Maison des Sciences de l’Homme Val-de-Loire, Tours
9 et 10 décembre 2021
Argumentaire
Concept utilisé par l’anthropologie des mondes amazoniens (Viveiros de Casto 1998, Fausto 1999, Descola 1993, Karadimas 1999), par la théorie économique (Galbraith 2008, Veblen 1899) ou encore par la géographie critique (Harvey, Sassen 2014, De Neve 2013), la prédation comme rapport social d’échange est aujourd’hui réappropriée dans plusieurs disciplines, et employée pour décrire les rapports sociaux d’exploitation dans le capitalisme tardif. Qu’il s’agisse de décrire la situation socio-économique des ghettos états-uniens (Bourgois 2019) ou celle de la guerre contre la drogue au Guatemala (O’Neil 2019), la prédation comme échange reste inscrite au cœur de la vie sociale (Lévi-Strauss 1943). Ce colloque vise à mettre au travail ce concept et à en discuter la portée heuristique dans le champ des études urbaines.
La rencontre propose d’articuler deux axes de réflexion.
Le premier interroge l’apport de la notion de prédation comme rapport social particulier d’exploitation et sa valeur heuristique. Quelles nouvelles formes du capitalisme sont ainsi décrites ? Comment les analyses mobilisant cette notion se distinguent-elles ou s’articulent-elles à des travaux plus classiques mobilisant les notions d’exploitation ou de domination, de genre, de classe ou de race ?
Le deuxième axe vise à appréhender la façon dont cette notion est mobilisée en contexte urbain, et en particulier mais pas uniquement, dans les quartiers populaires et ce qu’elle dit des transformations en cours dans les modes de production et de gestion de la ville, à l’interface de logiques foncières, financières et sociales.
(1) Prédation, accumulation et protection
La notion de prédation est déjà mobilisée dans les travaux sur le capitalisme ou sur le néolibéralisme dans les études urbaines. Depuis les années 1990, toute une littérature critique s’est attachée à décrire de nouveaux mécanismes d’accumulation dans les villes (Peck 2010, Pinson 2020). Qu’ils utilisent le concept d’« accumulation par dépossession » (Harvey 2003), de « formations prédatrices » (Sassen 2014) ou encore d’ « accumulation prédatrice » (Bourgois 2019), ces travaux élargissent la définition de l’accumulation proposée par Marx (1867)—basée sur l’accumulation de la plus-value produite par l’exploitation du travail salarié—, en y incluant l’expropriation (ou dépossession) des détenteurs de ressources existantes au profit du capital. Leur intérêt est d’une part d’urbaniser la théorie du capitalisme (Harvey 2001), d’autre part d’envisager la prédation comme une tendance souterraine et un aboutissement du capitalisme contemporain (Sassen 2014), et enfin, de mettre en lumière des logiques de capitalisation sur les populations non-travailleuses de plus en plus lumpenisées, exclues de l’économie légale (Bourgeois 2019). Si ces thèses sont stimulantes, la notion de prédation y est souvent présentée de manière générique et il reste à préciser le type de rapport social ainsi induit (Adnan 2013). Dans quelle mesure la notion de prédation est-elle opérante pour analyser diverses formes de capitalismes et leurs formes de régulation, en particulier celles de la puissance publique ? Qu’apporte-t-elle par rapport à des notions plus classiques, comme celle d’exploitation, d’extraction ou d’accumulation capitalistique ? Par exemple, on se demandera si la prédation est un concept utile pour comprendre les dynamiques de financiarisation ou le développement du capitalisme de plateforme.
En partant de réflexions théoriques, d’analyses de la généalogie de cette notion et d’études empiriques micro, il s’agira de mettre en relation différentes approches scientifiques et de dessiner les contours d’une définition.
(2) Prédation et territoires urbains
La littérature urbaine s’est récemment attachée à̀ décrire des situations accentuées de ségrégation et de violence. Sont mis en lumière des rapports sociaux particuliers qu’ils soient liés à des logiques de contrôle (Goffman 2014, Mendoza 2017), d’expulsion (Deboulet & Lafaye 2018, Desmond 2012), d’exploitation (Duneier 2016, Wacquant 2006), d’extraction (Bourgois 2016, Contreras 2012) d’extorsion (Horning 2017, Venkatesh 2013), ou encore de marchandisation et de financiarisation (Duvoux 2015, Palomeras 2013). Ces analyses fines demeurent cependant parcellaires, centrées sur un objet (le logement, le contrôle policier, la drogue), ce qui rend leur comparaison difficile et ne permet pas de comprendre dans quelle mesure et comment ces logiques s’imbriquent et transforment la vie des populations de ces territoires. Pour autant, mises ensemble, ces recherches invitent à reconsidérer l’articulation entre violence, profit et reproduction de la pauvreté dans l’espace urbain et en particulier dans les quartiers populaires ou marginalisés.
Est-ce que le concept de prédation permet de rendre compte de manière plus holiste de l’expérience des habitants de ces quartiers ? Est-il possible de repenser ces territoires à partir des logiques de prédation qui s’y exercent, comme forme particulière d’organisation de leur économie? La morphologie urbaine des quartiers, les relations de voisinage, en d’autres mots les modes d’habiter, sont-ils modelés par ces formes de prédation, et inversement ?
Il s’agira dans cet axe thématique de confronter différents contextes urbains afin d’identifier les situations de prédations, qui bien qu’elles soient différentes, disent quelque chose de l’entrée du capitalisme dans les quartiers populaires. Que produisent les logiques de prédation sur la ville, sur les individus ou sur leurs collectifs ? La prédation s’accompagne de discours et de pratiques se réclamant de la protection mais restant basées sur des formes de violence économique, symbolique et physique. Voit-on alors émerger de nouvelles formes de résistances ou de négociations ? On cherchera ici à préciser ce qu’on peut entendre par rapports de prédation, dans leur complexité.
Modalités de candidature
Les propositions de communication de 500 mots sont attendues
pour le 15 septembre 2021.
Elles sont à envoyer à
Comité scientifique
- Thomas Aguilera (IEP Rennes),
- Joël Cabalion (Université de Tours),
- Gulçin Erdi (CNRS-Université de Tours),
- Martin Lamotte (CNRS-Université de Tours),
- Patrice Mélé (Université de Tours),
- Elise Palomares (Université de Rouen),
- Anna Perraudin (CNRS-Université de Tours),
- Nora Semmoud (Université de Tours).
Bibliographie
Adnan, S., 2013, « Land Grabs and Primitive Accumulation in Deltaic Bangladesh: Interactions between Neoliberal Globalization, State Interventions, Power Relations and Peasant Resistance ». The Journal of Peasant Studies 40, no 1: 87‑128.
Athané, F., 2009, « Le don, histoire du concept, évolution des pratiques Thèse de doctorat en philosophie de l’université Paris-Ouest-Nanterre La Défense, sous la direction de Didier Deleul. » cem Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, no 13: 369‑74.
Bourgois, P., 2018, « Decolonising Drug Studies in an Era of Predatory Accumulation ». Third World Quarterly Third World Quarterly 39, no 2: 385‑98.
———., 2016, « Pax narcotica Le marché de la drogue dans le ghetto portoricain de Philadelphie » L’homme 219/220: 31-62.
Brenner, N., Peck J., & Theodore, N., 2010, « Variegated Neoliberalization: Geographies, Modalities, Pathways ». Global Networks 10, no 2: 182‑222.
Castro, E. V., 1998, « Cosmological Deixis and Amerindian Perspectivism ». Journal of the Royal Anthropological Institute, 4, p. 469-488 ;
Darmangeat, C., 2016, « Don, échange et autres transferts: Formes simples, hybrides et composées ». homme L’Homme, no 217: 21‑43.
Deboulet, A., & Lafaye, C. 2018, « La rénovation urbaine, entre délogement et relogement. Les effets sociaux de l’éviction ». L’Année sociologique 68, no 1 : 155.
Descola, P., 1993, « Les Affinités sélectives: Alliance, guerre et prédation dans l’ensemble jivaro ». homme L’Homme 33, no 126‑128: 171‑90.
Desmond, M., 2016, Evicted: Poverty and Profit in the American City, New York: Crown.
Duneier, M., 2016, Ghetto: The Invention of a Place, the History of an Idea, Farrar, Strauss & Giroud.
Duvoux, N., 2016,. Les oubliés du rêve américain: philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis, Presses universitaires de France.
Fausto, C., 1999, « Of Enemies and Pets: Warfare and Shamanism in Amazonia ». American Ethnologist : The Journal of the American Ethnological Society, 26/4, p. 933-956.
Goffman, A., 2014, On the Run: Fugitive Life in an American City, Chicago, University of Chicago Press.
Harvey, D., 2005, The New Imperialism. Oxford; New York: Oxford University Press.
Karadimas, D., 2007, « « Le don ou le droit à la prédation : le rituel des esprits des animaux chez les Miraña d’Amazonie colombienne », in Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées. Eliana Magnani (éd.), Éditions de l’université de Dijon., 105 – 122.
Lévi-Strauss, C., 1943, Guerre et commerce chez les Indiens de l’Amérique du Sud. New York : New School for Social Research.
Halbert, L., & Attuyer, K., 2016, « Introduction: The financialisation of urban production: Conditions, mediations and transformations ». Urban Studies 53, no 7: 1347‑61.
Marx, K., & Engels, F., 1955, Capital. Chicago: Encyclopædia Britannica.
Palomera, J., 2014, « How Did Finance Capital Infiltrate the World of the Urban Poor? Homeownership and Social Fragmentation in a Spanish Neighborhood ». International Journal of Urban and Regional Research 38, no 1: 218‑35.
Peck, J., 2014 Constructions of Neoliberal Reason, Oxford/New York, Oxford University Press.
Pinson, G., 2020, « La ville néolibérale ». Paris : Presses universitaires de France.
Sassen, S., 2014, Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy, Harvard Press.
Small, M., L., & Allard, S., 2013, Reconsidering the Urban Disadvantaged: The Role of Systems, Institutions, and Organizations. Thousand Oaks: Sage.
Wacquant, L., 2008, Urban Outcasts: A Comparative Sociology of Advanced Marginality. Cambridge; Malden, MA: Polity.
Argument
This Conference focuses on predatory logics in marginalized and impoverished urban areas and on the life experience of their inhabitants, characterized by a combination of segregation, violence, and profit-seeking.
Two thematical axis will be developed
Mechanisms of capital accumulation
The notion of predation is already used in work on capitalism or on neoliberalism in urban studies. Since the 1990s, a corpus of critical literature has focused on describing new mechanisms of accumulation in cities (Peck 2010, Pinson 2020). Whether they use the concept of 'accumulation by dispossession' (Harvey 2003), 'predatory formations' (Sassen 2014) or 'predatory accumulation' (Bourgois 2018), these works broaden the definition of accumulation proposed by Marx (1867) – based on the accumulation of surplus value produced by the exploitation of wage labor – by including the expropriation (or dispossession) of existing resource holders in favor of capital. These researchers have contributed to urbanizing the theory of capitalism (Harvey 2001), to having predation seen as an underground tendency and an outcome of contemporary capitalism (Sassen 2014) and, finally, to highlighting the effects of a capitalization rationale on the increasingly lumpenized non-working populations, excluded from the legal economy (Bourgeois 2019). While these are stimulating theses, predation is presented as too monolithic and the type of social relationship thus induced remains to be specified (Adnan 2013). Thus, what the notion of predation actually covers remains unclear. To take the analysis further, it is necessary to identify the effects of predation on the populations concerned and the way in which it structures social relations. This will afford an understanding of the impact of predation on the city, on individuals or their collectives, and on the way in which they deal with it.
Rethinking poor neighborhoods from the perspective of predation
The urban literature has recently focused on describing situations of accentuated segregation and violence. Particular social relationships are highlighted, whether they are linked to control (Goffman 2014, Mendoza 2017), eviction (Deboulet & Lafaye 2018, Desmond 2012), exploitation (Duneier 2016, Wacquant 2006), extraction (Bourgois 2016, Contreras 2012), extortion (Horning 2018, Venkatesh 2013), financialization (Palomera 2013) or the merchandizing of poverty (Duvoux 2015). However, these analyses remain fragmented and focus only on one particular subject (e.g. housing, police control, or drugs). This makes them difficult to compare and affords little insight into the extent to which, and the ways in which, these logics are intertwined and transform the lives of the populations of those areas.
The aim of this conference is to analyze poor neighborhoods to reconsider the articulation between violence, profit, and the reproduction of poverty. Participants are invited to rethink their own research through the notion of predation to account for the experience of the inhabitants of these neighborhoods. Is it possible to rethink poor neighborhoods on the basis of the logic of predation that is at work there ? This question underpins the main thrust of this research project.