis) dans la polygamie compliquée de Jacob est relaté dans Genèse, 30, en particulier § 14-16.
10 Dioscoride, II, 139, in P. A. Matthioli, Les commentaires, trad. Du Pinet, éd. 1680.
11 Pline, Hist. nat., XIX, 83 (trad. J. André, Les Belles Lettres, 2003) terre par une vertu secrète et indicible”
12 P.A. Matthioli, ibid.
13 Surtout passée aux spiritueux, de nos jours, c’est une ex-médicinale majeure. Les apéritifs “à la gentiane” héritent de l’ancienne réputation de digestive, mais cette amère d’exception était surtout prescrite en fébrifuge. Les difficultés de son arrachage, son
origine montagnarde (les plantes y gagnent en force ; cf. les travaux de Pascal Luccioni sur les représentations antiques de la “force” communiquée aux plantes par le milieu montagnard). On ne va pas dire qu’elle commence à être cultivée en grand, ainsi en Normandie. Chacun produit le ginseng qu’il peut.
14 Harpagophytum procumbens. Cette Pédaliacée des déserts sud-africains (Kalahari, Namibie) est une herbacée vivace aux énormes fruits griffus qui s’accrochent aux pattes des animaux (les gazelles lui payent un lourd tribut de souffrance). La racine, très profonde, émet des ramifications latérales tubérisées, la partie active. Devenue, au niveau mondial, un grand remède anti-inflammatoire des affections rhumatismales, la griffe-du-diable est menacée dans ses habitats naturels par les récoltes excessives. On commence à la cultiver...
15 Delatte, A., Herbarius, Recherches sur le cérémonial, etc. 2e éd., Liège, 1938.
16 Platearius, Le livre des simples médecines, article Ciclamen. Voir note 2.
17 Hildegarde de Bingen. Le livre des subtilités des créatures divines. Le livre des arbres, XXIV. J. Million, 1989.
18 La génétique récente montre que les Australopithèques de l’Afar se nourrissaient en priorité de tubercules.
19 Hésiode, Les travaux et les jours, vers 40-41.
20 Allen J. Grieco a finement exploré la représentation des nourritures chez les élites médiévales, leur dérision à l’égard de l’alimentation populaire. Il relate l’histoire de Bertolo, vilain qui se retrouve à la cour, dont la nourriture trop “subtile” le rend malade à mourir. Les médecins avertis de ce qui convient à cette sous-classe humaine le soignent avec “de grosses fèves et des raves cuites sous la cendre”, mais il finit par succomber. Car “celui qui
est accoutumé aux raves ne doit pas manger des pâtés (...), celui qui est accoutumé à la houe ne doit pas prendre la lance”. — Grieco, Allen J., Classes sociales, nourriture et imaginaire alimentaire en Italie (XIVe-XVe siècles), chap. 4, Les fruits et les légumes, in Il mondo delle piante. Cultura, rappresentazioni ed usi sociali dal XII al VVII secolo. Convegno di Studi, Firenze, 3-4-5 maggio 1989.
21 Il n’y a pas d’article “racines” dans le Dictionnaire des symboles (J. Chevalier, A. Gheerbrant, R. Laffont, Bouquins) — Ouvrage par ailleurs d’une opacité désespérante, qui, à force de vouloir tout dire, n’éclaircit presque rien.
22 Jung, C. J., Les racines de la conscience, Buchet-Chaste, 1971. Très curieusement, dans cet ouvrage de 628 p., en dépit de son titre et d’une illustration de couverture très explicite, les racines ne sont pas une seule fois approchées pour elles-mêmes — Lacune étrange pour la “psychologie des profondeurs”. Il n’est pas davantage fait mention des racines dans le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis, PUF, 1967. — La symbolique des racines, à première vue dévoyée par la métaphore, irait-elle, en fait, trop profond pour l’investigation psychanalytique ?
23 D. Musset, comm. verb., janvier 2014.
24 ex. : “Racines visibles comme par transparence : troubles sexuels perturbateurs ; bloqué par l’influence de l’hérédité ; souffre de ne pas réaliser ; handicapé par des éléments négatifs héréditaires”, in Lenthéric, Dr. P., “L’arbre en question, le test du dessin de l’arbre en consultation homéopathique”. Article présenté au Congrès Trobada d’Oc, Collioures, 2001 [Biblio]. http://www.homeoint.org/dynamis/collioure01/arbre.htm
Subjects
- Ethnology, anthropology (Main category)
- Society > History
- Society > Geography > Nature, landscape and environment
Places
- Forcalquier, France (04)
Date(s)
- Monday, May 19, 2014
Keywords
- racines, origines, déracinement
Contact(s)
- Elise Bain
courriel : elisebain [at] hotmail [dot] fr
Information source
- Elise Bain
courriel : elisebain [at] hotmail [dot] fr
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To cite this announcement
« Roots or the metaphor of origins », Call for papers, Calenda, Published on Friday, April 04, 2014, https://doi.org/10.58079/pze