Les relations centre-périphérie
De la complémentarité des territoires à leur hybridation
Published on Tuesday, April 19, 2022
Abstract
Au regard des évolutions de la ville et de ses périphéries, la question n’est-elle pas de savoir s’il existe encore dans l’urbain généralisé des territoires périurbains stricto sensu (Teaford 2006) ? Ces derniers ne sont-ils pas tout simplement « l’urbain » au sens que donnait Lefebvre à ce concept ? Existe-t-il encore en effet une extériorité à l’urbain, du périphérique à proprement parler, au moment où la centralité s’immisce de plus en plus loin dans les recoins de ce que l’on appelle encore maladroitement le périurbain ? C’est dire combien une analyse de la société urbaine en termes de centralité rend caduque toute perspective dualiste opposant centre/périphérie dans la mesure où le centre peut devenir périphérique tout autant que la périphérie peut devenir centrale. D’où l’importance sur le plan heuristique d’identifier différentes formes de centralité, chacune agençant de façon spécifique ces éléments.
Announcement
Revue des sciences sociales, Université de Strasbourg
Coordination
Elsa Martin et Jean-Marc Stébé
Argumentaire
Les premières réflexions sur la question de la centralité
Si en 1968 le philosophe Henri Lefebvre engageait dans son ouvrage Le droit à la ville une réflexion sur la question de la centralité, géographes et économistes débattaient eux depuis longtemps de cette question. Reprenant à n’en pas douter les acquis de ces disciplines – mettant en avant les fonctions de commandement, de contrôle et de coordination ainsi que le caractère singulier du centre en comparaison à d’autres territoires – Lefebvre sera en mesure, dans son essai politique, d’introduire l’espace dans l’analyse marxiste des inégalités de classes et de dépasser une approche économique et spatiale de la centralité pour en proposer une définition qui mêle tout à la fois le social, le spatial, l’économique, le politique et le symbolique (Stébé, Marchal 2019).
Incarnée par le centre de la ville historique, « la centralité », selon Lefebvre, permet d’appréhender les dynamiques socio-spatiales et, plus particulièrement, la façon dont la « société urbaine » s’organise autour du dualisme centre/périphérie recouvrant en réalité l’opposition riches/pauvres. En effet, pour le philosophe marxiste, les périphéries ne deviendraient rien d’autre avec l’essor de l’urbanisation que des sortes de polarités secondaires, alors que les centres des villes continueraient à symboliser et à matérialiser « la centralité » : s’y concentreront les « centres de décision, de richesse, de puissance, d’information, de connaissance, qui rejettent vers les espaces périphériques tous ceux qui ne participent pas aux privilèges politiques » (Lefebvre 2000 : 23-24). Aussi faut-il admettre que même si Lefebvre a pensé la remise en cause de la centralité historique dans un contexte d’« implosion » et d’« explosion » des villes, et a non seulement, dans ce sens, théorisé un « droit à la ville » mais également un « droit à produire l’espace » (Lefebvre 1970, 1974), il reste que le philosophe n’a pas saisi toute la portée qu’allaient prendre les espaces périphériques qui, sur un plan social, sont loin d’être aussi périphériques que cela. Les évolutions que connaît la ville depuis un demi-siècle invitent en effet plus que jamais à interroger cette équation lefebvrienne selon laquelle « la centralité » correspond aux centres des villes. C’est que l’avancée du front urbain en direction des campagnes a conduit à la formation de vastes territoires périphériques (banlieues et espaces périurbains) toujours plus éloignés des villes historiques, territoires qui, à bien y regarder, ne semblent pas dépourvus dans bien des cas d’éléments caractéristiques de « la centralité ». Ces derniers ne formeraient-ils pas autant de polarités sociales, ou ce que l’on peut appeler des centralités concrètes, spatialement délimitées, réinterrogeant du même coup les espaces classiques de « la centralité » par définition typique de la ville traditionnelle ? De même avec l’urbanisation des campagnes voire pour certains, « une renaissance rurale » (Kayser 1989), ne peut-on pas questionner les relations entre ces différents espaces trop souvent pensés comme dichotomiques ?
Quand la centralité se diffracte
L’analyse urbaine de Lefebvre s’appuyant exclusivement sur l’opposition binaire centre/périphérie ne permet pas vraiment de saisir de façon fine l’importance prise par les centralités dites périphériques, non seulement dans les mobilités quotidiennes, dans l’organisation des activités liées au travail et dans la programmation des loisirs, mais aussi dans les décisions politiques destinées à maîtriser l’aménagement des territoires périurbains (Dumont, Hellier 2010). Aussi, elle ne rend compte que de manière partielle de l’hétérogénéité des centralités adossées aux centres des villes qui se recomposent en autant de polarités fonctionnelles et sociales inégalement investies par des populations aux profils socio-économiques variables au vu notamment de leurs motifs de déplacement (Martin 2017). D’ailleurs, les fonctions de centralité prêtées à certains territoires peuvent être plus ou moins perçues comme telles selon les temporalités – saisonnières par exemple – (Vacher, Vye 2012 ; Martin 2019).
Proposer une réflexion analytique sur la question de la centralité et sur celle des périphéries impose de s’interroger sur ce que sont aujourd’hui les espaces désignés comme centraux et ceux situés à l’orée des villes (Blanc 2013). En effet, si l’on regarde les villes aux quatre coins de la planète, on note que la centralité n’est plus attachée, comme le pensait Lefebvre, au seul centre de la ville classique ou historique, mais se déploie dans une multitude de niches, si bien que certaines proliférations urbaines ne possèdent ni centre-ville, ni suburbs, ni transition avec la campagne, tout en possédant partout de la centralité (Abbott 1987, 2001). Ces niches urbaines s’égrainent de façon diffuse sur l’ensemble des territoires urbanisés, même sur les espaces les plus reculés des périphéries urbaines. De façon plus précise, la centralité dans la « société urbaine » est de fait polytopique, et se décline selon trois formes bien distinctes : 1/ la centralité centrale, agglomérée et dense, correspondant à la définition lefebvrienne de la centralité matérialisée par la ville historique européenne ; 2/ la centralité polycentrique, dispersée tout en étant intégrée dans un espace réticulaire relativement condensé à l’image des edge cities nord-américaines (Phoenix, Los Angeles, Las Vegas ou encore Houston par exemple), des villes-satellites du sud-est asiatique (Kuala Lumpur, Hong Kong entre autres) et des villes-lisières sud-américaines (Santiago du Chili, Buenos Aires et Lima.) ; 3/ la centralité émiettée, disséminée sur de vastes territoires aux mailles davantage desserrées, à l’instar du périurbain éloigné des agglomérations françaises. Il est assez clair que seules les centralités polycentrées et émiettées participent de ce large mouvement de périphérisation généralisée des villes.
Les espaces périurbains : des espaces périphériques ?
Il nous semble que les espaces périurbains ne sont plus aujourd’hui uniquement des espaces périphériques, ce sont aussi et surtout des territoires urbains à part entière, redéfinissant, ré-interrogeant et recomposant du même coup les différents espaces de la ville, à commencer par la ville centre. À ce propos, c’est bien l’émergence de centralités périphériques attractives, dotées de sens et représentant des polarités concurrentielles pour les centres-villes, qui redessinent en profondeur les territoires et restructurent la vie urbaine depuis une trentaine d’années (Marchal, Stébé 2013). D’où l’idée selon laquelle aujourd’hui, dans la ville contemporaine, les habitants des lotissements pavillonnaires du périurbain, entre autres, organisent leur quotidien, non pas à partir de la centralité telle que la définissait Lefebvre, entendons celle attachée à la ville historique, mais bien plus à partir des centralités qui émergent un peu partout dans la ville éparpillée.
Les recherches en géographie, en sociologie, en sciences politiques, en aménagement, en urbanisme ou encore en histoire, menées depuis maintenant une quarantaine d’années, permettent de nuancer les visions caricaturales, stigmatisantes et outrancières qui ont été diffusées sur les territoires périphériques (Hamel 2008, Ghorra-Gobin 2015). Notamment, elles montrent combien les espaces périphériques – périurbains – sont des espaces ouverts en relation permanente et étroite tant avec les villes-centres qu’avec le monde rural, de sorte qu’opposer une France des métropoles à une France de la périphérie apparaît bien trop simpliste et réducteur. Mais plus encore, elles mettent en exergue qu’il s’agit d’espaces pluriels et diversifiés aussi bien sur le plan social que sur le plan spatial.
L’opposition dualiste centre/périphérique devient heuristiquement inopérante
Au regard des évolutions de la ville et de ses périphéries, la question n’est-elle pas de savoir s’il existe encore dans l’urbain généralisé des territoires périurbains stricto sensu (Teaford 2006) ? Ces derniers ne sont-ils pas tout simplement « l’urbain » au sens que donnait Lefebvre à ce concept ? Existe-t-il encore en effet une extériorité à l’urbain, du périphérique à proprement parler, au moment où la centralité s’immisce de plus en plus loin dans les recoins de ce que l’on appelle encore maladroitement le périurbain ? C’est dire combien une analyse de la société urbaine en termes de centralité rend caduque toute perspective dualiste opposant centre/périphérie dans la mesure où le centre peut devenir périphérique tout autant que la périphérie peut devenir centrale. Cette dynamique urbaine n’invite-t-elle pas à recourir à un continuum avec aux deux pôles, le centre et la périphérie, apparaissant alors comme des situations extrêmes ou rares, continuum dans lequel il est possible de voir la variété des situations conjuguant, combinant et entremêlant d’une façon ou d’une autre des éléments caractéristiques du centre et de la périphérie ? D’où l’importance sur le plan heuristique d’identifier différentes formes de centralité, chacune agençant de façon spécifique ces éléments.
In fine, la mobilisation du concept de centralité ne doit pas être comprise ici comme un plaidoyer politique en faveur d’une forme urbaine ou d’une autre. C’est moins la charge politique du concept qui nous intéresse que sa portée analytique, entendons sa capacité à nous aider à comprendre la ville urbanisée d’aujourd’hui. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est bien le développement planétaire de l’urbain qui exige de repenser la centralité au sens où l’entendait Henri Lefebvre…
De ces réflexions préliminaires, plusieurs pistes peuvent être envisagées, ces dernières n’étant en aucun cas exhaustives :
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Questionner les termes de la recherche : comment qualifier ces espaces distincts dès lors qu’ils sont considérés en étroite relation ? Qualifié comme « centre », ou de la même manière comme « banlieue » ou « périphérie », un espace porte en lui son lot de prénotions et de caractéristiques. Ces qualifications sont-elles obsolètes ? Disent-elles la réalité de ce qui s’y joue et permettent-elles de s’affranchir du sens commun ? Si avec la notion de centralité se pense celle de l’attractivité, du « plein », de l’opulence, voire de la domination (Monnet 2000) les analyses statistiques contemporaines rappellent qu’ « au sein des grandes aires urbaines, le taux de pauvreté est presque toujours plus élevé dans les villes-centres. Il atteint parfois deux à trois fois celui des banlieues et plus de quatre fois celui des couronnes périurbaines » (Aerts, Chirazi, Cros 2015). Aussi, l’analyse de la vacance commerciale révèle les déséquilibres territoriaux et la manière dont les centres des villes affrontent la mobilité marchande qui se joue le plus souvent au profit des périphéries (Fijalkow et al. 2017). À cet égard, de nouvelles désignations territoriales sont-elles nécessaires ; d’une part, pour mieux rendre compte des enjeux qui traversent ces espaces et d’autre part pour mieux qualifier ces espaces hybrides émergents, à l’image du « pré-urbain » proposé par Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal (2017) ?
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(Dé)centrer son regard : Questionner cette relation centre/périphérie c’est dans un même temps questionner les échelles d’analyse considérées : nous situons-nous à l’échelle des agglomérations ? De l’unité urbaine ? Ou encore d’une région administrative ? Selon l’échelle à laquelle on se place, n’assiste-t-on pas à des fonctionnalités plurielles de certains espaces urbains tantôt centraux, tantôt périphériques ? Une agglomération pensée comme ville-centre à l’échelle de l’unité urbaine ne devient-elle pas périphérique à l’échelle d’un espace frontalier dès lors qu’elle s’apparente pour une partie de ses habitants à une commune-dortoir ? Questionner les échelles c’est aussi s’attarder aux caractéristiques de ce qui fait centre et/ou périphérie : la périphérie est-elle nécessairement pensée en creux d’une seule et même centralité ?
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Concurrence et/ou complémentarité : La question de la hiérarchie implicite entre le centre et la périphérie suppose aussi de questionner les liens de concurrence et/ou de complémentarité qui les caractérisent. Observe-t-on une domination ou au contraire des formes de circulation de biens, de personnes, de richesses ? Il s’agit ici par exemple de s’intéresser aux flux : assiste-t-on à des espaces qui fonctionnent comme des vases communicants ? Les mobilités pendulaires entre les centres d’activités et les zones résidentielles ne sont-elles pas signifiantes de cette relation ? En effet, ces territoires ne sont-ils pas interdépendants dès lors que se jouent un « zapping territorial » (Ascher 1997) de la part de ceux qui les traversent pour y consommer, travailler, se divertir, etc. ?
D’ailleurs, les évènements récents ne sont-ils pas des révélateurs de cette complémentarité plutôt que de leur opposition ? Les gilets jaunes ne sont-ils pas l’expression d’un mouvement qui – au-delà des discours opposant systématiquement urbains et ruraux, habitants du centre versus du périurbain – exprime la labilité des territoires et les préoccupations partagées des habitants de ces territoires multiformes (Delpirou 2018) ?
Modalités de contribution
Les résumés – 4 000 signes maximum, espaces compris – des articles proposés sont attendus
pour le 1er septembre 2022.
Ils doivent être envoyés à la coordinatrice et au coordinateur du dossier (elsa.martin@univ-lorraine.fr ; jean-marc.stebe@univ-lorraine.fr) à l’adresse de la revue: rss@misha.fr. Ils devront mentionner le titre de la proposition, le cadre théorique, les matériaux empiriques, les terrains et la méthodologie. Le résumé doit comporter également une bibliographie (en dehors des 4 000 signes) et une brève notice bio-bibliographique de l'/des auteur.es. Si la proposition est acceptée, l’article doit être remis avant le 30 mars 2023 pour une parution au premier semestre 2024.
Les conseils aux auteurs et autrices peuvent être consultés sur le site de la revue : https://journals.openedition.org/revss/299
Politique d'évaluation
Procédure d'évaluation : évaluation en double aveugle
Délai moyen entre soumission et publication : 30 semaines
Bibliographie
Abbott C. (1987), The New Urban American Growth and Politics in Sunbelt Cities, Wilmington, University of North Carolina Press Enduring Editions.
Abbott C. (2001), Greater Portland. Urban Life and Landscape in the Pacifique Northwest, Philadelphia, University of Pennsylvania Press.
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Delpirou A., (2018) « La couleur des gilets jaunes », La vie des idées¸ le 23 novembre.
Dumont M. et Hellier E. (dir.) (2010), Les nouvelles périphéries urbaines, Rennes, PUR.
Fijalkow Y., Martin E. et Calvignac C. (2017), « Le retour des commerces en centre-ville comme stratégie d’aménagement local : le cas d’Albi », Espaces et sociétés, 168-169, p. 109-128.
Ghorra-Gobin C. (2015), La métropolisation en question, Paris, PUF.
Hamel P. (2008), Ville et débat public, Paris, Presses universitaires de Laval.
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Teaford J. C. (2006) The Metropolitan Revolution. The Rise of Post-Urban America, New York, Columbia University Press.
Vacher L., Vye D. (2012), « La ville moyenne touristique est-elle encore une ville moyenne ? », Norois, 225, p. 75-91.
Subjects
- Urban studies (Main category)
- Society > Sociology
- Society > Geography > Urban geography
- Society > Geography > Rural geography
- Society > Sociology > Urban sociology
- Society > Geography
Places
- Strasbourg, France (67)
Date(s)
- Thursday, September 01, 2022
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Keywords
- territoire, hybridation, centre, périphérie, urbain, péri-urbain
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« Les relations centre-périphérie », Call for papers, Calenda, Published on Tuesday, April 19, 2022, https://doi.org/10.58079/18pl