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La fiction au travail

Fiction at work

Recherche et formation à la recherche au moyen d'images de fiction (cinéma, télévision ou web)

Research and research training through fictional images (cinema, television or web)

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Publié le mercredi 11 septembre 2019

Résumé

Dans cette réflexion sur les enjeux du travail des images par les chercheurs et enseignants chercheurs en sciences sociales, la revue Images du travail, Travail des images propose aujourd’hui de se demander si la mobilisation de l’image dans la recherche et dans la formation à la recherche pour ces disciplines ne pourrait pas sortir de la référence exclusive au film ethnographique et au cinéma documentaire, et si elle aurait quelque chose à gagner à envisager les images de fiction du cinéma et de la télévision, voire du web quand il héberge des séquences d’autofiction produites par les acteurs sociaux au moyen de leur smartphone...

Annonce

Argumentaire

De longue date, les disciplines des sciences sociales recourant à l’ethnographie, à l’observation directe de situations d’interaction sociale, valorisant la compréhension permise par la proximité voire le partage d’expérience avec les personnes étudiées, se posent la question de l’usage documentaire qu’elles pourraient faire de la caméra dans la phase de recueil des données au plus près des situations investiguées. L’histoire de l’anthropologie et celle des techniques filmiques ont ainsi de nombreux points de rencontre autour de tentatives d’équipement léger du chercheur de terrain (Piault, 2000). Au-delà, au moment d’analyser les images collectées, la possibilité de proposer aux enquêtés de les commenter dans une démarche d’auto-confrontation est aussi discutée (Theureau, 2010). De même que l’idée de les utiliser à titre d’illustration au moment de présenter des résultats de recherche (Ganne, 2012).

Parallèlement, les pédagogies de l’enquête de terrain en sciences sociales se trouvent tentées d’exploiter la capacité des images à provoquer des situations de transmission d’expérience en proposant des formes d’enquête par procuration (Peneff, 2009, chap. 8). Une certaine proximité du regard de l’ethnographe avec celui du documentariste dans son projet naturaliste de rendre la richesse des situations qu’il étudie (comme dans le cas de Wiseman ou de Depardon-Nougaret) autorise cet usage, en même temps que le regard du documentariste, parfois indifférent à certains éléments structurants de la situation, préoccupé par la narration qui servira l’émotion qu’elle suscite, invite le chercheur à un rapport critique à ses images, fécond lui aussi en termes de formation des jeunes à l’enquête de terrain. Le film a en outre la qualité de pouvoir être visionné plusieurs fois pour prendre le temps, avec le public d’apprentis-chercheurs, de bien caractériser ce que la caméra permet de capter sur le terrain et de mettre en avant. Sa projection peut aussi être interrompue à tout moment pour discuter les enjeux des choix d’orientation qui sont donnés à l’investigation, la démarche documentaire étant prise pour ersatz de l’investigation ethnographique. La caméra est tenue pour un équivalent de l’oeil de l’observateur, même si elle en accroît l’acuité autant qu’elle en limite éventuellement le champ, la profondeur, et même si, dans l’enquête ethnographique, l’introduction de la caméra porte un effet spécifique d’enrôlement des enquêtés dans la coopération avec le chercheur-cinéaste (Lallier, 2011). A minima, la caméra permet donc de ramener « le terrain » dans la salle de classe.

Au-delà des images, le film propose, par sa construction, un regard sur le réel qui peut aussi être discuté collectivement : comme une modalité d’observation à situer par rapport à d’autres, comme une vue qui porte la marque du point de vue occupé pour observer. On pense au premier chapitre du film de Louis Malle, Humain trop humain, dans lequel on peut voir une sorte de visite d’usine organisée pour caractériser sommairement le procédé de production automobile, avec de longs travellings et des plans fixes assez brefs tandis que, dans le troisième chapitre, le réalisateur pose plus longuement sa caméra face à chaque poste de travail et permet, dans la répétition des gestes cadencés, d’accéder à la concentration mentale du travailleur et de laisser deviner l’intensité de l’effort requis par le poste, avec un regard qui est, cette fois, plus proche de celui de l’ergonome que de celui du service de communication de l’entreprise.

Pour autant, recherche et formation à la recherche au moyen de l’image restent limités dans les sciences sociales. C’est sans doute que les chercheurs ont rarement été formés à son usage. Bien sûr, certains ont pu suivre des cours d’anthropologie filmique détaillant quelques expériences d’enquêtes filmées, des cours de sociologie de la communication sur la place centrale des images dans les sociétés contemporaines ou des cours d’histoire contemporaine présentant les actualités cinématographiques et télévisées comme une source à ne pas négliger pour traiter certains sujets. Mais ces enseignements ne sont pas toujours l’occasion de se poser des questions de filmage ou de montage à cause des problèmes de maîtrise technique que cela suppose [Des exceptions sous ce rapport peuvent être signalées, comme la formation en histoire contemporaine délivrée à l’université de Provence puis à l’université d’Aix-Marseille par Bernard Cousin et Maryline Crivello en partenariat avec le département de cinéma de l’université pour former les étudiants à la lecture d’images en allant jusqu’à les familiariser avec la production de films pour les éclairer sur les parts de choix dans ce processus. On pense aussi à la formation à l’université d’Evry en sociologie filmique à l’initiative de Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag où les thèses prennent la forme d’un écrit couplé à un film sur le sujet traité (Meyer, 2018)]. Si l’on interroge les universitaires en sciences sociales qui utilisent la production d’images dans leur recherche, on est surpris de constater que leur premier contact avec le montage est souvent de type pédagogique : pour utiliser des images dans leurs cours, il leur faut les sélectionner et les ordonner au format du temps qu’ils peuvent leur dédier. Et leur premier contact avec le cadrage tient à leur souci de faire réfléchir leurs étudiants sur ce que voit et donne à voir la caméra comme oeil de substitution et sur ce qu’elle manque. Les questions de la recherche avec l’image et de la formation à la recherche avec l’image sont donc largement liées.

Dans cette réflexion sur les enjeux du travail des images par les chercheurs et enseignants chercheurs en sciences sociales, la revue Images du travail, Travail des images propose aujourd’hui de se demander si la mobilisation de l’image dans la recherche et dans la formation à la recherche pour ces disciplines ne pourrait pas sortir de la référence exclusive au film ethnographique et au cinéma documentaire, et si elle aurait quelque chose à gagner à envisager les images de fiction du cinéma et de la télévision, voire du web quand il héberge des séquences d’autofiction produites par les acteurs sociaux au moyen de leur smartphone.

Bien sûr, la question de savoir si les films de fiction, au titre de productions symboliques d’une société, éclairent sa dynamique et ses particularités ne fait pas de doute pour les spécialistes d’histoire culturelle, pour les chercheurs en études visuelles et pour les sociologues. Ils informent sur les préoccupations et les peurs présentes et sur les anticipations négatives en termes d’évolution de la société ou des régimes politiques. Ils donnent aussi à voir une modalité de diffusion discrète de références pour agir, notamment dans les films qui jouent le réalisme et qui sont vus par une large partie de la population (comme les films policiers qui construisent un rapport partagé à la police, à la justice et, au-delà, à la ségrégation sociale dans nos sociétés) ou pris pour étendard par des groupes particuliers (comme Les Nuits fauves pour les milieux gays des années 1990, Erin Brokovitch pour les milieux écologistes, La Haine pour les jeunes des quartiers d’habitat social). Ils attirent l’attention sur des pans de réalité ordinaire qui sont considérés comme assumables et d’autres comme à garder invisibles car indignes, comme l’a montré Jean Peneff à propos de la série Urgences qui donne sur un mode réaliste une image bien décalée des réalités de l’hôpital de Chicago, pourtant pris pour référence explicite (1998). Cette formulation de la question n’épuise sans doute pourtant pas tous les usages possibles de la fiction dans la recherche et dans la formation à la recherche en sciences sociales. Et l’on souhaite ici en élargir l’inventaire.

Cela peut être l’occasion de revenir sur le projet des chercheurs de saisir le réel en utilisant l’enregistrement filmique et d’interroger les difficultés qu’ils rencontrent. Pour les chercheurs en sciences sociales travaillant avec une caméra, deux problèmes au moins amplifient ce qu’Olivier Schwartz (2011) appelle, avec d’autres, le paradoxe de l’observation qui veut qu’en présence de l’observateur, l’observé infléchisse sa conduite par rapport à ce qu’elle est d’ordinaire. L’enquêté peut refuser de laisser voir certaines pratiques par crainte de ne pas contrôler l’usage qui pourra être fait des images (pour le chercheur, il est exclu par essence de lui assurer la même protection en termes d’anonymat qu’avec l’écriture textuelle) ou, à l’inverse, en étant fasciné par le fait d’être filmé, il peut se conformer exagérément aux attentes qu’il prête à l’enquêteur. Ces deux travers partagent d’exposer le chercheur à une altération du réel et au risque de reporter cet artefact vers le spectateur de ces images. On peut alors se demander si le recours à des comédiens pour rejouer le réel observé par le chercheur sans caméra peut constituer une solution filmique contre ce risque (Latour, 2006).

Quant à la narration filmique d’une investigation ethnographique caméra en main, est-elle si simple à produire qu’on puisse la livrer en place du réel sans craindre quelques retours critiques des acteurs sociaux filmés ? Ne doit-on pas redouter des formes d’indignation pour trahison devant l’opération de montage d’images captées à leur côté, ou des protestations devant les risques auxquels les expose toute publicisation de pratiques à la marge de la légalité ou de la légitimité sociale ? Et, là encore, le recours à des comédiens à tel ou tel moment du processus pourrait-il produire des « ethnofictions » bienvenues pour la compréhension du social, selon l’expression de Jean Rouch (Colleyn, 2009) ?

On peut aussi interroger le constat d’une production de films de fiction réaliste de plus en plus nombreux et affûtés, produits par une industrie du divertissement devant répondre à une consommation croissante et de plus en plus exigeante. Par-là, avec des consommations de films sur des écrans et dans des temps sociaux très variés, la linéarité de la narration des fictions cinématographiques se diffuse comme paradigme général dans nos sociétés et imprègne jusqu’au mode de présentation de l’information journalistique (storytelling), de la communication politique, de la promotion commerciale ou de la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux (Salmon, 2007). Ce sera l’occasion de se demander comment les acteurs sociaux intègrent à leurs références pour agir ces répertoires de l’expression fictionnelle quand ils ont à se raconter dans différentes circonstances, à se forger sinon une identité au moins une représentation comme membres de groupes plus larges.

On peut encore interroger la proximité identifiée de longue date entre analyse sociologique et écriture romanesque (Lepenies, 1990) autour de la description dense des interactions sociales et de leur cadre, autour du récit de pratiques sociales dans leur dimension d’expérience. La question a rebondi quand les sciences sociales ont pris le tournant ethnographique dans leur ambition descriptive et le tournant narratif dans leur prétention à rendre compte de déterminismes qui n’écrasent pas toute marge d’action chez les acteurs sociaux [Le dernier ouvrage de Stéphane Beaud, La France des Belhoumi (2018), en est un formidable exemple], et quand la fiction littéraire s’est vue augmentée dans sa capacité descriptive par le recours à la caméra et à l’image animée et dialoguée (avec des effets de réel tenant au mode de maniement de la caméra, au mode de montage…). Il n’est que de constater l’apparition d’un genre en soi dans les productions des sciences sociales : le commentaire de films réalistes à caractère social, pour lequel différentes revues ont ouvert des rubriques (Champs et contrechamps à La Nouvelle Revue du travail, Cinéma dans Etudes. Revue de culture contemporaine, Critiques cinéma dans le carnet hypothèses d’Images du travail, Travail des images) ou accueillent des comptes rendus de films par des chercheurs. Cela anime le débat sur la puissance analytique des sciences sociales, autant que la formation à l’enquête ethnographique s’en trouve enrichie.

Dans l’ordre de l’auto-confrontation filmique, que pourrait apporter le fait de recourir non à des images des enquêtés produites par le chercheur mais à des images de fiction tournées dans le même univers, où les personnages constituent des sortes d’homologues des enquêtés qui peuvent se situer par rapport à eux au moment de commenter leurs actions ? Peut-on y voir des possibilités de dépasser des situations de recherche empêchées par la polarisation du débat public sur certains sujets rendant l’investigation compliquée, les propos recueillis étant parfois largement alignés sur des positions abstraites, consacrées comme légitimes par la controverse (Cesaro, Fournier, 2015) ? On pense à des sujets comme la guerre d’Algérie, la sexualité à l’heure du SIDA, l’intégration des migrants… qu’on souhaiterait approcher dans l’expérience sensible qu’en ont les acteurs sociaux. Peut-on imaginer de les investiguer avec des démarches de vidéo-élicitation prenant appui sur des images de fiction pour inciter les enquêtés à expliciter leurs pratiques à hauteur d’homme ?

L’urgence qu’il y a à proposer aujourd’hui à l’agenda des chercheurs en sciences sociales cette question des façons de mettre au travail la fiction tient à la révolution numérique qui accroît la disponibilité d’images du cinéma, de la télévision ou du web, qui facilite leur indexation, autant qu’elle simplifie l’utilisation d’outils de montage et d’hybridation dans des écritures multimédia et fluidifie le dialogue avec les professionnels de l’image pour envisager des réemplois d’images dans la recherche. Toutefois, ces pratiques posent des problèmes de droit d’auteur et de droits voisins pour les images de fiction dont on ne peut perdre de vue qu’elles ont été produites dans une logique économique que la recherche et la formation à la recherche ne partagent pas.

Modalités de soumission

Le présent appel à contribution intéresse les chercheurs en sciences sociales autant que les professionnels de l’image documentaire ou de fiction. Les articles attendus reposeront sur l’évocation de corpus d’images. Certaines de ces images pourront être reproduites dans l’article.

Images du travail, Travail des images étant une revue scientifique entièrement numérique, gratuite et ouverte, l’auteur devra s’assurer de la disposition des droits d’utilisation et de diffusion de ces images.

Dans un premier temps, sont attendues des propositions d’articles de 2000 à 3000 signes.

Les propositions sont à envoyer pour le 30 septembre 2019 simultanément à :

  • Pascal Cesaro, maître de conférences en études cinématographiques, Université d’Aix-Marseille, PRISM - pascal.cesaro@univ-amu.fr
  • Pierre Fournier, professeur de sociologie, Université d’Aix-Marseille, LAMES pierre.fournier@univ-amu.fr
  • La revue Image du travail, Travail des images : imagesdutravail@gmail.com

Ensuite, les articles, d’un format de 30 000 à 50.000 signes, seront à remettre avant le 30 novembre 2019, en vue d’une publication au cours de l’année 2020.

Numéro coordonné par Pascal Cesaro et Pierre Fournier : (http://imagesdutravail.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=495)

Références bibliographiques indicatives

Beaud Stéphane, La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), Paris, La Découverte, 2018, 352 p.

Cesaro Pascal, Fournier Pierre, « De la fiction faire science. Mobiliser un feuilleton télévisé des années 1960 pour parler autrement du travail dans le nucléaire », Images du travail, travail des images, n° 1, 2015 [mis en ligne le 15 décembre 2015]. http://imagesdutravail.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=556

Colleyn Jean-Paul (dir.), Jean Rouch. Cinéma et anthropologie. Paris, Cahiers du cinéma-INA, 2009, 189 p.

Ganne Bernard, « La sociologie au risque du film : une autre façon de chercher, une autre façon de documenter », ethnographiques.org, 2012, n° 25 consacré à Filmer le travail : chercher, montrer, démontrer [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/2012/Ganne

Lallier Christian, « L’observation filmante. Une catégorie de l’enquête ethnographique », L’Homme, 2011, n° 198-199, pp. 105-130. https://journals.openedition.org/lhomme/22718#tocto1n4

Latour Éliane de, « "Voir dans l’objet" : documentaire, fiction, anthropologie », Communications, 2006, n° 80 consacré à Filmer, chercher, pp. 183-198.

Lepenies Wolf, Les trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Paris, Éditions de la MSH, 1990, 408 p.

Meyer Michaël, « La sociologie filmique d’Evry : une "French touch". Entretien avec Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 2 | 2018, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le 10/08/2019. URL : https://rfmv.fr

Peneff Jean, Le Goût de l’observation. Comprendre et pratiquer l’observation participante en sciences sociales, Paris, La Découverte, Grands repères, 2009, 254 p.

Peneff Jean, « La face cachée d'Urgences, le feuilleton de la télévision », Genèses. Sciences sociales et histoire, 1998, n°30, pp. 122-145.

Piault Marc-Henri, Anthropologie et cinéma. Passage à l’image, passage par l’image, Paris, Nathan, 2000, 285 p

Schwartz Olivier, « L’empirisme irréductible : la fin de l’empirisme ? », in Anderson Nels, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Colin, 2011, pp. 335-384.

Salmon Christian, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2008, 252 p. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01085367/document

Theureau Jacques, « Les entretiens d'autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles et le programme de recherche "cours d'action" », Revue d’anthropologie des connaissances, 2010, vol. 4, n° 2, pp. 287-322.

Catégories


Dates

  • lundi 30 septembre 2019

Mots-clés

  • images de fiction, formation à la recherche

Contacts

  • Pierre Fournier
    courriel : pierre [dot] fournier [at] univ-amu [dot] fr
  • Pascal Cesaro
    courriel : pascal [dot] cesaro [at] univ-amu [dot] fr

Source de l'information

  • Sylvie Chiousse
    courriel : sylvie [dot] chiousse [at] univ-amu [dot] fr

Licence

CC0-1.0 Cette annonce est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons CC0 1.0 Universel.

Pour citer cette annonce

« La fiction au travail », Appel à contribution, Calenda, Publié le mercredi 11 septembre 2019, https://doi.org/10.58079/13df

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