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Singularity

La singularité

Tracés journal no.34

Revue « Tracés » n°34

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Published on Tuesday, October 04, 2016

Abstract

Le numéro 34 de la revue Tracés accueillera des contributions portant sur la question de la singularité, telle qu’elle est saisie par les sciences humaines et sociales. La singularité, définie ici comme l’unicité d’individus en relation avec d’autres individus également autonomes, mais non interchangeables, se trouve en effet au cœur de plusieurs phénomènes d’importance. D’abord, la singularité donne lieu à de fortes controverses épistémologiques sur les manières de construire et d’étudier les cas singuliers en sciences humaines et sociales. Ensuite, la singularité et sa critique sont au centre de certaines pratiques sociales spécifiques, en particulier dans les domaines de l’écriture, de la culture, de l’art. Enfin, la singularité peut apparaître comme un élément central de processus sociohistoriques caractéristiques de la modernité dite occidentale. Les contributions attendues pourront se saisir de tout ou partie de ces questionnements, dans une optique théorique et/ou empirique.  

Announcement

Argumentaire

Les sociétés contemporaines sont travaillées par la question de la singularité, comme idéal de réalisation de soi, comme système de représentations à travers lesquelles les individus se construisent, comme agrégat de valeurs et de normes spécifiques, poussant à l'authenticité, à la différence, à l’épanouissement. De ce point de vue, la singularité prolonge, accentue et déplace la dynamique d’individualisation, mise en lumière par l’anthropologie comparatiste de Louis Dumont, qu’ont connue les sociétés modernes occidentales entre les XVIIIe et XIXe siècles (Dumont, 1983). Dans ces sociétés, l’individu a acquis, en tant qu’individu, une place de plus en plus centrale dans l’organisation sociale, sous les espèces d’une égalisation des conditions et des droits et d’une centralité nouvelle de l’autonomie individuelle dans la plupart des sphères sociales – la famille, l’école, la vie professionnelle, la religion. Cependant, lorsqu’on parle de singularité, on fait référence à quelque chose de plus spécifique au sein de cette dynamique fondamentale : de manière provisoire, on peut dire que la singularité met l’accent sur l’unicité d’individus en relation avec d’autres individus également autonomes, mais non interchangeables (à la différence par exemple des individus considérés par les modèles d’économie néoclassique ou par l’individualisme méthodologique). En conséquence, la valorisation de la singularité conduit, dans sa focalisation sur l’individu singulier, à l’impératif de cultiver sa différence par rapport à autrui dans une démarche visant à « trouver le sens de son existence dans la différence par rapport aux autres » (Rosanvallon, 2013, p. 359). Jeu de l’égal et du différent, du même et de l’autre, de l’unique et du multiple, la singularité est au centre d’analyses et d’interrogations contemporaines dont ce numéro de la revue Tracés entend se faire l’écho.

Il s’agit, avant tout, de mettre à l’épreuve, avec les différents outils et les différentes approches des sciences humaines et sociales, une idée simple et générale : les sociétés contemporaines (mais lesquelles ?), sous l’impulsion d’un changement des significations de la modernité, et de l’apparition d’un nouvel ethos du capitalisme, ménagent une place grandissante à la constellation axiologique de la singularité. « Deviens toi-même » semble être, comme l’affirme Danilo Martuccelli (2002 ; 2010), le leitmotiv de nos sociétés contemporaines, sa clef de voûte, son noyau de significations centrales. La performativité de la singularité peut aller des choix de consommation qui singularisent leur acheteur au projet professionnel (ou matrimonial) par lequel il faut se réaliser et s’épanouir pleinement, et dont on est personnellement responsable ; de l’école où il faut singulariser la relation pédagogique afin d’adapter les apprentissages aux différences de trajectoire et de personnalité des élèves, au religieux, qui devient un choix singularisant (et non pas ou plus un ensemble de préférences ou de rites hérités). Mais dans le même temps, c’est autant la diffusion de la singularité dans les sociétés contemporaines que la montée en puissance des (dis-)qualifications de cette singularité qui fait question.

D’où vient, que vaut et à quoi engage un tel constat d’une généralisation de la singularité ? Largement partagé, ce constat fait cependant rarement l’objet d’un traitement systématique. Si l’on peut penser que ce bilan va de pair avec un certain affaiblissement des paradigmes structuralistes dans les sciences humaines et sociales, des nouvelles épistémologies de la singularité n’apparaissent pas clairement sous nos yeux. Les analyses des formes sociales de la singularité, en sociologie, en histoire ou en anthropologie restent souvent à l’état d’ébauche et ne s’appuient pas toujours sur un système conceptuel stable et des résultats empiriques assurés. Par ailleurs, les approches de la singularité en sciences sociales ne tiennent pas nécessairement compte des travaux historiques sur les transformations de la singularité, ni des explorations philosophiques de ce concept. Il est crucial désormais, à la confluence de plusieurs tournants épistémologiques majeurs des années 1980 et 1990 (la micro-histoire et la diversification des échelles en sciences sociales, l’histoire culturelle et des représentations, la sociologie de l’action et le pragmatisme), de ramasser les enjeux et les grandes lignes de ce que pourrait être une telle épistémologie de la singularité. Celle-ci ne viendrait pas remplacer les anciens paradigmes en SHS, mais les compléter, les pluraliser, en sonder les angles morts et les zones d’ombre, pour mettre en tension le constat d’une montée de la singularité avec d’autres manières de penser et d’étudier l’époque contemporaine. Une telle épistémologie est, par définition même, interdisciplinaire : le parti pris des coordinateurs de ce numéro est que la singularité peut être rendue plus opérationnelle dans l’enquête empirique si l’on en ressaisit l’historicité, la profondeur conceptuelle, les usages dans d’autres domaines, comme les études littéraires – et qu’à l’inverse le travail historique, philosophique, artistique du concept peut se nourrir de l’étude empirique de l’emprise du singulier dans les sociétés contemporaines.

De manière symétrique, il s'agit de reprendre le constat général d'une montée de la singularité en le mettant à l’épreuve de tout ce qui semble lui résister, de ses ratages et de ses écarts, tant dans des pratiques sociales localisées dans les mondes occidentaux contemporains, y compris dans les sphères qui peuvent sembler les plus conformes à l’idéal de singularité, dans le champ artistique et littéraire, par exemple (pensons aux codes de conduite régissant le travail artistique collectif ou les collectifs d’artistes), que dans des contextes non-modernes et non-occidentaux. Il s’agit aussi de voir comment le concept de singularité permet d’éclairer des situations qui ne peuvent être ramenées à la modernité occidentale, pour mettre en lumière d’autres manières de construire des êtres singuliers (Taylor, 1996 ; Stépanoff, 2011) et d’autres « processus d’individuation » (Araujo et Martuccelli, 2014 ; Lozerand, 2015). En un mot, ce numéro vise à considérer l’articulation entre modernité occidentale et singularité à la fois comme résultat et comme présupposé, dans ce qui l’atteste comme ce qui l’invalide.

Notion multiforme parce qu’elle entend résumer et rassembler des processus divers et complexes, la singularité a été prise à bras le corps par la sociologie, bien sûr (sociologie de l’art et de la culture, sociologie des valeurs et des régimes d’action, sociologie de l’individu….), mais aussi par d’autres disciplines comme l’anthropologie, l’histoire, la philosophie, la littérature, la science politique. Ce numéro vise à utiliser l’ensemble de ces ressources pour s’interroger sur les mutations sociales expliquant la montée en puissance de la singularité, mais aussi pour préciser, rendre opérationnel et parfois mettre en question la validité de ce concept. Pour cela, on pourra en retracer la genèse historique, en décrypter la performativité dans des pratiques sociales concrètes, en explorer les frontières dans l’imaginaire littéraire et artistique. Le but de ce numéro est alors de rassembler des contributions interrogeant la notion de singularité dans ses différents aspects, à partir de trois angles.

1° Étudier la singularité en SHS

La singularité est d’abord, pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, un problème méthodologique et épistémologique : comment traiter les phénomènes étudiés lorsque ceux-ci sont (construits comme) singuliers, plutôt que généraux ? Contingents, plutôt que réguliers ? Le problème n’a cessé d’être au cœur des querelles de méthode en sciences sociales. On le retrouve dans la controverse opposant les partisans, dans les sciences de la culture allemandes de la fin du XIXe siècle, d’une méthodenomothétique, axée sur la recherche de « lois générales », ou d’une méthode idéographique, vouée à l’intellection de « phénomènes uniques » (Windelband, 2000). Cette question apparaît également dans les débats que connaît l’historiographie française dans les années 1980 autour du statut de l’événement, radicalement singulier ou révélateur de logiques plus profondes, non purement contingentes (Dosse, 2010), et plus généralement autour du « tournant critique » amorcé par les Annales à la fin des années 1980 (Delacroix, 1995). La pratique historienne contemporaine n’est pas sans en mesurer toute l’ampleur, comme en témoignent encore les nombreux travaux sur les faits divers en histoire culturelle : une histoire singulière (et sordide…), est décrite, expliquée et mise en perspective dans la mesure où elle est révélatrice de transformations sociales profondes (Jablonka, 2016). On retrouve enfin ces interrogations dans les débats sociologiques sur la pertinence heuristique des modèles généraux et le statut des exceptions particulières, sur les manières d’articuler études de cas et modèles théoriques (Eckstein, 1975 ; Gomm et al. éd., 2000). En France, la théorie de la reproduction sociale de Pierre Bourdieu a été le centre de gravité de ces controverses : les uns y ont pris partie pour une épistémologie axée sur les régularités sociales ; les autres, inspirés par la microstoria italienne ou l’interactionnisme et convaincus de la pluralité des échelles d’observation, ont inauguré une nouvelle « pensée par cas » (Ragin et Becker, 1992 ; Passeron et Revel, 2005 ; Revel, 2005). La récurrence des débats opposant les tenants de la généralité, de la représentativité, de la régularité, et ceux prenant partie pour la particularité, l’exceptionnalité, la contingence, tant en sociologie qu’en histoire, montre bien la transversalité de cet objet, la singularité, auquel ils ne cessent de faire référence.

Dans ces dichotomies, quelle est la part qui relève de la réalité des phénomènes en question et celle qui relève des modalités de construction de l’objet par le chercheur ? Les apports de l’épistémologie féministe du « point de vue situé » semblent ici constituer une perspective incontournable, tant ils lient la critique d’une objectivité pure et désincarnée de la connaissance en sciences sociales avec l’idée d’un savoir singulier, car produit par un observateur lui-même situé socialement, nationalement, sexuellement (Harding éd., 2004)… Faut-il continuer à penser que la construction du singulier par la connaissance soit antithétique à la nécessaire montée en généralité (Passeron, 2006) ? Comment est-ce que les différentes sciences humaines et sociales valorisent le travail du singulier et du général ? Pour répondre à ces questions, les débats épistémologiques en sciences naturelles peuvent offrir une source d’enrichissement et de dépaysement aux sciences sociales : les relations entre case studies, expérimentations sérialisées et généralisations sont loin d'être des opérations mutuellement exclusives dans la production de la connaissance scientifique (Bailey, 1992 ; Lee, 1989 ; Wilson, 1987).

Les contributions rassemblées relevant de cet axe auront en commun d’interroger les modalités savantes de production de la singularité et de mise au travail des singularités construites / constatées, ainsi que les effets de ces gestes sur l’écriture des sciences sociales. Dans cette perspective, certaines contributions pourront faire retour sur l'histoire des sciences sociales, partant d'une discipline ou d'un objet particulier. On pourra ainsi s’interroger sur les usages de la méthode biographique en sciences humaines et sociales. Quelles sont les différentes manières dont les vies singulières sont mobilisées dans les études de SHS ? Quels sont les enjeux communs et les différences entre les histoires de vie ou les récits de vie (Ferrarotti, 1990 ; Bertaux, 1997 ; Demazière et Dubar, 1997), l’établissement de prosopographies (Keats-Rohan éd., 2007), les fragments de récits biographiques comme les « chroniques Peugeot » de Michel Pialoux et Christian Corouge (1984-1985) ou les entretiens réunis dans La misère du monde (Bourdieu éd., 1993) ? On pourra aussi étudier le statut des expérimentations en sciences humaines et sociales, par exemple en psychologie expérimentale, et les manières dont ces expériences tentent de neutraliser la singularité irréductible des sujets de leurs expériences (usage de la statistique, contrôle des variables, évaluation avec assignation aléatoire, etc.). Ces méthodes et leurs présupposés pourraient utilement être mis en opposition avec les approches ethnographiques, qui visent justement à rendre compte de la singularité de l’inscription sociale des personnes et des situations étudiées plutôt qu’à la neutraliser (Cefaï éd., 2010). Enfin, des contributions pourraient porter sur les analyses qui tentent explicitement de prendre le contrepied des mouvements de singularisation des objets des SHS en mobilisant des corpus ou des méthodes reposant sur l’accumulation d’un grand nombre de données : Big History, travail sur le Big Data, tentatives de poursuivre le projet critique d'embrasser la totalité sociale, etc. De quelles logiques sociales ces méthodes et ces objets relèvent-ils, lorsqu’ils privilégient la « base de données » par rapport au « récit » (Manovich, 1999 ; Flichy et Parasie éd., 2013) ? Comment, en retour, ces méthodes réussissent ou échouent-elles à revenir au singulier ?

2° Esthétiques, cultures et écritures du singulier

Cependant, cette activité de construction de la singularité, d’usage de la singularité pour constituer une valeur, n’est pas l’apanage des chercheurs en sciences humaines et sociales. Bien au contraire, on peut penser que la mise en exergue de la singularité est constitutive de certains champs, de certains mondes, comme ceux de l’art ou de la culture, où elle trouve, sinon sa première incarnation, du moins une forme de reconnaissance particulière (Menger, 2003). Les pratiques d’écriture et de lecture (littéraires, intimes, savantes, militantes…) sont l’un des terrains d’investigation proposés, dans la mesure où elle mettent en jeu la valeur du singulier de la création ; où se saisit le monde social comme somme de singularités à explorer et à articuler ; où s’éprouve, s’apprend et s’institue la singularité de l’individu. De la lecture valorisée comme rencontre entre le je d’un auteur et la singularité du lecteur jusqu’aux pédagogies et aux techniques de l’écriture de soi, le monde de l’écrit semble être, depuis l’époque postrévolutionnaire, l’un de ces domaines de la vie sociale où s’affirme, se négocie, se fabrique - mais aussi se contrôle - le territoire du singulier dans l’existence collective.

Cette problématique est familière : comment a été constituée historiquement l’idée que les œuvres d’art valent parce qu’elles sont singulières ? D’où est censée provenir la singularité des œuvres ? Du fait d’actualiser un style unique, avatar de la créativité de l’artiste, ou de leur statut authentique, compris en relation au reproductible, à la copie, au plagiat, au faux (Bessy et Chateauraynaud, 1995) ? La question du style, déjà mise au cœur de l’analyse littéraire par Roland Barthes (1953), est ici cruciale et a fait l’objet de développements qui pourraient être utilement repris et prolongés (Macé éd., 2010).Quelles stratégies esthétiques ou politiques ont été mises en place pour valoriser la singularité, par exemple autour de la signature des œuvres (Guichard, 2008), ou, au contraire, afin de dénoncer ou de contrer cette valorisation de la singularité (du ready-made de Duchamp jusqu’aux formes contemporaines d’automatisation ou de construction participative des œuvres) ? Comment se déploie, dans l’art contemporain, le paradoxe mis en lumière par Martha Buskirk (2015) entre l’occultation relative de la « patte » de l’artiste dans l’œuvre physique et sa présence renforcée comme auteur de la décision qui a présidé à la création de l’œuvre ?

Si la question de la singularité en art a été souvent travaillée, aussi bien dans des perspectives internalistes (histoire de l’art, études littéraires) qu’externalistes (sociologie), on attend ici des contributions empiriques originales renouvelant cette dialectique de perspectives (Bourdieu, 1992). On s’intéressera par exemple aux manières dont une singularité de type artiste peut être mobilisée dans le cadre d’une activité de travail, par exemple chez certains artisans (Bajard, 2014 ; Jourdain, 2014). Plus généralement, on pourra rendre compte des phénomènes de transfert entre différents champs : dans quelle mesure la construction de la singularité artiste, par exemple, a été influencée par des formes de singularité auctoriale existant dans les mondes savants et intellectuels, y compris dans des domaines très concrets comme celui de l’atelier (Alpers, 1991 ; Cole et Pardo éd., 1995) ? Comment, à l’inverse, le modèle de l’artiste a-t-il influencé d’autres champs, d’autres pratiques, par exemple par l’extension du « régime vocationnel » (Heinich, 1991) ou de la « critique artiste » du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999) dans le monde social ?

Par ailleurs, la question se pose du rôle de la singularité des œuvres d’art dans la construction de la frontière entre le savant et le populaire. Dans le cadre de la massification culturelle, les productions qualifiées de populaires sont généralement placées du côté du non-singulier (standardisation de l’écriture et de la publication, consommation uniformisée plus qu’appropriation différenciée et singularisante) ; elles peuvent être étudiées tant comme des facteurs de collectivisation des imaginaires et des conduites que comme des opportunités paradoxales de construction de soi, en particulier dans les phénomènes de circulation et de reprise démultipliés depuis l’ère d’Internet.

Les contributions pourront aussi rendre compte des démarches politiques, savantes ou artistiques dans lesquelles le refus de la singularité est mis en avant. Si le romantisme se constitue au XIXe siècle autour d’une exaltation de la singularité créatrice (Bénichou, 1977), sur quelles valeurs alternatives s'appuient les critiques de ce courant ? Dans les années 1840, les ouvriers du journal l’Atelier refusaient de signer les articles et de les voir attribuer à des individus, politisant par là une pratique courante dans les mondes de l’art au XIXe siècle (Brunet, 1989). Ce refus de la singularité auctoriale a pu se poursuivre, pour des raisons de sécurité et de choix politique, dans les mouvements sociaux et dans les groupes d’extrême-gauche, jusqu’au manifeste L’insurrection qui vient du Comité invisible, dont l’attribution a été discutée au cours de l’enquête policière. Comment rendre compte de ces dynamiques, ainsi que de celles qui refusent la dichotomie entre valorisation de la singularité et exaltation de l'anonymat ? Comment les penseurs du collectif, de la classe, par exemple les analystes marxistes du roman du XIXe siècle (Lukacs, 1989), ont-ils saisi ou non, parfois conflictuellement, la question de la singularité (de la pensée, de l'écriture, des destinées) ? Plus près de nous, on pourra s’intéresser aux déplacements des attributions de singularité dans les sciences ou dans les arts (le collectif savant ou artiste) : la pratique de la signature collective dans le monde académique, par exemple, dans une période où le calcul du facteur d’impact de chaque auteur est devenu un élément crucial pour les carrières scientifiques, a mené à des modifications d’ampleur des pratiques d’attribution des écrits scientifiques (Pontille, 2002, 2016). Les contributions s’inscrivant dans cet axe de travail pourront aussi bien emprunter à la sociologie des sciences et de l’art ainsi qu’à l’esthétique, en passant par les études littéraires ou encore l’histoire.

3° Des sociétés singularisantes ?

La singularité est une constellation axiologique centrale de la modernité, au sens proprement sociologique du terme (Simmel, 1991, Simmel, 2004). Cependant, à suivre les sociologies qui s’y sont penchées, elle ne semble pas occuper le même rôle entre les différentes étapes de la modernité. La modernité classique, qui court du XIXe siècle aux années 1960 et est marquée par le capitalisme industriel, le conflit de classe, la division fonctionnelle du travail et l’État-nation, a valorisé, en tandem avec l’idée de l’autonomie individuelle, celle de la conformité de l’individu aux rôles lui échéant dans l’organisation sociale (Wagner, 1996). Si l’on revient aux sources mêmes de cette modernité classique, Max Weber a bien montré comment la conformité et la discipline pouvaient aller de pair avec une certaine injonction à la singularité, dans le cadre de l’ascèse protestante comme technique de soi typique de la modernité classique capitaliste (Weber, 2003).

C’est, d’une certaine manière, le passage d’une modernité classique à une modernité avancée ou réflexive (Giddens, 1987) qui a consacré la figure d’un individu singulier désormais sommé de se produire soi-même (Giddens, 1991), souvent contre les statuts, les rôles et les identités héritées. Ce qui ne suppose pas, comme Norbert Elias (1991) l’a souligné dans un texte fondateur, que la société disparaisse pour autant. C’est même le contraire : la montée en puissance de l’idée d’unicité individuelle (ce qu’il appelle l’homo clausus) n’est rien d’autre que le produit d’un renforcement des dispositifs de contrôle et de standardisation des conduites, d’une progression de la civilisation des mœurs (Elias, 1985). En raison de l’emprise croissante de la singularité, l’individu de la modernité avancée ou réflexive se pense désormais comme irréductible à des statuts, des fonctions, des rôles, des identités assignés (Beck et Beck-Gernscheim, 2002), alors même que les formes du mimétisme social, de la « société de consommation » aux « cultures de masse », tendent à se multiplier (Riesman, 1964). C’est le cas, parmi une myriade d’exemples possibles, des membres de l’unité familiale et du couple (de Singly, 1996 ; Giddens, 1992 ; Martin et Commaille, 1998), de l’élève (Dubet et Martuccelli, 1996), du travailleur (Dubar, 2000), du croyant (Hervieu-Léger, 1999), du militant (Ion, 1997) ou encore des acteurs du champ politique (Le Bart, 2013). L’emprise croissante du singulier – entendu à la fois comme individuel et comme original – aurait ainsi des répercussions importantes sur les systèmes de valeur régissant nos sociétés contemporaines, sur la manière de s’y rendre visible et d’y agir (Heinich, 2012), ainsi que sur les rapports au politique et les formes de la citoyenneté.

Dans cette perspective, des contributions à ce numéro pourraient porter sur la manière dont ces usages de la singularité se diffusent et transforment le monde social dans son ensemble. Encore faut-il situer ces moments et ces espaces du singulier dans la durée et dans le monde social, et notamment interroger les liens entre les productions culturelles, leurs réceptions et leur affirmation du singulier. On se demandera ainsi dans quelle mesure est valide l’idée selon laquelle la singularité est un axe central de la modernité. D'abord, dans quelle mesure s'agit-il vraiment d'une spécificité - d'une singularité ? - de la modernité dite occidentale, alors que des processus d'individualisation sont à l'œuvre dans bien d'autres parties du monde (Lozerand, 2014) ? Peut-on valider le constat d'une montée universelle de la singularité dès lors que l'on « provincialise » l'Europe (Chakrabarty, 2007), et avec quels aménagements ? Les apports de l'histoire globale, de l'anthropologie ou de la sociologie comparée pourront ici être particulièrement bienvenus pour permettre une étude comparative des processus de singularisation et des formes contemporaines de la singularité.

Ensuite, si l'on donne du crédit à l'idée d'une montée de la singularité, quels en sont les mécanismes, et comment s’articulent-ils avec les formes d’universalisme qui peuvent aussi être caractéristiques de la modernité ? Comment la valorisation de la singularité s'est-elle généralisée, quelles politiques informe-t-elle, quelles limites rencontre-t-elle ? Une « société singulariste » (Martuccelli, 2010) est une société qui individualise les rapports au monde social, mais qui augmente également l’incertitude, l’angoisse ou l’incapacité d’atteindre l’idéal de la singularité (Bauman, 2001 ; Ehrenberg, 1995 ; Castel, 2009) ; ne favorise-t-elle pas par-là l’avènement d’une société sécuritaire ? Quelles résistances collectives se produisent face à ces processus d'individualisation et de singularisation, dans le monde dit occidental ou ailleurs ? D’autres limites pourront être signalées à partir des sphères du travail, de la culture ou de la politique (Le Bart, 2008), ou encore des multiples « complexes tutélaires » (Donzelot, 1977) qui pèsent sur l’individu contemporain (management de la subjectivité, idéologie gestionnaire de la performance, psychologisation des problèmes sociaux...). Plus généralement, l’un des enjeux de cet axe du dossier sera de comprendre le lien entre la place de la singularité dans la nouvelle configuration de la modernité, et les formes du néo-capitalisme (Corcuff, 2006). Afin d’aborder ces questions de manière archéologique, on accueillera des contributions qui éclairent les liens entre anticonformisme et singularité, en envisageant l’anti-conformisme et sa critique dans leur historicité : il sera dès lors question de faire émerger des figures de la singularité dans l’histoire, autour des pratiques de l’excentricité, de l’extravagance, ou du dandysme. A ce titre, la montée de mouvements visant l’anonymisation, comme les Black Blocks ou les Anonymous, pourrait être interrogée spécifiquement : voix et pratiques singulières dans l’espace social, se voulant porteuses d’un anti-conformisme profond et politique, elles reposent sur une mise à distance des formes proprement individuelles de singularité, amenant à poser les questions de l’articulation entre le singulier et l’individuel.

À ces différentes interrogations sur la constellation moderne de la singularité, il faut en ajouter une dernière, qui en déplace quelque peu le champ de pertinence. Plus profondément, la singularité n’est-elle pas constitutive d’un certain rapport moderne à la temporalité, différent et peut-être concurrent d’autres mouvements contemporains de transformation de la temporalité, comme la « désynchronisation des structures temporelles » (Luhmann, 2011), l’accélération (Rosa, 2010), la maîtrise du futur par la prévision (Bourdieu, 2000) ou l’entrée dans une hypermodernité consumériste (Lipovestky, 2004) ? La rupture moderne serait alors construite, entre autres, comme une rupture dans la linéarité du temps par irruption possible du singulier, le réagencement du temps historique pouvant être compris autour de multiples événements de ce type (les révolutions, les tournants, les discontinuités etc.). Si tel est le cas, existe-t-il des affinités entre la constitution des singularités historiques comme régime d’historicité de la modernité et la politique elle-même, notamment par la capacité à faire naître du conflit autour de la désignation et de la résolution de ces singularités historiques (Koselleck, 1990 ; Hartog, 2003) ? On retrouve ici une politique de l’histoire esquissée notamment par Walter Benjamin (2000), et dont l’exploration pourra faire l’objet de contributions spécifiques : on pourra notamment s’interroger, dans une perspective qui croise notre premier axe de réflexion, sur l’émergence d’écritures – et notamment d’historiographies – discontinuistes dans les sciences sociales contemporaines (Riot-Sarcey, 2016).

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Coordination

Numéro coordonné par Samuel Hayat, Judith Lyon-Caen et Federico Tarragoni

Modalités de soumission

L’appel à contribution a valeur de cadrage et permet la sélection des contributions en fonction de leur pertinence par rapport au thème et aux enjeux du numéro. Il a, en outre, vocation à suggérer aux rédacteurs potentiels quelques pistes générales de réflexion, et à leur rappeler que la revue Tracés attend un propos analytique et argumenté.

Articles

Les articles représentent des contributions originales à la recherche, qui suivent les normes habituelles de la production scientifique. Ils doivent tous se positionner par rapport à l’appel à contributions.

Différents types d’approches sont possibles, permettant de diversifier la manière d’aborder la thématique : nous accueillons tant des articles à vocation essentiellement théorique, que des contributions fondées sur des recherches empiriques, où les enjeux méthodologiques seront précisés et discutés.

Tracés étant une revue interdisciplinaire, les articles doivent pouvoir être compréhensibles et pertinents pour des lecteurs et des lectrices non spécialistes ; ils peuvent également faire appel à des méthodes et des références de plusieurs disciplines, ou interroger les présupposés ou les outils empiriques et théoriques d’une discipline à partir du point de vue d’une autre discipline.

Les articles soumis ne peuvent excéder 45 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Notes

Nous publions des notes critiques qui présentent un ensemble de travaux (éventuellement un ouvrage en particulier), une controverse scientifique, ou l’état d’une question actuelle. Elles doivent dans tous les cas se rattacher explicitement à la thématique du numéro et permettre d’éclairer des orientations de recherche ou des débats inhérents à cette dernière, notamment pour des lecteurs et des lectrices non spécialistes des disciplines concernées.

Les notes soumises ne peuvent excéder 30 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Entretiens

Des entretiens avec des chercheurs, chercheuses ou d’autres expert-e-s des questions étudiées sont également publiés dans chaque numéro. Les contributeurs et les contributrices qui souhaiteraient en réaliser sont invité-e-s à prendre contact directement avec le comité de rédaction (redactraces [a] groupes.renater.fr).

Traductions

Les traductions sont l’occasion de mettre à la disposition du public des textes peu ou pas connus en France et qui constituent un apport capital à la question traitée. Il doit s’agir d’une traduction originale. Le choix du texte devra se faire en accord avec le comité de rédaction et les questions de droits devront être réglées en amont de la publication.

Il est donc demandé aux contributeurs et aux contributrices de bien préciser pour quelle rubrique l’article est proposé. La soumission d’articles en anglais est également possible, mais si l’article venait à être retenu pour la publication, sa traduction nécessaire en français demeure à la charge de l’auteur-e.

Procédure

Les auteur-e-s doivent informer le comité de rédaction de Tracés (redactraces [a] groupes.renater.fr) et/ou les coordinateurs et coordinatrice du numéro, Samuel Hayat (samuel.hayat [a] univ-lille2.fr), Judith Lyon-Caen (jlc [a] ehess.fr) et Federico Tarragoni (federico.tarragoni [a] gmail.com) de leur projet par courrier électronique en indiquant le titre de leur contribution, la rubrique dans laquelle ils le proposent, ainsi qu’un bref résumé du propos. La date limite des propositions est fixée au 15 avril 2017. Un retour est fait aux auteur-e-s sur la recevabilité de leur proposition.

Les auteur-e-s devront envoyer leur contribution 

avant le 1er juin 2017 

au comité de rédaction de Tracés (redactraces [a] groupes.renater.fr).

Chaque article est lu est par un-e membre du comité de rédaction et par deux évaluateurs et évaluatrices extérieur-e-s. Nous maintenons l’anonymat des lecteurs et lectrices et des auteur-e-s. A l’aide de ces rapports de lecture, les coordinateurs et la coordinatrice du numéro rendent un avis sur la publication et décident des modifications à demander aux auteur-e-s afin de pouvoir publier l’article.

Dans le cas de propositions trop éloignées de l’appel à contribution ou des exigences scientifiques de la revue, les coordinateurs et la coordinatrice se réservent le droit, en accord avec le comité de rédaction, de rendre un avis négatif sur la publication sans faire appel à une évaluation extérieure. Hormis ces exceptions, une réponse motivée et argumentée est transmise aux auteur-e-s suite à la délibération du comité de lecture.

Nous demandons aux contributeurs et contributrices de tenir compte des recommandations en matière de présentation indiquées sur la page suivante de notre site : http://traces.revues.org/index103.html

Les articles envoyés à la revue Tracés doivent être des articles originaux. L’auteur-e s’engage à réserver l’exclusivité de sa proposition à Tracés jusqu’à ce que l’avis du comité de lecture soit rendu. Elle ou il s’engage également à ne pas retirer son article une fois que la publication a été acceptée et que l’article a été retravaillé en fonction des commentaires des lecteurs et lectrices.

NB : L’insertion d’images et de supports iconographiques est possible dans un nombre limité (Précisez-le dans votre déclaration d’intention).


Date(s)

  • Thursday, June 01, 2017

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Keywords

  • singularité, individu, arts, modernité, épistémologie

Contact(s)

  • Judith Lyon-Caen
    courriel : jlc [at] ehess [dot] fr
  • Samuel Hayat
    courriel : samuel [dot] hayat [at] cnrs [dot] fr
  • Federico Tarragoni
    courriel : federico [dot] tarragoni [at] u-paris [dot] fr

Reference Urls

Information source

  • Samuel Hayat
    courriel : samuel [dot] hayat [at] cnrs [dot] fr

License

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To cite this announcement

« Singularity », Call for papers, Calenda, Published on Tuesday, October 04, 2016, https://doi.org/10.58079/vv2

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