Plaisir ou subsistance ? Identités et pratiques alimentaires hier et aujourd’hui
Isst Du noch oder genießt Du schon? Identitäten und Praktiken der Ernährung gestern und heute
Published on Thursday, December 09, 2021
Abstract
Plaisir ou subsistance. Ces deux notions paraissent souvent diamétralement opposées, mais sont néanmoins amenées à se rencontrer dans une multitude de contextes. Par des sujets tels que l’ascèse, les troubles alimentaires ou même les tabous religieux, cette opposition vise à jeter un nouveau regard sur les pratiques alimentaires et les identités qu’elles traduisent, tout en essayant de redonner à la notion du « plaisir » toute sa légitimité scientifique. Cette journée d’étude s’inscrit dans la tradition interdisciplinaire et transnationale des ateliers organisés par le Groupe interdisciplinaire de recherche Allemagne-France (GIRAF-IFFD), association franco-allemande de jeunes chercheurs. Les contributions, en allemand ou en français, pourront être aussi bien issues de l’histoire ou de l’archéologie, de la sociologie, de l’anthropologie, de la géographie ou encore de la psychologie, sans exclure la littérature et les arts.
Announcement
Argumentaire
Qu’est-ce qui détermine et motive nos comportements alimentaires ? Dans la lignée des travaux de l’anthropologue britannique Audrey Richards, les sciences humaines se sont emparées de ce questionnement, mettant en évidence la place centrale de l’alimentation au sein des réseaux sociaux et culturels des communautés humaines [1]. Cette problématique multidimensionnelle a fait émerger au fil des années une pluralité d’approches dans toutes les disciplines des sciences sociales.
De fait, alors que du côté allemand, la sociologie s’est très tôt emparée du sujet de l’alimentation à travers les recherches de Georg Simmel [2], la recherche française a dû attendre les travaux de Pierre Bourdieu [3], qui attacha une importance toute particulière aux pratiques alimentaires dans ses analyses de l’habitus, ainsi que ceux de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss [4], dont la théorie structuraliste repose aussi sur la consommation et la préparation d’aliments. Cette diversité d’approches se retrouve également du côté de l’histoire : les historiens germanophones se sont intéressés très tôt au sujet de l’alimentation dans le cadre de l’histoire des mœurs et la Kulturgeschichte ; les chercheurs français ont quant à eux adopté un prisme plutôt économique et marxiste dans la première moitié du XXe siècle, puis culturaliste avec l’école des Annales. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que la nouvelle approche anglo-saxonne des Food studies a provoqué l’élan universitaire actuel qui tend à renouer le dialogue entre les différents champs disciplinaires et entre les mondes de la recherche de part et d’autre du Rhin.
Nous nous situons donc dans un moment de rapprochement des perspectives allemandes et françaises sur cet objet d’étude. Dans une volonté de prolonger ce dialogue et avec l’ambition de réunir et de confronter ces différentes approches, nous proposons une réflexion franco-allemande et interdisciplinaire au sujet de deux notions aussi élémentaires que cruciales : la subsistance et le plaisir.
Dans le cadre de cette journée d’étude qui aura lieu à Strasbourg le 16 juin 2022, nous invitons les jeunes chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales qui travaillent sur des questions liées à l’alimentation à interroger les deux termes qui représentent a priori les extrémités opposées sur le spectre des choix alimentaires : manger pour vivre ou vivre pour manger.
Ces notions sont-elles véritablement mutuellement exclusives ? Au-delà de cette dichotomie première, ne pourrions-nous pas les appréhender dans leur interdépendance ? C’est précisément cette dynamique que nous souhaiterions interroger lors de cet atelier.
La notion même de subsistance, c’est-à-dire l’apport nutritionnel minimum recommandé, gagnerait ainsi à être interrogée. Selon les époques et les groupes sociaux, les aliments jugés comme strictement nécessaires à la survie diffèrent considérablement. L’alcool était ainsi tenu pour nécessaire il y a encore 50 ans et les partisans du « sans gluten » rejettent aujourd’hui des aliments considérés traditionnellement comme indispensables, tel que la farine de blé. Le concept de subsistance pose donc la question des vertus qui sont attribuées aux aliments, de leur effet supposé sur le corps et l’esprit, et comporte de ce fait une large dimension subjective. Les régimes alimentaires alternatifs, comme le végétarisme et le véganisme, interrogent également nos représentations des besoins du corps humain.
En envisageant ces questionnements sur le temps long, il apparaît que les historien·nes se sont longtemps penché·es sur les « crises frumentaires », c’est-à-dire des crises liées à la pénurie de blé, puis sur les crises alimentaires en général. L’histoire des pratiques alimentaires a donc été traditionnellement envisagée uniquement sous l’angle des problèmes d’approvisionnement ; les travaux actuels renouvellent ce champ en mettant en lumière l’importance d’autres facteurs, comme les identités de genre ou la distinction sociale. Ainsi peut-on citer l’exemple de Florence où, au Moyen Âge, les autorités municipales sont constamment préoccupées par la question de l’approvisionnement en blé, au point d’acheter du grain jusqu’en mer Noire. Ce qui est alors redouté, ce n’est pas tant la famine elle-même que la pénurie de pain blanc : Laurent Feller explique [5] : « on ne peut pas faire manger aux Florentins autre chose que du pain blanc, si vous leur proposez des céréales inférieures ou des céréales qui aboutiraient à avoir du pain noir, voire, pire encore, des légumineuses, les tensions sont immédiates. » Les causes des tensions portent donc effectivement sur la qualité de l’alimentation autant que sur les quantités.
Le plaisir, quant à lui, peut être défini comme une qualité rattachée aux aliments non indispensables d’un point de vue nutritionnel, mais qui procurent un goût ou une sensation agréable. Notre perception des comportements alimentaires est généralement réduite à la mesure de leur « utilité », par exemple économique, politique ou sociale. Mais au-delà de cette utilité, manger procure aux humains une satisfaction biochimique et neurologique indéniable. Toutefois, ce plaisir est lui aussi construit socialement : les acteurs incorporent les normes, les symboles et les valeurs rattachées à l’aliment consommé [6] et apprécier un aliment est aussi le résultat d’un apprentissage.
À Rome, au Ier siècle après le début de l’ère commune, le vin était consommé dilué, coupé avec de l’eau. Cette manière de boire était considérée comme preuve d’un raffinement supérieur, d’un degré de civilisation plus grand et de l’appartenance à la société romaine. De fait, l’idéal antique du contrôle de soi et de la mesure dévalorisait l’ébriété et encourageait donc la dilution du vin. Plusieurs raisons ont été avancées par les historien·nes pour expliquer ce phénomène : religion, désinfection de l’eau, viscosité du vin. Mais l’analyse en termes de plaisir permet d’enrichir cette réflexion : les individus prenant trop de plaisir dans la consommation de vin, perdant le sens de la mesure, étaient dès lors perçus comme déviants et utilisés comme figures repoussoir. À l’inverse, le fait de ménager un plaisir devient le symbole d’une bonne maîtrise de soi et d’un style de vie raffiné.
On pourra également questionner, de manière plus contemporaine, la place laissée aux « petits plaisirs » dans le culte de la minceur. La notion de plaisir est centrale dans la représentation sociale de l’obésité et du surpoids, qui reproche aux personnes concernées leur manque de contrôle face à la tentation. La prise de conscience récente de la grossophobie a mis en lumière ces mécanismes qui occultent la dimension sociale et les facteurs psychologiques de l’hyperphagie [7]. L’appropriation de ces questions par les analyses féministes a aussi enrichi notre compréhension du plaisir dans l’alimentation. Dans la culture dominante du régime amaigrissant, qui s’adresse surtout aux femmes, « se faire plaisir » doit rester une exception. Ces discours réactivent l’association chrétienne entre plaisir et péché tout en entretenant l’idée selon laquelle les femmes n’ont pas « besoin » de manger autre chose que de légères collations. Mona Chollet en tirait dans Beauté Fatale une conclusion tragique : les femmes se voient « dénier les plaisirs de la table pour eux-mêmes » et beaucoup tirent ainsi « un trait sur cette source de plaisir, de connaissance et d’expérience du monde pourtant non négligeable que représente la nourriture »[8]. Enfin, il faudrait interroger les liens entre subsistance et plaisir dans l’ascèse, dans l’orthorexie voire dans l’anorexie, c’est à dire dans le fait de ne pas manger, d’exclure des groupes entiers d’aliments en dépit de ce qui est considéré, dans la communauté du sujet, comme nécessaire à la survie.
Cet atelier entend redonner à la notion de plaisir toute sa légitimité scientifique. En la mettant en regard de l’idée de subsistance, un dialogue fécond peut être engagé. Dans ce domaine, une discussion interdisciplinaire et transnationale au sein des sciences humaines et sociales est une nécessité autant qu’une aspiration.
Modalités de soumission
Les propositions d’intervention, en français ou en allemand, au format Word comprendront :
- Nom et Prénom, laboratoire de rattachement, adresse mail institutionnelle
- Une présentation d’environ 1500 à 2000 signes (espaces compris)
- Une bibliographie des ouvrages liés à la proposition
- 5 à 10 mots-clés
- Le fichier de proposition, intitulé comme suit : VOTRENOMDEFAMILLE-cfp-jde2022.doc doit être envoyé avant le 20 février 2022 à jde2022.alimentation@gmail.com
La journée d’étude aura lieu le 16 juin 2022 à l’université de Strasbourg. Les langues pratiquées seront le français et l’allemand, la connaissance au moins passive de ces deux langues est requise.
Chaque communication durera une vingtaine de minutes et sera suivie d’une brève synthèse dans l’autre langue ainsi que d’une discussion (15-20 minutes).
Calendrier
- 20 février 2022 : Date de remise des propositions de communication
- Début mars 2022 : Notification des propositions retenues
- 22 mai 2022 : Rendu d’une version rédigée de la communication en vue d’une publication future et pour appuyer la traduction (cette version pourra être modifiée après la Journée d’étude si nécessaire).
- 16 juin 2022 : Journée d’étude
Organisation
- Louise ATKINSON (EA 4223 CEREG, Université Paris Nanterre)
- Theresa EHRET (Historisches Seminar, Albert-Ludwigs-Universität Freiburg ; EA 3400 ARCHE, Université de Strasbourg)
- Claire MILON (EA 3400 ARCHE, Université de Strasbourg)
- Max THOMÉ (UMR 7044 ARCHIMèDE, Université de Strasbourg ; Abteilung Alte Geschichte, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn)
Comité scientifique
- Anne DUPUY (Maîtresse de conférences en sociologie, Université Jean Jaurès de Toulouse)
- Céline LARGIER-VIE (Maîtresse de conférences en études germaniques, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3)
- Christine OTT (Professeure en littérature française et italienne, Goethe Universität Frankfurt)
- Véronique PITCHON (Directrice de recherches CNRS, Université de Strasbourg)
- Konrad VÖSSING (Professeur en histoire ancienne, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn)
Institutions partenaires
GIRAF-IFFD. Association franco-allemande pour jeunes chercheuses et chercheurs en SHS
CIERA. Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne
Université de Strasbourg - École Doctorale 519 ; UMR 7044 ARCHIMèDE ; UR 3400 ARCHE
Université Paris Nanterre - CEREG
Albert-Ludwigs-Universität Freiburg - Historisches Seminar
Eucor - the European Campus
Contact
jde2022.alimentation@gmail.com
Notes
[1] Richards, Audrey : Hunger and work in a savage tribe : A functional study of nutrition among the Southern Bantu, Londres, 1932.
[2] Simmel, Georg : « Soziologie der Mahlzeit », dans Der Zeitgeist : Beiblatt zum Berliner Tageblatt 41 (14 octobre 1910), Berlin, p. 1-2.
[3] Bourdieu, Pierre : La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, 1979. - Nous pouvons notamment mettre en avant l’opposition bourdieusienne entre les « goûts de luxe » et les « goûts de nécessité », qui trouvera forcément sa place dans notre réflexion au sujet des notions de plaisir et de subsistance.
[4] Lévi-Strauss, Claude : Mythologiques. Le cru et le cuit, Paris, 1964 ; du même auteur : Mythologiques. L’Origine des manières de table, Paris, 1968.
[5] Intervention de Laurent Feller dans Emmanuel Laurentin, « Qu’est-ce qu’une crise alimentaire ? Du Moyen Âge au XIXe, le renouvellement des recherches », La fabrique de l’histoire, France Culture, 2018.
[6] Dupuy, Anne : Plaisirs alimentaires. Socialisation des enfants et des adolescents, Rennes, 2013, p. 162.
[7] Gabrielle Deydier, Valentine Oberti et Laurent Follea, On achève bien les gros, documentaire Arte, 2020.
[8] Chollet, Mona : Beauté fatale, Paris, 2012.
Subjects
- History (Main category)
- Society > Sociology
- Mind and language > Thought
- Society > Ethnology, anthropology
- Mind and language > Psyche
- Mind and language > Language
- Society > Geography
- Mind and language > Representation
Places
- MISHA, Université de Strasbourg
Strasbourg, France (67)
Event attendance modalities
Full on-site event
Date(s)
- Sunday, February 20, 2022
Keywords
- alimentation, food studies, identités alimentaires, pratiques culturelles, nourriture
Contact(s)
- Claire Milon
courriel : je [dot] lebensreform [at] gmail [dot] com
Information source
- Claire Milon
courriel : je [dot] lebensreform [at] gmail [dot] com
License
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To cite this announcement
« Plaisir ou subsistance ? Identités et pratiques alimentaires hier et aujourd’hui », Call for papers, Calenda, Published on Thursday, December 09, 2021, https://doi.org/10.58079/17uo