HomeWhat is an epoch?
Published on Wednesday, October 25, 2017
Abstract
La revue Tracés invite l’ensemble des sciences humaines et sociales à interroger « l’époque » comme l’un des fondements de nos modes de raisonnement et de nos pratiques. Tout d’abord, l’époque, et l’opération consistant à caractériser des périodes historiques, occupent une place décisive dans les sciences humaines et sociales. Les études scientifiques n’ont cependant pas l’apanage de la caractérisation historique : les acteurs sociaux interrogent également le temps dans lequel ils vivent et font régulièrement référence à d’autres époques pour le distinguer et le définir. Enfin, la définition des époques légitimes et leur dénomination font l’objet de conflits et de contestations, tant elles représentent des enjeux de pouvoir déterminants. Époque en sciences humaines et sociales, époque ordinaire ou époque contestée : ce numéro propose d’explorer les différentes façons de « faire époque », de la définir comme d’en faire l’expérience.
Announcement
Argumentaire
Parmi les difficultés auxquelles les sciences humaines et sociales se confrontent, celle qui touche à la caractérisation des époques est certainement l’une des plus sensibles. Qu’est-ce en effet qu’une époque ? À quoi cela tient-il de constater une convergence d’éléments suffisamment robuste pour désigner un morceau de temps de façon cohérente et en interroger la spécificité ? Ces questions ne sont pas l’apanage des sciences sociales et se posent également aux acteurs sociaux qui réfléchissent au temps dans lequel ils vivent : de quoi est-on contemporain ? Comment ressent-on l’époque et en quoi diffère-t-elle du passé ? Si certaines époques sont bien délimitées et solidement ancrées dans l’imaginaire collectif (le Moyen-Âge, la Renaissance, la Belle Époque, ou encore les Trente Glorieuses), au point qu’il est parfois difficile de les remettre en cause, il existe aussi des périodes où le flou sur la nature des transformations en cours est tel qu’il apparaît impossible de qualifier le changement, dont tout laisse pourtant à penser qu’il a lieu. Ce numéro de Tracés propose d’explorer les différentes façons de « faire époque », de la définir comme d’en faire l’expérience.
Le terme d’époque n’est pas ici choisi innocemment : il fait le plus souvent référence à un moment historique fortement caractérisé. Que la « pensée par époques » soit considérée souhaitable (Le Goff, 2014) ou, au contraire, regrettable (Savage, 2009), n’est pas ce qui nous préoccupe ici en premier lieu : il s’agit davantage de prendre acte de la place décisive qu’elle occupe dans nos formes de raisonnement et nos pratiques les plus ordinaires. Particulièrement pertinente pour l’histoire (Pomian, 1984 ; Dumoulin, Valéry, 1992), la question de l’époque ne saurait s’y limiter : elle apparaît plutôt comme hautement interdisciplinaire. Il faut dès lors sortir des spécialités établies et des domaines privilégiés pour interroger l’époque en tant que telle, en sélectionnant dans la multitude des phénomènes historiques ceux qui la déterminent.
La caractérisation de périodes historiques structure les sciences sociales depuis fort longtemps – et il va sans dire que les références qui parcourent cet appel ne sauraient être exhaustives et ne peuvent, au mieux, qu’indiquer certains des travaux pertinents pour l’aborder et la mettre à l’épreuve. Mais la question qui donne son titre à ce numéro peut – et doit – être posée à nouveaux frais dans la période actuelle : c’est en tout cas l’enjeu et l’ambition de ce numéro de Tracés. Sous ses dehors épistémologiques (Caianiello, 2009), la question « qu’est-ce qu’une époque ? » soulève des interrogations politiques essentielles auxquelles il apparaît aujourd’hui particulièrement opportun de s’attaquer. L’air du temps semble en effet ouvert à la césure, depuis l’inflation des discours de rupture qui font de chaque événement, attentat ou nouvelle étape de la crise financière, le signe annonciateur d’une nouvelle époque, le sentiment d’une accélération du rythme du monde, jusqu’à la place prise par les discours nostalgiques, appréciant chaque trait du présent à l’aune d’un passé définitivement révolu. Sans prendre ces discours à la lettre, questionner l’époque à notre époque, c’est tout du moins prendre acte des invitations constantes à qualifier ce qui nous arrive et de la difficulté à le faire.
Ce numéro de Tracés entend ainsi interroger, depuis l’ensemble des sciences humaines et sociales, dans la variété de leurs approches, (1) la production de découpages temporels par les sciences sociales et leur mise en cohérence, soit l’époque en sciences sociales ; (2) celle générée par les acteurs sociaux, l’époque qu’on dira ordinaire, qu’elle soit explicitement vécue sur ce mode ou constituée de routines d’action répétées sans être nécessairement perçues comme telles ; (3) les conflits sur la caractérisation des périodes historiques, soit l’époque contestée. Ces trois axes, distingués ici à des fins de clarification, pourront cependant être judicieusement travaillés de concert.
Axes thématiques
Axe 1 : L’époque en sciences humaines et sociales
La question de la discontinuité historique se pose depuis la fin du XVIe siècle (Koselleck, 1990). Elle a connu un renouveau certain en histoire au cours des dernières années (voir notamment Gibert, 2014 ; Le Goff, 2014 ; Kalifa, 2016, 2017), sans que cette discipline en ait toutefois le monopole. Que l’on pense seulement à la philosophie de l’histoire, à l’histoire des sciences ou de l’art, à la sociologie historique, à l’anthropologie, à l’économie, ou encore à la géologie et à l’archéologie, la question de la périodisation et de la caractérisation des époques est en effet centrale pour de nombreux domaines. Tout en recourant à des solutions théoriques et méthodologiques sensiblement différentes, aucune discipline des sciences sociales ne semble pouvoir s’y dérober. Ce premier axe vise à recueillir des contributions réflexives sur l’activité de bornage, de dénomination et de caractérisation des époques menée en sciences humaines et sociales.
Dans un passage célèbre de ses cours au collège de France, Lucien Febvre louait déjà en 1950 le geste de Michelet découpant dans les fils du temps une notion devenue période historique, la Renaissance (Febvre, 1950). Le fondateur des Annales voulait par-là souligner le caractère éminemment construit de nombre de cadres temporels devenus des évidences partagées. Les époques, avec la poétique de leurs noms, ont en effet tout d’abord un fort rôle conventionnel, en organisant par exemple la discipline historique et en détaillant la division du travail, délimitant des périodes larges et des domaines, entre histoire ancienne et histoire médiévale, histoire moderne et histoire contemporaine, ou spécialités par « siècles ». Le découpage de l’histoire de France en périodes républicaines joue un rôle analogue dans le cas du droit constitutionnel et de la science politique. Et les études littéraires sont également segmentées en courants et en courants reflétant diverses époques. Ainsi, les chercheur-e-s « font l’histoire » (Veyne, 1971) : ils et elles construisent le temps et en rythment l’écriture, en la dotant de jalons, de repères et d’événements, en pointant ses cycles, ses séquences et ses ruptures, dans une dynamique d’organisation rétrospective. Cette mise en époque se retrouve aussi dans les programmes scolaires et participe d’un « imaginaire périodisateur » (Mevel, 2014) et d’une obsession de la chronologie qui veut que l’histoire s’enseigne par tranches.
Au-delà de cette dimension conventionnelle, l’époque est également dotée d’une épaisseur empirique, certains traits étant considérés comme fondamentaux pour saisir une période. Arrangements, régimes, esprits, formes institutionnelles, épistémès, paradigmes ou encore period eyes en histoire de l’art : la pluralité des dénominations utilisées pour caractériser des époques n’est pas que langagière. Elle recoupe des a priori théoriques, des conceptions du fonctionnement du monde social et des principes de construction qui méritent d’être directement interrogés. Entre l’illusion du « toujours pareil » et celle du « jamais vu » (Passeron, 1987), la description historique s’assimile à un jeu d’équilibriste particulièrement précaire. On s’intéressera donc ici aux dispositifs conceptuels et théoriques ainsi qu’aux modes d’enquête permettant de qualifier une période historique donnée. Quels sont les efforts déployés en sciences humaines et sociales pour saisir un « air du temps », une « humeur idéologique » (Bourdieu, 1975 ; Bourdieu, Boltanski, 2008), un Zeitgeist spécifique à une époque ? On pourra ici s’appuyer sur les développements récents de la sociologie historique nord-américaine, particulièrement à l’Université de Chicago (Abbott, 2001 ; Ermakoff, 2008 ; Sewell, 2005). La philosophie a elle aussi depuis fort longtemps l’ambition de « diagnostiquer le présent », pour reprendre l’expression de Foucault (2001), ambition partagée dans la tradition sociologique allemande (Berlan, 2012). Dans la poursuite de ces tentatives, cet axe accueillera des contributions conceptuelles et épistémologiques visant à interroger les moyens utilisés, en sciences sociales, pour délimiter une époque et tenter d’en capturer la consistance.
Une autre dimension importante de cette opération réside dans la mise en série qui ordonne souvent la caractérisation historique en sciences sociales : le principe de sélection des éléments propres à une époque et de restitution de son épaisseur historique ne prend sens, le plus souvent, qu’en comparaison à ceux de l’époque qui la précède ou qui lui succède (voir, par exemple, Daston, Galison, 2012 ; Desrosières, 2003). Les représentations relatives en termes de renouveau, de processus de civilisation (Elias, 1973) ou au contraire de déclin sont légion, même si elles sont parfois critiquables (Brown, 1983). Des réflexions sur la pertinence heuristique de la comparaison inter-époques sont donc également bienvenues dans cet axe.
Cette réflexion est indissociable de celle portant sur les transformations sociales, qu’elles prennent la forme de déplacements, de glissements, de bifurcations, ou carrément de ruptures ou de crises. L’événement, que ce soit par sa capacité à rompre l’ordre des temps, à déplacer partiellement les structures socio-politiques, à frapper les esprits, ou qu’il soit utilisé par commodité comme marqueur de mutations plus complexes, occupe ici une place décisive. On pourra s’interroger sur le réflexe courant qui consiste à désigner tournants, seuils, moments d’inflexion et dates charnières censées introduire une rupture dans la continuité du temps pour induire le passage d’une époque à une autre : – 753 (fondation de Rome) ; 476 (chute de l’Empire romain d’Occident) ; 622 (hégire du prophète Mohammed) ; 1492 (prise de Grenade et découverte de l’Amérique) ; 1972 (date précise du début de la post-modernité selon David Harvey [1990]) ; 1989 (chute du Mur de Berlin) ; le 11 septembre 2001, etc. sont autant de bornes temporelles communément admises pour délimiter des périodes historiques. À l’inverse, d’autres événements, comme la révolution de 1848 en France, ont tendance à être oubliés ou relégués à une histoire souterraine dont les manifestations sont cette fois discontinues (Riot-Sarcey, 2016). Toute réflexion sur l’époque doit donc également prendre en compte le vaste champ des voies possibles et non advenues qui compliquent l’identification parfois trop hâtive d’états, de stases ou de changement de périodes (Bessin, Bidart, Grossetti, 2010 ; Deluermoz, Singaravélou, 2016).
Cet axe pourra finalement accueillir des contributions revisitant, à l’aune de ce questionnement, des époques connues. Que l’on pense seulement ici au néolibéralisme, aux Trente Glorieuses, ou encore à l’anthropocène, autant de périodes canoniques et solidifiées qu’il serait bienvenu d’interroger, comme a pu le faire Peter Brown (1983) à propos de l’Antiquité tardive. Des travaux sur des époques « disparues », c’est-à-dire dont la consistance s’est suffisamment effilochée pour perdre toute dénomination tout en restant source d’inspiration, tel le communisme primitif dans les théories marxistes, pourraient pleinement figurer dans cet axe.
Axe 2 : Époques ordinaires
L’effort des sciences sociales à révéler la cohérence et l’unité de certaines périodes historiques, ou à les conforter, n’est pas sans effet sur leurs contemporains. En 1991, Daniel Milo proposait, sous forme de jeu, de déplacer le début de notre ère à la Passion du Christ, 33 ans plus tard : le XVIIIe siècle deviendrait le siècle des Lumières et du romantisme, tandis que la révolution d’Octobre, la Première Guerre mondiale et Einstein appartiendraient au XIXe siècle (Milo, 1991). Il s’agit là, pour l’historien et philosophe, de « désautomatise[r] la notion de siècle » qui gouverne l’appréhension actuelle et usuelle des temps. Il n’en reste pas moins que les sciences sociales n’ont aucunement le monopole d’une telle ambition. Il suffit en effet de tendre l’oreille pour entendre d’autres acteurs sociaux s’engager dans la production de ruptures temporelles et la caractérisation d’époques. Qu’ils soient activistes ou artistes, financiers ou politiciens, les acteurs sociaux ne cessent de définir leurs expériences et pratiques en lien avec des expériences et pratiques passées, vécues ou relatées. Ils utilisent en d’autres mots des ruptures, des comparaisons et des séquençages qui s’accompagnent en retour de mise en cohérence de périodes historiques. « De mon temps », « c’était mieux avant », « il faut vivre avec son temps », ou encore « on vit une drôle d’époque » sont autant d’expressions qui indiquent la prégnance de l’époque dans nos pratiques et raisonnements. L’engouement pour les séries télévisées historiques, le va-et-vient des modes vestimentaires ou encore la prolifération de tests du type « quelle période de l’histoire est faite pour vous ? » sont d’autres « marqueurs d’époque » qui participent à construire la conscience ordinaire des époques passées. Le parti-pris de cet axe est donc que l’époque est quelque chose qui se vit, et il entend réunir des contributions qui envisagent l’époque sous le prisme de l’expérience.
On privilégiera des terrains dans lesquels des individus et des groupes sociaux caractérisent le moment historique dans lequel ils vivent, ainsi que l’étude des moyens qu’ils mobilisent pour tracer des frontières avec d’autres situations historiques. Le statut de l’événement dans cette délimitation pourra être abordé. Ainsi, des générations entières se sont-elles identifiées à une expérience historique jugée émancipatrice ou traumatisante, telle la « génération du feu » après 1914-1918, ou celle dite du baby boom qui embrasse la culture juvénile des années 1960. Le rôle de la technologie (le siècle de la télévision, l’ère du numérique) dans le façonnement des expériences d’époque pourra également être exploré. Plus spécifiquement, les représentations des temporalités dans les mouvements religieux (Hubert, 1904), notamment de type millénariste ou eschatologique prophétisant la « fin des temps » ; dans les modes technocratiques de gestion politique ; dans les modèles financiers et économiques (Boyer, 2013) davantage fondés sur une accélération du temps ; ou encore dans les entreprises artistiques ou littéraires visant à cerner les situations historiques et à en déceler les logiques comme les contradictions pourront aussi être étudiées. Si l’on dit de certaines œuvres qu’elles « incarnent » leur époque, comme la chanson de geste au Moyen-Age, le roman social au XIXe siècle, l’architecture fin de siècle, ou le film noir des années 1940-1950, c’est bien qu’elles l’expriment avec acuité, tout comme elle s’exprime à travers elles.
Cette réflexion sur les époques ordinaires pourra aussi bénéficier de travaux sur le contemporain. Dans quelles conditions sociales et historiques des acteurs s’engagent-ils dans un travail collectif visant à apprécier le moment présent et à le caractériser ? Le contemporain peut être vécu sur le mode de l’accélération (Rosa, 2010), de la crise (Dubar, 2011) ou de la discordance (Charle, 2011). Notre rapport au contemporain s’inscrit ainsi dans une perspective diachronique, où le présent est systématiquement articulé au passé, comme au futur (Hartog, 2003). Dans cette perspective, les notions de mélancolie et de nostalgie – ce « mal d’époque » plutôt qu’un mal du pays – pourront être travaillées ici : l’exaltation du temps passé, l’illusion rétrospective et la reconstitution fantasmée d’un âge d’or perdu auquel aurait succédé un « âge d’angoisse » accompagnent souvent la rhétorique du déclin et de l’effondrement, et sont susceptibles de faire l’objet d’analyses fécondes. L’expérience du présent, du quotidien, mais aussi le sentiment de l’ennui ou de la banalité des existences pourra aussi susciter l’attention. À l’inverse, les entreprises futuristes ou uchroniques cherchant à s’extraire du présent pour inaugurer une « ère nouvelle » et accélérer le passage à l’époque suivante pourront être étudiées.
Cet axe propose ainsi de renouer avec l’expérience des acteurs (Farge, 2002 ; Ricoeur, 1985), pour décrire comment ils « habitent le temps », « vivent avec leur temps » (Lenclud, 2006) ou au contraire cherchent à y échapper. Le temps dit « objectif » est ainsi subjectivé, vécu sur le mode de la durée (Bergson, 1889) ou du rythme. S’ouvre l’immense champ des modes d’appréhension du temps, variables selon les moments et les lieux (Corbin, 1999). Si cette focale peut certes être adoptée sur des terrains actuels, notamment à partir d’enquêtes sociologiques ou anthropologiques, elle pourra l’être tout autant depuis des travaux sur des périodes passées, en privilégiant un travail sur archives. De même, aucune aire géographique ne saurait être ignorée.
Axe 3 : L’époque contestée
Ces remarques nous mènent au dernier axe. La qualification des époques par les sciences sociales comme par les acteurs ne saurait en effet être appréhendée comme un phénomène uniforme : les conflits, oppositions et débats en sont partie intégrante. C’est précisément à la contestation des époques que ce troisième axe est consacré. On s’intéressera particulièrement à deux types de tensions et conflits : les controverses autour d’époques instituées et la construction différenciée des époques selon les aires géographiques.
Premièrement, des contributions pourront s’intéresser à la contestation des époques instituées. Les déclarations à propos d’événements considérés comme fondateurs, par des individus occupant des positions élevées dans le champ politique ou économique, peuvent ainsi être considérées comme autant de tentatives pour sélectionner les traits de l’époque qui devraient être retenus comme les plus opérants et les plus caractéristiques – et indissociablement, pour en écarter d’autres. La capacité à instituer des ruptures et à nommer l’époque n’a rien de neutre et ne relève aucunement d’une opération purement descriptive : il s’agit là de discours fortement performatifs. En témoigne par exemple la définition des « Trente Glorieuses », sous-tendue par un imaginaire de la croissance et du progrès, efficace au point de rendre moins visible son caractère conflictuel et les atteintes notamment environnementales qui ont accompagné cette phase dite de développement économique (Bonneuil, Pessis, Topçu, 2013). Les variations de situations institutionnelles et géopolitiques, de positions sociales, d’âge, d’origine mais aussi de genre (Kelly, 1977) qui sous-tendent ce pouvoir de nommer pourront également être abordées. À l’encontre de tels discours peuvent se manifester des prises de parole publiques et collectives afin d’esquisser d’autres traits, d’autres principes de caractérisation du moment présent. Tel est particulièrement le cas dans les périodes de révolution et de crise, perçues par les uns comme des moments de fermeture et de réduction des possibles, et par les autres, comme des fenêtres d’opportunité conduisant au contraire à un foisonnement inédit de nouvelles possibilités. De telles contestations recouvrent un sens hautement politique, comme pour le « moment 68 », marqué par une intense politisation, de la part des acteurs de la contestation, de la conception du temps et de l’expérience historique (Bantigny, 2013). En effet, elles ne visent pas seulement à s’opposer aux interprétations du monde considérées comme erronées, mais, bien plus largement, à dégager des moyens collectifs pour lutter contre les tendances dominantes et proposer ainsi des alternatives.
Deuxièmement, c’est sous l’effet de la mise en regard de différentes aires géographiques, déjà ancienne pour l’anthropologie culturelle (Sahlins, 2000) puis renouvelée par l’histoire impériale et globale, que la pluralité des catégorisations historiques conventionnelles pourra être interrogée (Goody, 2010 ; Bertrand, 2011). Si l’on admet que les époques sont produites institutionnellement et qu’elles s’insèrent dans des rapports de force et des conceptions situées du monde, il va sans dire que la périodisation historique occidentale ne peut être approchée comme une simple description neutre et objective, et qu’elle doit être mise en regard des formes de périodisation qui prédominent dans d’autres aires (Bensa, 1997). Les consciences temporelles de différentes sociétés ne sont pas nécessairement alignées : c’est à une concurrence des temps, bien plus qu’à leur concordance, que l’on a affaire. Le courant des Subaltern Studies s’est par exemple opposé à l’historiographie anglaise pour proposer une nouvelle façon d’historiciser le sous-continent indien (Chakrabarty, 2009). Des auteur-e-s s’interrogent sur la validité des opérations de périodisation ou de représentations du rapport au temps telles qu’elles s’appliquent à l’histoire africaine (Coquery-Vidrovitch, 2004), à celle de la Chine (Duara, 1995, Harbsmeier, 1995), de l’Algérie (Carlier, 1998) ou de l’Amérique latine (Thibaud, 2017). Ainsi, les époques sont-elles aussi « des régions du monde » (Grataloup, 2014) et il importe de les spatialiser.
Cet axe interroge donc le pouvoir de dire le temps, de le distribuer, ainsi que les instances qui peuvent plus ou moins légitimement nommer des époques de façon à leur donner valeur et cohérence.
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Modalités de soumission
L’appel à contributions a valeur de cadrage et permet la sélection des contributions en fonction de leur pertinence par rapport au thème et aux enjeux du numéro. Il a, en outre, vocation à suggérer aux rédacteurs potentiels quelques pistes générales de réflexion, et à leur rappeler que la revue Tracés attend un propos analytique et argumenté.
Articles
Les articles représentent des contributions originales à la recherche, qui suivent les normes habituelles de la production scientifique. Ils doivent tous se positionner par rapport à l’appel à contributions.
Différents types d’approches sont possibles, permettant de diversifier la manière d’aborder la thématique : nous accueillons tant des articles à vocation essentiellement théorique, que des contributions fondées sur des recherches empiriques, où les enjeux méthodologiques seront précisés et discutés.
Tracés étant une revue interdisciplinaire, les articles doivent pouvoir être compréhensibles et pertinents pour des lecteurs non spécialistes ; ils peuvent également faire appel à des méthodes et des références de plusieurs disciplines, ou interroger les présupposés ou les outils empiriques et théoriques d’une discipline à partir du point de vue d’une autre discipline.
Les articles soumis ne peuvent excéder 45 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).
Notes
Nous publions des notes critiques qui présentent un ensemble de travaux (éventuellement un ouvrage en particulier), une controverse scientifique, ou l’état d’une question actuelle. Elles doivent dans tous les cas se rattacher explicitement à la thématique du numéro et permettre d’éclairer des orientations de recherche ou des débats inhérents à cette dernière, notamment pour des lecteurs non spécialistes des disciplines concernées.
Les notes soumises ne peuvent excéder 30 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).
Entretiens
Des entretiens avec des chercheur-e-s ou d’autres expert-e-s des questions étudiées sont également publiés dans chaque numéro. Les contributeurs et contributrices qui souhaiteraient en réaliser sont invité-e-s à prendre contact directement avec les coordinateurs du numéro.
Traductions
Les traductions sont l’occasion de mettre à la disposition du public des textes peu ou pas connus en France et qui constituent un apport capital à la question traitée. Il doit s’agir d’une traduction originale. Le choix du texte devra se faire en accord avec le comité de rédaction et les questions de droits devront être réglées en amont de la publication.
Il est demandé aux contributeurs et contributrices de bien préciser pour quelle rubrique l’article est proposé. La soumission d’articles en anglais est également possible, mais si l’article venait à être retenu pour la publication, sa traduction nécessaire en français demeurerait à la charge de l’auteur-e.
Procédure de soumission
Nous invitons les auteur-e-s souhaitant bénéficier d’un retour des coordinateurs à soumettre en amont un bref résumé de leur propos, indiquant le titre de leur contribution et la rubrique dans laquelle ils la proposent, présentant la démarche et décrivant, le cas échéant, les données mobilisées. Ce résumé devra être envoyé par courrier électronique au comité de rédaction de Tracés (redactraces [a] groupes.renater.fr) ainsi qu’aux coordinateurs du numéro, Thomas Angeletti (thomas.angeletti [a] dauphine.fr), Quentin Deluermoz (quentin.deluermoz [a] univ-paris13.fr) et Juliette Galonnier (juliette.galonnier [a] gmail.com) pour le 1er décembre 2017.
Les auteur-e-s devront envoyer leur contribution finale pour le 1er mai 2018 à l’adresse suivante : redactraces [a] groupes.renater.fr
Chaque article est lu par un membre du comité de rédaction et par deux évaluateurs extérieurs. Nous maintenons l’anonymat des lecteurs et des auteur-e-s. A l’aide des rapports de lecture ainsi rassemblés, les coordinateurs du numéro rendent un avis sur la publication et décident des modifications à demander aux auteur-e-s afin de pouvoir publier l’article.
Dans le cas de propositions trop éloignées de l’appel à contribution ou des exigences scientifiques de la revue, les coordinateurs se réservent le droit, en accord avec le comité de rédaction, de rendre un avis négatif sur la publication sans faire appel à une évaluation extérieure. Hormis ces exceptions, une réponse motivée et argumentée est transmise aux auteur-e-s suite à la délibération du comité de lecture.
Nous demandons aux contributeurs et contributrices de respecter les recommandations en matière de présentation indiquées sur la page suivante de notre site : http://traces.revues.org/index103.html
Les articles envoyés à la revue Tracés doivent être des articles originaux. L’auteur-e s’engage à réserver l’exclusivité de sa proposition à Tracés jusqu’à ce que l’avis du comité de lecture soit rendu. Il s’engage également à ne pas retirer son article une fois que la publication a été acceptée et que l’article a été retravaillé en fonction des commentaires des lecteurs.
NB : L’insertion d’images et de supports iconographiques est possible dans un nombre limité (Précisez-le dans votre déclaration d’intention).
Comité scientifique de la revue
- Howard S. Becker,
- Sacha Bourgeois-Gironde,
- Olivier Christin,
- Catherine Colliot-Thélène,
- Jocelyne Dakhlia,
- Jean-Charles Darmon,
- Philippe Descola,
- Vincent Descombes,
- Nina Eliasoph,
- Didier Fassin,
- Bernard Lahire,
- Paul Lichterman,
- Quentin Skinner,
- Isabelle Sommier,
- Natalie Zemon Davis.
Subjects
- Sociology (Main category)
- Society > Ethnology, anthropology
- Society > Science studies
- Society > History
- Society > Economics
- Society > Political studies
- Mind and language > Epistemology and methodology
- Society > Law
Date(s)
- Tuesday, May 01, 2018
Keywords
- époque ; périodisation ; discontinuité ; événement ; crise ; épistémologie ; histoire
Contact(s)
- Quentin Deluermoz
courriel : quentin [dot] deluermoz [at] gmail [dot] com - Thomas Angeletti
courriel : thomas [dot] angeletti [at] dauphine [dot] fr - Juliette Galonnier
courriel : juliette [dot] galonnier [at] sciencespo [dot] fr
Reference Urls
Information source
- Thomas Angeletti
courriel : thomas [dot] angeletti [at] dauphine [dot] fr
License
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To cite this announcement
« What is an epoch? », Call for papers, Calenda, Published on Wednesday, October 25, 2017, https://doi.org/10.58079/ymf